À cent pas des boutiques de loukoums et bars à chicha prisés des touristes du Golfe sur l'avenue Istiklal, au cœur de la rive asiatique d'Istanbul, une impasse sombre et désaffectée se remplit de couleurs, strass et glamour toutes les deux à trois semaines.
Juchées sur des talons, les héros et héroïnes de la soirée arrivent, la plupart couronnées de perruques tentaculaires. Travesti·es ou transgenres, ils et elles sont surtout des performeurs et des performeuses. On se prend dans les bras, on rit, on fume dans le froid de février, avant de se glisser vers l'entrée. La soirée de drag lip-sync «Dudaklarin Cengi» –soit «bataille de lèvres»– va commencer.
À l'intérieur, un défilé façon voguing ouvre la soirée au rythme sourd de «Scheiße» de Lady Gaga. Au milieu des dizaines de smartphones braqués sur eux, les performeurs avancent avec attitude et insolence. L'une se cabre, le visage couvert par une cagoule rose hérissée de deux oreilles pointues. Un oiseau de paradis en short affublé d'un fez ottoman déplie ses ailes dorées, une diva chauve ondule, une Barbie peroxydée en perfecto rose et short en vinyle blanc fait rebondir ses bouclettes en marchant. Un Mr Loyal ôte sa queue de pie au bout du catwalk imaginaire. D'autres encore se succèderont toute la nuit sur scène, avec la chanson de leur choix face à un public ravi d'avoir quitté le monde hétéronormé pour cette bulle où il n'y a plus besoin de «faire attention».
Les lèvres laquées de noir d'une gothique romantique possédée miment «No light, no light» de Florence + The Machine. Un jeune homme aux yeux fardés de rouge et noir desserre son trench vernis bordeaux pour exhiber un corps sculpté d'Apollon au son du «Sweet Dreams» repris par Marilyn Manson. Une blonde en fourrure vient crier sa rage sur «Left outside alone» d'Anastacia. Une autre indolente, en top et pantalon motif vache, reprend les vers «Bitch I'm a cow, I don't do meow» de Doja Cat.
Chaque performance est suivie de tonnerres d'applaudissements. «Ne laissez aucun blanc»: c'est la première des règles, avant «ne prenez pas de photos si on vous le demande», et «ne harcelez personne». Madir, maître·sse de cérémonie, affublé·e d'un pyjama et d'un bonnet vert sur les longs cheveux blonds qui ruissellent autour de son visage poupin, les énumère toujours avant le début de ces festivités où des centaines de Stambouliotes viennent chercher un shot d'oxygène, de liberté et d'éclat dans une Turquie de plus en plus terne.
Florence, performeur·euse queer, avec sa poupée Salça Baby. | Ateş Alpar
«Dudaklarin Cengi m'a soigné»
«C'est un miracle d'avoir pu créer tout cela en 2016, songe Madir, 28 ans, attablé·e à l'endroit où iel a passé tout le confinement. Il y a quatre ans, il y avait des fusillades et des attentats à Istanbul. Dudaklarin Cengi m'a soigné·e, et beaucoup d'autres aussi. Certains me disent que le seul fait de regarder nos stories sur Instagram les aide à faire face.»
2016 est l'année noire, durant laquelle tout s'accélère et s'aggrave en Turquie. La nuit du 15 au 16 juillet, les fenêtres éclatent sous la puissance des avions de chasse, alors que des tanks débarquent en ville. La tentative de coup d'État militaire traumatise le pays et donne carte blanche au pouvoir pour mener des purges. Cette même année, Istanbul subit pas moins de six attentats, à côté de la Mosquée Bleue, sur l'avenue Istiklal, à l'aéroport, au stade de Besiktas ou à la boîte de nuit Reina. Tantôt organisés par Daech, tantôt par des indépendantistes kurdes.
Depuis 2015, la Marche des Fiertés est interdite –pour «raison de sécurité». Les plus téméraires essaient malgré tout d'aller déployer chaque mois de juin les couleurs de l'arc-en-ciel sur la place Taksim, cœur historique de la culture LGBT+ turque, mais se butent à la police. Madir s'en souvient: iel y a été arrêté·e. «Après ça, je ne suis plus allé·e à Taksim. Dès que je voyais une voiture de police ou que j'entendais une sirène, je me sentais menacé·e. Cela change votre façon de vivre.»
Quand bien même, Madir est déjà embarqué·e sur la vague du militantisme. Né·e dans les années 1990, iel fait partie de cette génération globalisée bercée par MTV, «RuPaul Drag Race», les débats sur le mariage pour tous aux États-Unis, ou encore Lady Gaga, la «Mother Monster» qu'iel ira voir douze fois en concert. «C'est au Born This Way Ball que j'ai porté une perruque et mes ailes pour la première fois», se souvient Madir, fan fidèle, qui arbore un t-shirt «Little Monsters».
Sur YouTube, Madir crée son propre univers, se moque du gouvernement en comparant maquillage et état d'urgence permanents. «Je pensais au Madir de 13 ans en quête de ses semblables. J'ai eu la chance d'être privilégié·e pour avoir accès à d'autres langues et cultures, je devais créer le contenu qui m'avait manqué pour encourager mes pairs.»
Étudiant·e à l'université du Bosphore (dite Boğaziçi), la plus réputée du pays, Madir y crée le vrai premier club queer, y organise des projections sur des artistes, porn stars, icônes queer et la culture ballroom… Puis rapidement, une compétition de lip-sync drag baptisée «Istanbul is Burning», où chacun·e est libre de venir performer, sans filtre ni casting.
«Boğaziçi était la seule université en Turquie où nous avions le droit de faire ce que nous voulions», se rappelle Madir. Des dizaines de jeunes affluent, une communauté se crée autour de ce qui se révèle être «l'unique scène pour les jeunes performeurs de tout Istanbul».
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Bâtir sa propre scène
Évidemment, il y avait bien une scène gay à Istanbul, la «capitale LGBT du Moyen-Orient». Les shows de drag déjà existants? «Faits pour un public hétéro riche qui vient manger et se divertir», recadre Florence, performeur·euse queer à l'adorable moustache. Même les clubs gays lui ferment encore la porte au nez. «Je leur réponds qu'on me paie normalement pour venir ainsi!»
Pour cette génération, il n'est plus tant question de sexualité que d'identité tout court. «Il n'y avait aucun endroit où nous pouvions grandir en tant que gens non-conformes, qu'il s'agisse du genre, de la classe sociale, du style, retrace Madir. Je dansais, et les gens me dévisageaient, comme si chaque geste était une petite révolution. Alors je me suis dit “prenez un siège et venez donc voir”! Nous avions besoin d'un ball, pour nous rassembler et nous sentir vivre ensemble. La scène dont je rêvais n'existait pas, alors j'ai dû la construire.»
Un défilé drag organisé par Madir
Une autre forme de famille
C'est aux soirées «Istanbul is Burning» que se sont connues Florence, Ceytengri, Madir et Willie. Réunies dans l'appartement de Madir dans le quartier populaire de Kurtulus, elles et ils retracent cette période faste et les souvenirs fabuleux, dans la fumée de cigarette, les rires et la nostalgie.
Sur scène, Madir aimait devenir la Vénus de Gaga, à moitié nu·e, devant un public qui rameutait au-delà des rangs de l'université. Dans le public, Ceytengri, 19 ans, bouillait de jalousie. «Je pouvais faire bien mieux que ça!», se rappelle-t-iel. Ceytengri s'était dit la même chose devant «RuPaul Drag Race» à 16 ans, vivant encore chez sa famille alors, à Bursa, une ville industrielle conservatrice où iel a grandi en «enfant en colère», jouant au troll sur Twitter.
«Être sur scène, faire ce que tu veux et non ce que les gens te demandent de faire, c'est un acte auto-politique.»
«J'adorais faire des drames avec n'importe qui…», confesse Ceytengri. «Et tu le fais toujours!», rétorquent les autres. «J'ai laissé passer plusieurs soirées avant de monter sur scène, je voulais être parfait·e, reprend l'artiste. Et évidemment, mon maquillage a foiré.» Ceytengri a perdu la compétition, mais a trouvé son monde. Après un semestre, iel arrête les cours pour se lancer dans le drag et la musique.
La demande est là. Une fois diplômé·e, Madir lance début 2018 les soirées «Dudaklarin Cengi», où il n'y a ni vainqueur, ni perdant·e, juste des applaudissements. Madir devient la «mère» de celles et ceux qui le désirent, créant ainsi «une autre forme de famille». Sur scène, le genre, l'amour, la liberté, le mariage, toutes les notions explosent. On se joue de la culture et des codes sociaux, du double sens des mots, face à un public qui est parfois l'objet même de la moquerie sans le comprendre. À leurs yeux, le drag est un acte hautement militant.
«Être sur scène, faire ce que tu veux et non ce que les gens te demandent de faire, c'est un acte auto-politique», affirme Willie, 23 ans, sourcils et cheveux décolorés. L'enfant qui dansait autrefois «seul dans le noir» dans sa chambre vit désormais son rêve. «J'étais enfin sur scène, vu de tous, et en plus, je pouvais gagner de l'argent.»
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La nuit flamboie, et le jour s'assombrit
«Dudaklarin Cengi» devient un phénomène dans le milieu LGBT+, près de 700 personnes viennent à la fête, deux fois par mois, alors que, le jour, tout s'assombrit. Discours conservateur et autoritarisme se font la courte échelle. À l'université où Florence étudie la littérature anglaise, policières et policiers en civil sont de plus en plus nombreux, et certains sujets d'étude deviennent tabous. À Ankara, des étudiants sont traduits devant la justice en 2019 pour avoir organisé sur le campus une Marche des Fiertés, interdite pour la première fois par la direction de l'université depuis 2011.
«Sur scène, tu mets ton maquillage et tes hauts talons, tu t'exprimes, tu deviens toi-même et des centaines de personnes t'applaudissent, tu te sens fièr·e et choyé·e pour ce que tu es, se souvient Florence. Mais tout ça n'existe pas à l'université, c'est impossible. Je ne me sentais plus en sécurité, alors j'ai arrêté les études.»
«Il y a toujours le danger qu'un bigot nous attaque avec ses mots et une arme.»
L'espace public conquis dans les années 2000 les renvoie désormais aux écrans et à la nuit, cette bulle de liberté qu'on épouse sans aucune garantie. «Le système cisgenré nous repousse dans nos propres safe spaces, mais l'on ne s'y sent pas toujours en sécurité», poursuit Madir, qui explique avoir déjà eu peur lors des soirées «Dudaklarin Cengi». «Il y a toujours le danger qu'un bigot nous attaque avec ses mots et une arme.»
Car cette communauté LGBT+ dont on n'osait pas prononcer le nom pendant des décennies est désormais ostensiblement montrée du doigt. Dans son dernier rapport annuel, l'association Kaos GL souligne une «augmentation significative des discours haineux et discriminatoires comparé aux années précédentes», tout comme les «campagnes de diffamation systématiques» orchestrées par les médias en guise de ligne éditoriale. «2019 fut une année où l'existence et l'identité LGBT ont été dépeintes comme un crime dans la presse écrite. […] Alors que 341 articles étaient contraires à la liberté d'expression et de rassemblement des LGBT+ en 2018, le nombre a grimpé à 1077 en 2019.»
«Quand un journal conservateur a communiqué l'adresse et l'heure d'une levée de fonds queer, nous avons dû embaucher plus de sécurité et faire de la promotion au bouche-à-oreille», se souvient Willie. «Toute forme de flamboyance ou de féminité chez un homme est devenue quelque chose d'exceptionnel, poursuit Ceytengri en soufflant. Cette année, dans l'émission “Survivor” [l'équivalent de «Koh-Lanta», ndlr], un des candidats était queer… Pour certains, c'était comme le messie.»
Sur Instagram, où la communauté s'expose fièrement, on redouble toutefois de vigilance et on efface parfois les références trop limpides. «Quand le journal Yeni Akit [un journal islamiste, ndlr] dénonce l'un de nos amis qui avait écrit “halal meat” (“viande halal”) sur ses fesses, la première chose que j'ai faite était d'appeler Ceytenegri pour lui dire de retirer la vidéo où iel performe en burqa en criant “Allah akbar”», explique Madir, qui apprécie de son côté jouer le sultan ottoman, paré d'une cape à sequins et d'un rouge à lèvres noir. Comment vivre au quotidien avec cette épée de Damoclès? Ceytengri convoque sobrement un dicton turc: «Celui qui pense à sa fin ne peut pas être un héros.»
Dans son rapport, l'association Kaos GL dénonce également «des choix politiques et une atmosphère qui usurpent les droits et libertés des LGBT+», tout comme «l'absence de mesures pour prévenir les préjugés et la haine», qui a «presque normalisé les crimes de haine». Alors, pour rester sain et sauf, chacun·e développe ses stratégies. Se déplacer en groupe. Faire une story en direct dans la rue pour dissuader les potentiels agresseurs. Florence, de son côté, leur crie dessus avant qu'ils ne le fassent.
«Leur problème est notre succès»
Cette crispation, Sencer Piyanci, fondateur du magazine LGBTQ+ Gzone, la ressent, notamment à travers un harcèlement policier «bien plus fréquent» qui pousse à être plus vigilant. «Ces cinq dernières années, les gens ont gagné confiance en eux et parlent de leur identité de genre. Les gens comprennent que la communauté LGBT existe et qu'elle n'ira nulle part. Cela contrarie les conservateurs, les homophobes, le gouvernement… Ils paniquent, constate-t-il. Mais, ce qui est un problème pour eux est un succès pour nous car c'est un signe de reconnaissance.»
Les chiffres ne mentent pas eux non plus. Après un an d'existence, «Dudaklarin Cengi» est une activité rentable, qui réunit en moyenne 700 personnes et rémunère une trentaine d'artistes, affirme Madir. «Notre dernière soirée pour la Saint-Valentin a rassemblé mille personnes, certaines sont juste restées devant l'entrée. Je n'en reviens pas de dire ça, mais Dudaklarin Cengi était devenu LE truc de la fin des années 2010. Nous avions gagné du pouvoir. Et puis, le coronavirus est arrivé.»