Pour le meilleur et pour le pire, la Chine moderne vit dans l'ombre (parfois étouffante) de l'ère maoïste. Si le gouvernement actuel n'hésite pas à tourner cette histoire à son avantage, il est aussi forcé de vivre avec son héritage social. La Révolution culturelle et ses répercussions ont permis à une nation entière de vivre dans une société où l'égalité des genres tendait à être soutenue par l'État. Une quarantaine d'années plus tard, les chiffres montrent une réalité tout autre.
Une régression
En 2019, la Chine était classée 106e sur 153 pays dans le classement mondial des inégalités de genre du Forum économique mondial. On est donc bien loin d'observer les valeurs égalitaires prônées pendant la seconde partie du XXe siècle. Et cela ne va pas en s'améliorant: le pays a perdu six places depuis 2017.
Ye Fan n'est pas surprise par cette évolution: elle l'a vécue de plein fouet et à tout fait pour s'en échapper. Aujourd'hui photographe pour Vogue aux États-Unis, elle est née et a grandi à Shanghai où elle ne compte pas retourner de sitôt: «J'ai 33 ans, je vis à New York, je suis célibataire, je n'ai pas d'enfant, mais je poursuis mes rêves. Si j'étais restée à Shanghai, tout serait extrêmement différent.»
En 2016, Ye Fan a quitté la Chine et ses parents dans l'incompréhension. Eux qui la voulaient mariée, propriétaire et mère en entrant dans la trentaine, ils ont eu du mal à cerner l'ambition artistique de leur fille: «La pression sociale et familiale est tellement forte en Chine qu'il est difficile pour une femme de poursuivre un rêve non traditionnel… Sans quitter la Chine.»
La compétition capitalistique
Cette forme de pression sociale ne rappelle pas les valeurs des années 1970 et est une preuve du tournant politique pris par la Chine. La période postsocialiste a développé certains aspects du capitalisme dans le pays, entraînant une renaissance des valeurs patriarcales et de la notion de compétition.
La combinaison des deux a créé un système où les femmes ont été contraintes de fonder une famille rapidement. Et pour s'en assurer, il a fallu créer une culture de la peur, celle des 剩女 (Sheng Nu), aussi connuent comme les Leftover Women ou «celles qui restent». Il s'agit d'un concept impliquant qu'une femme possède une date de péremption et qu'après la trentaine, elle n'est plus bonne à marier. «Pendant des années, mes parents ont envahi ma vie privée, explique Ye Fan. Ils en étaient à m'organiser des rencards arrangés avec des hommes que je ne connaissais pas.»
Elle l'avoue elle-même: la pression est souvent plus forte sur les filles que les fils à cause de leur «horloge biologique». Récemment, Ye Fan a décidé de prendre le contrôle de cette fameuse «horloge biologique»: elle a congelé ses ovocytes à New York, procédure illégale en Chine pour une femme qui n'est pas mariée. «Notre pays ne veut pas promouvoir l'idée de “mère célibataire”. Il nous force donc à nous poser rapidement, et nous impose sa vision du rôle social de la femme.»
Une résurgence du confucianisme
Pour imposer cette vision, le Parti communiste chinois (PCC) tente d'utiliser les valeurs traditionnelles à son avantage. Leta Hong Fincher, professeure, journaliste et autrice de deux livres sur le féminisme chinois, explique: «L'égalité des genres est inscrite dans la Constitution du pays, mais le gouvernement renie ces principes. Les valeurs confucianistes ont resurgi dans la propagande chinoise. Elles inspirent des politiques qui poussent les femmes à retourner à leurs rôles très traditionnels de mères et de femmes au foyer.»
«Heureuse de vous annoncer que mon nouveau livre, #BetrayingBigBrother: The Feminist Awakening in China, est disponible dans toutes les librairies. Nommé l'une des huit meilleures lectures politiques de l'automne 2018 par Vanity Fair. Publishers Weekly l'a qualifié de “fascinant” et “attirant”.»
C'est le concept de Xiao (孝), aussi appelé «dévotion filiale». Ce dernier sous-entend que par leur obéissance, leur dévotion et leur instinct maternel, les femmes sont nécessaires au bon fonctionnement d'un foyer. «Les femmes seraient indispensables à cette harmonie familiale, explique le Dr Hong Fincher. Et cette harmonie familiale serait fondamentale pour préserver la stabilité de la nation.» Il est donc évident que, pour beaucoup, ces valeurs sont incompatibles avec l'émancipation des femmes.
Les mouvements féministes grandissent en Chine et veulent blâmer cette résurgence de valeurs traditionnelles. Xiong Jing est une activiste féministe, longtemps éditrice pour Feminist Voices, une organisation non gouvernementale qui a promu l'égalité des genres dans le pays entre 2009 et 2018. Elle explique: «Ces valeurs traditionnelles ne parlent pas aux femmes de ma génération. On a grandi avec les valeurs de la révolution culturelle, et avec la politique de l'enfant unique. En tant que filles uniques, on a bénéficié de l'attention, des ressources, des attentes et des ambitions de nos parents. On sait qu'on en vaut la peine, qu'importe les politiques.»
Un féminisme qui survit
Quand Feminist Voices a commencé en 2009 sous la direction de Lü Pin, le féminisme ne faisait pas partie du débat national. Car, comme dans une majorité de pays d'Asie de l'Est (et du reste du monde) les féministes sont perçues comme des hystériques et/ou des extrémistes. Le terme péjoratif nüquan zhuyi (女权主义) est généralement utilisé, sa traduction se perdant entre «les droits des femmes» et «les privilèges des femmes». Mais le travail de Feminist Voices a porté ses fruits.
«Le compte Weibo Feminist Voices (女权之声) a été bloqué dans la soirée du 8 mars 2018. Aujourd'hui le service clientèle nous a dit qu'il ne réagirait pas car nous avons “posté des informations sensibles illégales”. Feminist Voices est le média alternatif féministe le plus large en Chine.»
«Notre but était de percer le cercle d'activistes pour que le débat devienne public», explique Xiong Jing. C'est donc en déjouant la censure sur internet, en s'engageant auprès de la lutte ouvrière, en lançant des campagnes publiques, en ne critiquant pas directement le PCC et en attirant l'attention des médias que le mouvement a pu atteindre les 180.000 followers sur Sina Weibo et 70.000 sur WeChat.
Ces chiffres sont à replacer dans leur contexte: en Chine, tant de personnes suivant un mouvement social, c'est exceptionnel. «Cela prouve que même la violente répression du gouvernement chinois ne suffit pas à arrêter l'élan féministe, explique Dr Hong Fincher. Et c'est incroyable, parce que même dans le plus puissant régime autoritaire au monde, il y a de la place pour un mouvement social féministe. Et ça donne de l'espoir.» Cependant, même si l'espoir est là, la réponse de l'État reste violente.
Des difficultés demeurent
En 2015, les autorités chinoises ont arrêté et emprisonné cinq activistes féministes qui s'apprêtaient à distribuer des autocollants et flyers dénonçant le harcèlement sexuel, durant la journée internationale des droits des femmes. Elles ont été relâchées après trente-sept jours de détention.
«Malheureusement, ce féminisme concerne principalement les femmes Hans. À cause de la répression qu'elles subissent déjà, elles ne peuvent pas se permettre de parler politique, ou d'être inclusives, conclut le Dr Hong Fincher. La survie d'un des uniques mouvements sociaux de Chine repose sur leurs épaules. Commencer à inclure le Tibet, Hong Kong ou ce qu'il se passe dans le Xinjiang signerait l'arrêt de mort du mouvement.»