En 1974, sur les rives de la rivière Awash, à d'Hadar, dans l'est de l'Éthiopie, une équipe de recherche menée par les paléontologues Yves Coppens, Donald Johanson et le géologue Maurice Taieb fait une découverte remarquable: cinquante fragments d'os appartenant à une australopithèque ayant vécu sur Terre il y a 3,18 millions d'années. Il s'agit alors du squelette le plus complet jamais retrouvé pour une époque si reculée. La découverte de cette très lointaine ancêtre permettra d'éclairer le passage à la bipédie, étape cruciale dans le développement de l'Homme moderne. Les australopithèques ont, en effet, une locomotion mixte puisque, comme les singes, ils grimpent encore aux arbres, mais se déplacent également sur leurs deux membres inférieurs.
Son «petit nom» scientifique, Al-288-1, va être rebaptisé «Lucy», en l'honneur de la chanson des Beatles «Lucy In the Sky With Diamonds», que les membres de l'équipe de recherche a pris l'habitude d'écouter le soir sous la tente. Si elle a longtemps été la grande absente des études préhistoriques, la femme fait une entrée fracassante dans l'histoire. Lucy s'incarne dans l'idée de notre ancêtre commun et devient «la grand-mère de l'humanité».
Polémique sur le genre
En 1996, deux chercheurs suisses, Peter Schmidt et Martin Haüsler, émettent pourtant des doutes sur le profil de Lucy. Et si elle s'appelait en vérité Lucien? Ils en veulent pour preuve son bassin trop étroit, qui ne permettrait pas d'enfanter. Des arguments qui sont toutefois loin de convaincre les préhistoriens français, à commencer par Yves Coppens et Pascal Picq. Un bassin un peu court serait selon eux une caractéristique des australopithèques dont le corps n'est pas encore totalement adapté à la bipédie. L'étude du crâne aurait pu permettre de lever tout soupçon, mais celui-ci n'a jamais été retrouvé…
Le squelette de Lucy au Muséum national d'histoire naturelle de Paris. | 120 via Wikimedia
Quoi qu'il en soit, pour la préhistorienne et directrice au CNRS Marylène Patou-Mathis, même si Lucy s'avérait être un homme, cela ne changerait pas grand-chose, car «elle est devenue un mythe. On continue d'ailleurs à la considérer comme la grand-mère de l'humanité, alors même que l'on sait qu'elle appartient à une espèce qui n'est pas sur notre lignée et que des fossiles plus anciens ont depuis été mis au jour…».
Une difficile attribution sexuelle
Si le cas de Lucy suscite toujours des interrogations, certains squelettes ont, eux, purement et simplement changé de sexe. Les ossements de la Dame rouge de Paviland (baptisée ainsi en référence à la couche d'ocre qui la recouvre), longtemps attribués à ceux d'une femme romaine, sont en réalité ceux d'un homme âgé de 25.000 ans. C'est sa parure en ivoire de mammouth et coquillages, objet supposé féminin, qui avait induit les préhistoriens en erreur.
Chemin inverse pour l'Homme de Menton, retrouvé en 1872 dans une grotte de Ligurie et qui répond désormais au nom de Dame du Cavillon, après que de récentes études de son bassin ont permis d'identifier celui-ci comme appartenant à une femme sapiens de 24.000 ans.
«Même face à un squelette complet, l'attribution sexuelle ne serait possible que dans 30 à 40% des cas.»
D'après Marylène Patou-Mathis, «la richesse de sa parure et le mobilier funéraire présent dans la sépulture ont conduit a attribué ce squelette immédiatement à un homme». Derrière ces erreurs d'attribution se cachent souvent des préjugés à connotations sexistes.
Par ailleurs, l'interprétation de certaines données reste sujette à caution. Pour Marylène Patou-Mathis, «la gracilité ou la robustesse, qui servent souvent à distinguer femme et homme, ne sont pas de très bons critères, car ils dépendent en grande partie des modes de vie. Même face à un squelette complet, l'attribution sexuelle ne serait possible que dans 30 à 40% des cas. Et la tâche est encore plus ardue s'il s'agit d'enfants, puisque le dimorphisme sexuel est alors quasiment absent».
La Vénus préhistorique
Dans l'art mobilier paléolithique, les femmes occupent une place de premier plan. Leurs représentations sont prépondérantes par rapport aux images masculines, moins nombreuses et réalisées de manière plus sommaire.
Devenues l'incarnation de la femme préhistorique, les Vénus constituent un phénomène artistique de grande ampleur, puisqu'elles sont réparties sur une très large surface géographique –de la Sibérie au rivage atlantique, où elles ont été fabriquées durant des millénaires. Datées de l'Aurignacien et du Gravettien, soit de 42.000 à 22.000 ans avant le présent (AP), les plus anciennes sont construites, peu ou prou, sur le même modèle: une petite statuette (entre 5 et 15 centimètres de haut) taillée dans la pierre ou l'ivoire, parfois même modelée en terre cuite, qui présente de larges hanches, des fesses et des seins proéminents, la tête et les extrémités du corps étant peu représentées, voire inexistantes.
L'anthropologue Jean-Pierre Duhard parle à ce propos de «privilège abdominal». Lors du Magdalénien, soit de 17.000 à 12.000 ans AP, les représentations féminines sont plus sveltes. Notons cependant qu'à l'exception notable de la Dame à la Capuche de Brassempouy et de quelques figurines d'Europe centrale, les traits du visage ne sont jamais représentés.
Des statuettes emplies de mystères
Malgré les nombreux exemplaires retrouvés et l'identification d'un modèle morphologique semblable, la signification des Vénus reste mystérieuse. A-t-on affaire à des objets religieux et rituels ou ces statuettes avaient-elles une fonction pratique?
Pendant longtemps, la théorie privilégiée par les préhistoriens, qui prévaut toujours aujourd'hui dans la conception populaire, voulait que ces corps adipeux aux formes opulentes aient représenté l'idéal paléolithique, canon de beauté féminin et objet érotique. Forgée à une époque où l'on fantasmait «l'homme des cavernes» s'adonnant à une sexualité bestiale, cette théorie n'envisageait pas l'ombre d'une seconde que les artistes à l'origine de ces statuettes soient autres que masculins. La Vénus était ainsi réduite à un objet de fantasme, un artefact érotique fait par et pour les hommes.
La Vénus de Dolní Věstonice, l'une des premières statuettes de céramique au monde. | Petr Novák via Wikimedia
Au début des années 1990, le spécialiste en histoire de l'art Leroy McDermott propose une hypothèse radicalement différente. Ces figurines aux dimensions particulières représenteraient des femmes non pas obèses mais enceintes. Mieux, le corps de la Vénus serait celui d'une femme en train de se regarder elle-même, ce qui expliquerait par exemple que les pieds semblent si disproportionnellement petits, la zone abdominale si large ou que les traits du visage ne soient pas représentés.
Si cette théorie est loin de faire l'unanimité, la série de statuettes retrouvées dans la grotte de Grimaldi, aux environs de Vintimille, semble, sinon corroborer l'intuition de McDermott, du moins fournir des arguments en faveur d'une représentation de la grossesse. Ces Vénus au ventre proéminent ont la particularité d'avoir été percées d'un trou sur la partie supérieure, ce qui prête à penser qu'elles ont été portées en pendentifs. (D'autres statuettes-pendentifs seront retrouvées, notamment sur le site de Dolní Věstonice, en République tchèque.)
En lien avec la maternité
Les Vénus avaient-elles une fonction purement esthétique ou jouaient-elles le rôle d'amulette protectrice lors de la grossesse ou de l'accouchement? Sans apporter de réponse définitive, Claudine Cohen énonce plusieurs hypothèses: «Certaines de ces Vénus ont été retrouvées dans des fosses de rebut. C'est le cas notamment sur le site de Kostienki, dans la Vallée du Don, en Russie. Elles auraient donc été jetées intentionnellement. Pourquoi a-t-on cherché à s'en débarrasser? Est-ce que les Vénus perdaient leur valeur après usage? Si oui, de quel usage parle-t-on? Étaient-elles des symboles de fécondité? Servaient-elles aux femmes pendant la période de grossesse et devait-on les détruire ensuite? Y avait-il chez ces peuples un tabou de la représentation humaine, qui expliquerait cet iconoclasme?»
«Il se peut bien que les Vénus aient été fabriquées par des femmes et pour des femmes.»
Les scientifiques n'apportent pas de réponse défnitive à ces questions: «Il est impossible de savoir avec certitude la place et le rôle des Vénus, mais on peut soupçonner qu'elles avaient un rapport avec la naissance et l'émergence de la vie. Il se peut bien qu'elles aient été fabriquées par des femmes et pour des femmes. Quant à la théorie réductrice et androcentrique qui voudrait qu'elles n'aient été que des objets érotiques façonnés exclusivement par et pour les hommes, elle ne semble plus tenir.»
«Calembours formels»
Plus encore, on est en droit de s'interroger sur nos concepts modernes de féminité et de masculinité. «La dichotomie masculin-féminin n'est pas une loi d'airain. L'idée d'un troisième genre existe d'ailleurs dans certaines sociétés non occidentales», fait remarquer Claudine Cohen, qui à l'intention de s'intéresser de plus près à la question dans de futurs travaux.
Elle estime à ce propos que la représentation des sexes dans l'art mobilier paléolithique est régie par un même principe de dualité et d'interpénétration. Certaines statuettes jouent des attributs masculins et féminins, construisant des figures qui peuvent se lire de différentes manières selon les points de vue. C'est le cas de la Vénus de Weinberg: de profil, elle représente une femme au fessier imposant, tandis que de haut on reconnaît un phallus, dont le méat urinaire se distingue clairement. Idem pour la Vénus de Sireuil ou encore la Vénus des Milandes, au schématisme plus poussé.
Ces «calembours formels», pour reprendre l'expression de l'anthropologue André Leroi-Gourhan, ne traduisent pas seulement un sens virtuose de la forme, mais laissent suggérer que les artistes préhistoriques ne s'intéressaient «pas seulement à la dualité, à la différence des sexes, mais à leur complémentarité, à leur unité ontologique», comme le suggère Claudine Cohen.
Une postérité cubiste
Il est intéressant de noter que l'art et le sens plastique des hommes préhistoriques n'ont pas toujours été appréciés de la même façon. En découvrant la Vénus de Willendorf, l'abbé Breuil y a vu la marque «d'un réalisme poussé jusqu'à l'horrible», et l'on trouve encore parmi les préhistoriens des voix pour souligner la laideur d'un canon de beauté si éloigné du nôtre. Le nom de Vénus peut d'ailleurs se lire comme une antiphrase, une allusion ironique à la beauté féminine figurée dans la statuaire grecque et romaine.
La Vénus de Lespugue en état lors de sa découverte, dessinée par René de Saint-Périer (1924). | La statuette féminine de Lespugue (Haute-Garonne), Bulletin de la Société préhistorique de France, t. 21, n° 3, 1924, p. 81-84 via Wikimedia
D'autres, pourtant, ont trouvé dans l'art mobilier préhistorique un génie formel tout particulier. C'est le cas d'artistes tels Picasso, Giacometti et Brassaï, qui possédaient chacun un moulage de la Vénus de Lespugue. Si les statuettes préhistoriques ont pu être source d'inspiration pour les peintres et plasticiens du XXe siècle, c'est notamment grâce à la vision cubiste, qui déconstruit les corps et les formes et qui nous a permis de mieux en percevoir la beauté.
Contrôle des naissances
Plus complexe que ce que l'on a pu croire, la signification des Vénus imbrique des idées sur la dichotomie des genres, la sexualité et la maternité de nos lointains ancêtres, nous conduisant à reconsidérer la place de la femme dans les sociétés paléolithiques. Longtemps, celle-ci aura été perçue comme une figure mineure, empêchée par une servitude constante et des enfantements à répétition. Il suffit de voir le sombre tableau de l'âge de pierre dépeint par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe. Contrainte par «le terrible handicap de la maternité» et «une fécondité absurde», la femme se retrouve ainsi reléguée à un rôle subalterne –celui de compagne impotente et servile, dont l'unique activité serait d'enfanter.
Il est pourtant probable qu'au Paléolithique, les femmes avaient peu d'enfants, comme nous l'explique Claudine Cohen: «N'oublions pas que les hommes du Paléolithique sont des nomades. Le nomadisme exclut la possibilité d'un fort accroissement démographique: il en va de la survie du groupe de rester mobile, donc de petite taille. Il est probable que les femmes pratiquaient déjà une forme de contrôle des naissances. Elles allaitaient sur une longue période, ce qui avait pour conséquence de provoquer l'aménorrhée de lactation, et donc l'absence d'ovulation. Chez les peuples de chasseurs-cueilleurs nomades actuels, les femmes savent espacer les naissances et avoir des enfants à trois ou quatre ans d'intervalle. Il en allait sans doute de même chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique.»
À l'arrivée du Néolithique, la donne s'inverse. La sédentarité bouleverse le mode de vie, les activités de prédation et la mobilité ne dictent plus la survie du groupe. Au contraire, on commence à exploiter la nature, ce qui demande toujours plus de bras. Le travail de la terre, la défense de la propriété et la transmission des biens exigent aussi la mise au monde de nombreux enfants.
En outre, si au Paléolithique nos ancêtres possédaient probablement un savoir limité des mécanismes de la procréation, les éleveurs et les agriculteurs du Néolithique, en contact direct avec le bétail, en sont venus à associer accouplement et naissance et ainsi à mieux cerner le phénomène de gestation. La femme s'est ainsi vue dépossédée d'une part de son autonomie et cantonnée à un rôle de génitrice.