Égalités / Monde

En Turquie, la communauté LGBT+ doublement asphyxiée par le coronavirus

Temps de lecture : 7 min

[ÉPISODE 3] Alors que la crise du Covid-19 a privé la communauté queer de sa fête thérapeutique et précarisé de nombreuses personnes LGBT+, ces dernières doivent faire face à la poussée de l'homophobie qui anime la classe politique au pouvoir.

Un activiste queer crie des slogans lors de la Marche des Fiertés à Istanbul, le 1er juillet 2018. La manifestation avait été interdite par les autorités. | Bülent Kılıç / AFP
Un activiste queer crie des slogans lors de la Marche des Fiertés à Istanbul, le 1er juillet 2018. La manifestation avait été interdite par les autorités. | Bülent Kılıç / AFP

Les cuissardes prolongent naturellement ses fines jambes, alors que deux barrettes plaquées sur ses cheveux bruns au carré lui prêtent un air naïf. Ceytengri est en longueur, finesse et souplesse, lorsqu'iel bat des épaules, se déhanche, approche ses mains en éventail vers les yeux ou ondule sur la scène en se cambrant avant de faire hurler son public avec un renversant volte-face death drop. Ce soir de février, à la soirée lip-sync drag «Dudaklarin Cengi», Ceytengri, 22 ans, récolte une pluie d'applaudissements.

Six mois plus tard, iel tire sur sa cigarette, les mains allongées par des faux ongles impeccables, mais la mine cireuse. «Ces derniers mois furent horriblement difficiles, raconte l'artiste. Notre communauté guérit à travers la socialisation. Nous avons été abusés et maltraités tellement de fois par le monde extérieur… S'apprécier, sans violence, avec bienveillance, est une expérience thérapeutique, tout comme l'est la scène pour moi. Ne plus avoir tout ça a été terrible. Mais je vois la fin du tunnel.»

Regroupé·es dans l'appartement de Madir, la tête pensante des soirées «Dudaklarin Cengi», les camarades repassent le film accablant de ces derniers mois. «Nous créions une communauté, nous avions un impact et nous pouvions en vivre, ajoute Madir. Nous étions dans un rêve éveillé, en route vers le paradis, et puis, le coronavirus est arrivé. C'est une chute organique, de très haut à très bas.»

Retomber dans l'obscurité

Depuis mars, la fête est finie, la scène, interdite, la nuit, éteinte. Et avec elles, cette immense liberté –d'appartenance, de communion et d'existence– quasi-vitale pour la communauté queer. Alors que la vie reprend après le confinement, les salles de concert, bars et discothèques restent fermées. Pour de nombreuses personnes de la communauté LGBT+, cela signifie aussi une privation de revenus et un double coup psychologique.

Willie, qui performe en drag, est rentré·e à Ankara dans sa famille, replongeant dans «le cadre conventionnel dans lequel on a grandi», pendant six mois, avec un goût amer de retour à la case départ. «Je me disais “tout ça pour ça?”, comme si tout ce que nous avions fait ces dernières années pouvait être effacé d'un coup, explique Willie. Ma mère est ouverte, mais il y a tant de choses qu'elle ne comprend pas. “Pourquoi tu t'habilles ainsi? Pourquoi tu rases tes sourcils? Pourquoi tu fais ça?” C'était comme retomber dans l'obscurité. Ici, chez moi, à Istanbul, je n'ai pas à expliquer les choses, je peux juste les vivre.»

Sur les réseaux, on s'est rapidement mis en ordre de bataille pour briser la solitude des un·e·s et venir en aide aux autres. Un premier fonds de solidarité, puis un second, ont été vite mis sur pied pour les travailleurs et travailleuses du monde de la nuit. La vie d'avant a tenté de se dupliquer sur l'écran, via des fêtes sur Zoom, une Marche des Fiertés en ligne, ou la création de chaînes YouTube personnelles.

L'association LGBT+ Lambdaistanbul a poursuivi ses groupes de parole en ligne, tenant, rien que pour le mois de mai, vingt-six événements. Le magazine Gzone a organisé près de soixante-quinze lives depuis son compte Instagram. En parallèle, dans la «vraie vie», le monde d'hier disparaît peu à peu, à l'image du club Anahit Sahne qui a annoncé fin août fermer ses portes, avec un message optimiste: «Nous poursuivrons notre chemin avec nos couleurs et nos voix, fidèles à la devise “beaucoup de voix, beaucoup de couleurs”. Parce que les “choses” qui nous rapprochent sont autrement plus importantes qu'un simple lieu. Nous en sommes convaincus. Bien sûr, nous recréerons ces lieux ensemble.»

Un vent d'homophobie

À l'isolement s'est ajoutée la virulente poussée d'homophobie qui s'est répandue au sein de la classe politique, qui multiplie les attaques depuis six mois. En avril, le ministre des Affaires religieuses condamne dans un sermon la fornication et l'homosexualité, qui «apportent avec elles des maladies», avant d'être soutenu par le président Erdoğan.

En juin, l'enseigne de sport française Decathlon a été confrontée à des appels au boycott en Turquie pour avoir publié des messages de soutien aux personnes LGBT+. En juillet, la plateforme Netflix annonce l'annulation de la production d'une série turque, après que le Conseil supérieur de l'audiovisuel turc (RTÜK) a demandé la suppression d'un personnage gay du scénario.

Cet été, les débats autour d'un possible retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul –un traité contre les violences conjugales qu'elle fut pourtant la première à signer– se sont cristallisés autour de la notion de «violences de genre» qui, selon ses détracteurs, serait un outil du «lobby LGBT+», nuisant aux valeurs familiales.

Un discours qui fait boule de neige jusqu'à l'épicerie de quartier où se rend Madir: «L'autre jour, j'avais mon masque arc-en-ciel et un homme au coin de l'épicerie m'a accusé d'être responsable du coronavirus. C'est en train d'arriver jusque dans mon quartier, quand je suis seul·e, sans costume, sans maquillage.»

Deux personnes s'embrassent lors de la Trans Pride Parade, à Istanbul, sur l'avenue Istiklal, le 22 juin 2014. | Bülent Kılıç / AFP

LGBT+ et féministes, même menace

Le temps de la Marche des Fiertés et du brassage socio-culturel de la révolte de Gezi en 2013 semble très loin. Mais Sencer Piyanci, fondateur du magazine LGBTQ+ Gzone, tient à rappeler que «toutes les communautés en Turquie ne sont pas homophobes, contrairement au gouvernement qui, lui, veut répandre cette politique dans le pays. Il faut distinguer l'un et l'autre.»

Comment expliquer que la classe politique qui faisait l'autruche hier arrive aujourd'hui à désigner aussi explicitement l'étendard LGBT+? «Les gouvernements successifs nous ont toujours ignorés, pensant que s'ils n'en parlaient pas, cela disparaîtrait. Tout ceci était valable, jusqu'à l'année dernière, analyse Öner Ceylan, bénévole historique de l'association Lambdaistanbul. Depuis, tout s'est accentué, un peu comme si le gouvernement s'était lancé en guerre contre nous. Le mouvement est plus fort, notre existence aussi, au point que le gouvernement ne peut plus nier cette réalité, même si c'est pour en parler comme d'un ennemi, résume-il, avant de relativiser: Après tout, la publicité, même négative, reste de la publicité.»

«Je crois que la cause LGBT symbolise le fait de vivre son individualité, sans demander la permission de personne ni s'excuser.»
Öner Ceylan, militant à Lambdaistanbul

Pour les militant·es, il ne s'agit pas d'une stratégie de diversion orchestrée pour détourner l'attention de «vrais» problèmes tels que la crise économique qui éreinte le pays depuis deux ans, comme le supposent certain·es. Car, désormais, le message politique porté par la cause LGBT+ a une portée universelle et démocratique.

«Je crois plutôt que la cause LGBT symbolise le fait de vivre son individualité, sans demander la permission de personne ni s'excuser, décrypte Öner Ceylan. Le gouvernement, lui, veut remettre tout le monde dans le rang, structurer la population autour de la cellule familiale, où l'homme décide et tout le monde suit. C'est pourquoi les LGBT+ et les féministes représentent une menace à leurs yeux.» Ces deux identités, Madir les qualifie conjointement de «seule force d'opposition dans le pays».

Les réseaux sociaux sous pression

Chassée de la rue, privée de la nuit, cette force n'a plus qu'une petite fenêtre d'oxygène pour exister et s'exprimer sans filtre, pas plus grande que l'espace d'une main: un smartphone. Avec, pour unique mégaphone, ces réseaux sociaux qui ne connaissent ni frontières, ni législations nationales, et dans les bras desquels des millions de Turcs et de Turques se sont jetées face à un pouvoir toujours plus omniprésent.

«C'est par Twitter que nous pouvons encore être informés, depuis que les médias sont contrôlés par le gouvernement et que nous ne pouvons plus manifester, explique Öner Ceylan. Sans Twitter, par exemple, nous n'aurions pas su que le “suicide” de la jeune Duygu Delen cet été n'en était pas un. C'est toujours via les réseaux sociaux que la vérité éclate et que ces féminicides ne sont pas oubliés.»

Fin juillet, le Parlement turc a voté une loi pour renforcer son pouvoir sur les réseaux sociaux, prévoyant notamment de fortes amendes en cas de non-retrait de certains contenus ordonnés par les tribunaux ou encore le stockage en Turquie des données des utilisateurs turcs. Une mesure qui n'intimide pas Madir. «Il me semble que le gouvernement a déjà tout en son pouvoir pour censurer les gens. La situation peut-elle s'aggraver? Elle est déjà critique! L'étape suivante serait de devenir comme la Chine, mais je pense qu'ils n'en sont pas capables», conclut Madir en riant.

Le politique peut être annihilé, pas la culture

Marginalisé·es, replié·es dans la communauté, pointé·es du doigt, les militant·es de la cause LGBT+ considèrent pourtant leur victoire acquise. Car la bataille décisive a déjà été remportée depuis plusieurs années: celle de la culture, plus globalisée, plus inclusive, plus diverse, qui ne peut être contenue dans les médias traditionnels et dont le raz-de-marée, inéluctable, se répand à travers cet internet insaisissable.

«Nous ne pouvons peut-être plus nous regrouper physiquement, mais il faudrait fermer tout internet pour nous empêcher de communiquer.»
Madir, maître·sse de cérémonie dans des shows de drag

«C'est pour cela que les réseaux sociaux sont devenus si importants en Turquie, tout comme Netflix. Le pouvoir ne pourra pas oppresser des tendances culturelles, analyse Madir. Le mouvement politique queer peut être annihilé, mais la culture que nous produisons, les idées que nous véhiculons, non. Nous ne pouvons peut-être plus nous regrouper physiquement, mais il faudrait fermer tout internet pour nous empêcher de communiquer. Même s'ils en rêvent, ça ne peut arriver, il y a trop d'argent en jeu pour cela.»

La brèche qui s'est ouverte il y a plus de vingt ans, via l'ordinateur et internet qui ont révolutionné la vie d'Öner Ceylan, forme désormais un nouveau monde. Près de ving-cinq ans de militantisme plus tard, il conclut: «Depuis 2000, une nouvelle génération a grandi, avec de nouvelles idées. La faire disparaître et revenir aux anciennes générations est impossible. Désormais, il est trop tard pour reculer.»

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