Dans un pays autoritaire où les relations homosexuelles entre hommes consentants sont encore officiellement illégales en 2019, les lesbiennes singapouriennes bénéficient d'un espace de liberté légèrement plus confortable. En apparence.
Dès 2007, une révision du Code pénal local a décriminalisé, entre autres, les rapports oraux et anaux dans les couples hétéros et lesbiens. Un texte (connu sous le nom de 377A) qui en dit long sur la vision restreinte de la sexualité par le gouvernement, est «un préjugé dans le préjugé», selon M. Ravi, défenseur des droits humains. En effet, «le crime d'outrage aux bonnes mœurs est toujours en vigueur pour les hommes gays», expliquait-il en 2015 dans un article du sociologue George Radics, de l'université de Singapour.
Sayoni, communauté queer
Dès lors, le maigre espace de liberté laissé aux lesbiennes du pays, mieux acceptées, n'a cessé de croître, ces dernières repoussant patiemment les limites du féminisme. C'est le cas de Sayoni, une communauté de femmes queer créée dès 2006 pour donner plus de pouvoir et de visibilité aux Singapouriennes marginalisées.
À l'origine, un paradoxe: «On souffre moins [que les hommes gays, ndlr], mais on souffre différemment. Par exemple, les femmes bisexuelles se heurtent à des discriminations non seulement à cause de leur orientation sexuelle, mais aussi à cause de leur genre. Les femmes n'ont pas accès au privilège masculin dont peuvent bénéficier les hommes, y compris ceux encore dans le placard. La liberté de se déplacer, d'assurer leur sécurité; les femmes, et en particulier les femmes queer, doivent les négocier en permanence», explique l'une des cofondatrices, Jean Chong, militante historique de la cité-État.
Dans des sociétés asiatiques où les droits et la sexualité des femmes sont bien souvent ignorés ou moqués, assumer son féminisme n'est pas chose aisée, y compris chez les hétérosexuelles. Pour les autres, c'est un combat permanent pour exister. Les hommes ont, eux, le bénéfice de la discrétion.
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Hypocrisie
Il y a quelques semaines, Sayoni a publié le tout premier rapport de l'histoire du pays sur les violences et discriminations subies par les femmes LBTQ+ à Singapour. Un alarmant état des lieux: lesbophobie et transphobie débordent aisément de la sphère privée vers la sphère publique, où la peur de perdre son emploi lorsqu'on ne «fait pas assez hétéro», par exemple, ou encore les humiliations publiques, sont sources de stress supplémentaire.
Pourtant, nous sommes ici dans l'un des pays au niveau d'éducation les plus élevés au monde, laissant peu de place à une radicalisation des idées religieuses. Il n'empêche, le conservatisme de la société demeure: «Les personnes LBTQ prennent de plein fouet la violence publique, dans nos rues, nos écoles», confirmait Jean Chong à la sortie du rapport. «Les conséquences sont dévastatrices», étant donné le manque inhérent de structures d'accueil.
Pourtant, le ministre de l'Intérieur, K. Shanmugam, a récemment botté en touche en partageant une opinion personnelle plutôt neutre sur le sujet, quelques heures après que l'Inde a annulé sa version de l'amendement 377A, issu lui aussi de la colonisation britannique (décriminalisant de facto l'homosexualité).
«Les personnes LBTQ prennent de plein fouet la violence publique, dans nos rues, nos écoles.»
Il s'est dit «ouvert à ne plus criminaliser les attirances sexuelles», tout en reconnaissant ne pas vouloir «imposer sa vision personnelle à la société ou aux décideurs». Venant d'un ministre en exercice à même de porter un projet de loi, cette position hypocrite est inacceptable.
Cerise sur le gâteau, il a assuré que, dans les faits, il n'y avait généralement plus de poursuites contre lesdits hommes arrêtés. Comme le rappelait le militant gay Alex Au dans le livre Global Gay de Frédéric Martel, «à Singapour, la société est très permissive sur les pratiques sexuelles, mais très peu sur les rôles sociaux et la reconnaissance de l'homosexualité. […] Ici, c'est l'inverse de la Chine, on est “out” alors que l'homosexualité est punie de deux ans de prison; en Chine l'homosexualité n'est plus pénalisée, mais les personnes LGBT vivent davantage cachées».
L'une des principales limites à ne voir la sexualité qu'à travers le prisme d'un arsenal juridique (ce qui est légal et ce qui ne l'est pas) est de considérer que la décriminalisation efface tous les problèmes, comme par magie. Pour les femmes, rien n'est moins vrai.
«The freedom to love»
Selon les lesbiennes de Singapour, ce statu quo ne suffit plus. Pink Dot, la principale organisation LGBTQ, qui fêtera dans une semaine sa onzième Pride (dans un pays où tout rassemblement de plus de 1.000 personnes est extrêmement difficile à organiser), est fatiguée: «On nous a mis tellement de bâtons dans les roues», rappelait l'an dernier sa porte-parole, faisant référence aux soudaines directives du gouvernement, face au succès (plus de 20.000 participants en 2018), d'interdire aux organisations étrangères de participer au rassemblement, de bannir des entreprises partenaires de l'événement ou d'installer des portiques de sécurité aux allures militaires.
Le mot d'ordre, habituellement innocent («The freedom to love») devrait cette année se faire plus politique. «Nous appelons tous les Singapouriens à résister aux discriminations», peut-on lire sur la page d'accueil de l'événement, qui aura lieu le 29 juin.
«J'aimerais voir 377A disparaître, pour que les LGBT de Singapour aient les mêmes droits que tous les êtres humains.»
Les groupes, réunis à Singapour sous l'égide PLU (People Like Us, un acronyme qui a récemment donné lieu à une série documentaire), ont remis la Section 377A au cœur du débat, en faisant notamment campagne dans les entreprises LGBT-friendly, les événements et les clubs: «Premièrement, j'aimerais voir 377A disparaître, pour que les LGBT de Singapour aient les mêmes droits que tous les êtres humains peuplant cet île», déclare excédée Jean Chong, dont l'organisation, Sayoni, participe à la Pride.
«Ensuite, notre but n'a pas changé en treize ans, la différence est que notre compréhension des droits humains a mûri, et que nous avons acquis un ensemble de compétences et de savoirs», nous dit-elle, déplorant l'attitude bornée du gouvernement:
«Ses membres ignorent les preuves que nous fournissons. Ils sont au courant des discriminations et des violences, mais ne réagissent pas, parce qu'ils ont peur des groupes religieux, qui les ont mis au pouvoir.»
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«L'heure est venue»
Pink Dot aussi fait en sorte que les officiel·les ne se cachent plus derrière les maigres progrès de la société, plus progressiste que prévu: 60% de plusieurs milliers de 18-25 ans interrogé·es en mai dans un sondage d'un think tank local (Institute of Policy Studies) serait même favorable au mariage pour les couples de même sexe, si ce dernier était à l'ordre du jour. On en est encore très loin.
Pour Constance Singam, doyenne des militantes féministes singapouriennes (âgé de 83 ans, elle a rejoint l'association pour les droits des femmes AWARE en 1986), «c'est un appel à l'action, dont les autorités, je l'espère, tiendront compte. De manière individuelle, nous avons tous un rôle à jouer dans l'avènement du jour où les personnes LGBTQ seront acceptées partout et traités comme des égales. L'heure est venue!».
Pour les militantes lesbiennes et transgenres de Singapour, déterminées et armées de soutiens de poids, ce n'est que le début d'une longue bataille.