Économie

Personne ne sait exactement où va l'économie, sauf Donald Trump

Temps de lecture : 7 min

Fort de statistiques du chômage qui ont surpris tout le monde, le président américain voit l'économie de son pays repartir comme une «fusée spatiale». Il a bien de la chance!

Donald Trump embarque à bord d'Air Force One, le 5 juin 2020 à Bangor, dans le Maine. | Nicholas Kamm / AFP
Donald Trump embarque à bord d'Air Force One, le 5 juin 2020 à Bangor, dans le Maine. | Nicholas Kamm / AFP

Il est facile, quand on relit les prévisions faites par les économistes, y compris les plus réputé·es, de mettre le doigt sur de grossières erreurs. Mais il faut reconnaître que l'exercice n'est pas simple: il s'agit en fait de dire ce qu'il va se passer demain ou après-demain alors qu'on ne sait pas ce qu'il se passe aujourd'hui (parce qu'on n'a pas les informations en temps réel) et qu'on n'a encore qu'une connaissance imparfaite de ce qu'il s'est passé hier (parce que l'établissement de statistiques fiables demande du temps et qu'il faut un an ou plutôt deux pour avoir des mesures vraiment précises et définitives).

Il s'agit donc de prolonger des courbes, dont on n'est pas sûr qu'elles soient exactes, en gardant tel quel le mouvement qui se dessine ou en l'infléchissant dans un sens ou l'autre, en fonction des modifications que l'on croit pouvoir discerner dans l'environnement économique. Ce qui n'est déjà pas simple dans des périodes calmes l'est encore plus dans une période troublée comme la pandémie de Covid-19.

Dans le brouillard

William de Vijlder, directeur des études économiques de BNP Paribas, constate à quel point ses pairs et lui-même sont dans l'incertitude.

En décembre 2008, en pleine crise financière, les prévisions de croissance pour 2009 aux États-Unis allaient de +0,3% à -2,5%, avec une moyenne de -1,3% (c'est le chiffre le plus bas qui s'est avéré le plus juste). Pour l'année en cours, elles vont de -2,5% à -10,5%, avec un consensus à -5,9%. Autrement dit, on est certain que ce sera une année de récession, mais personne ne peut dire avec certitude quelle en sera l'ampleur.

En Europe, on est exactement dans le même brouillard. Le 4 juin, lors de sa dernière conférence de presse, la présidente de la BCE Christine Lagarde a annoncé que la banque centrale avait établi ce qu'elle appelle un «scénario de référence» avec un recul du PIB de 8,7% en 2020 dans la zone euro.

Mais, compte tenu des «incertitudes exceptionnelles dont les perspectives font actuellement l'objet», deux autres scénarios ont été établis: le premier, le plus doux, prévoit un rétablissement relativement rapide et une baisse du PIB qui serait limitée à 5,9% (ce qui constituerait tout de même un choc d'une grande violence); selon le second, l'activité plongerait nettement plus bas et remonterait ensuite plus lentement, ce qui conduirait à un recul du PIB extraordinairement brutal de 12,6% sur l'ensemble de l'année.

Malheureusement, ce dernier scénario ne peut pas être exclu car de mois en mois, on constate que les prévisions sont abaissées.

En France, le 10 juin, le projet d'une troisième loi de finances rectificative pour 2020 sera discuté en conseil des ministres. Ainsi que Gérald Darmanin l'a déjà annoncé, ce projet repose sur l'hypothèse d'un recul du PIB de 11% cette année, contre 8% dans la deuxième loi de finances rectificative promulguée le 25 avril, 1% dans la première promulguée le 24 mars, et une croissance de 1,3% inscrite dans la loi de finances initiale votée à la fin de 2019. Et il faut encore s'attendre à une ou deux autres lois de finances rectificatives avant la fin de l'année…

Mensonge et récupération

Fort heureusement, des miracles peuvent se produire, du moins dans le monde selon Trump. Le 5 juin, aux États-Unis, le département du travail a publié des statistiques tout à fait inattendues: tout le monde se préparait à commenter de mauvais chiffres pour le mois de mai, il a été annoncé la création de 2,5 millions d'emplois et un recul du taux de chômage de 14,7% à 13,3%.

Certes, ces chiffres sont à considérer avec prudence: le communiqué précise que des salarié·es qui étaient en chômage technique n'auraient pas dû être inscrit·es comme ayant un emploi et que sans cela, le taux de chômage aurait pu être plus élevé de trois points de pourcentage.

Mais il en faudrait plus pour désarçonner Donald Trump, qui a aussitôt annoncé la bonne nouvelle d'un redressement «étourdissant»: «C'est mieux qu'une reprise en V, c'est une fusée spatiale»!

Oubliant le peu d'attention qu'il avait porté au cours des jours précédents à une communauté noire bouleversée par le meurtre de l'un des siens, George Floyd, étouffé par un policier, il est allé jusqu'à déclarer que c'était «un grand jour» pour George et pour l'égalité.

Non seulement cette tentative de récupération d'un événement dramatique est abjecte, mais elle repose sur un mensonge: si Donald Trump avait pris le temps de regarder de près les chiffres, il aurait vu qu'en mai, le taux de chômage a nettement reculé pour les Blanc·hes, passant de 14,2% à 12,4%, mais qu'il a encore légèrement grimpé pour les Noir·es, de 16,7% à 16,8%. Il a augmenté encore plus fortement pour la communauté asiatique, de 14,5% à 15%, et malgré un modeste recul de 18,9% à 17,6%, il est resté au sommet pour les Latino-Américain·es.

On voit bien quelles sont les motivations politiques qui ont conduit Donald Trump à s'empresser de commenter une statistique qui lui est globalement aussi favorable. Ce redressement des chiffres de l'emploi, il l'attendait, et on savait de toute façon que celui-ci devait intervenir –mais pas aussi rapidement.

À la différence de beaucoup de pays, dont la France, les États-Unis ont fait le choix de laisser les entreprises se séparer au moins temporairement de leurs salarié·es, avec l'idée de les reprendre plus tard, quand l'activité repartirait. L'action du gouvernement fédéral s'est donc portée sur la hausse des indemnités de chômage et le versement direct de revenus aux ménages.

Dans ces conditions, le chômage devait inévitablement monter très vite avec le confinement, puis redescendre progressivement ensuite. Ce qui est surprenant, c'est que ce mouvement de baisse soit déjà engagé, et aussi nettement.

Mais avant de pavoiser, le président américain aurait dû lire les précisions apportées par le département du travail et, surtout, ne pas oublier que les statistiques d'un seul mois ne font pas une tendance.

Statistiques sans cesse révisées

Il faut d'autant plus douter des statistiques actuelles que celles-ci ne donnent pas forcément une image fidèle de la réalité. Ainsi que le soulignent les économistes de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), qui font un remarquable travail d'étude et d'information sur la crise actuelle, «les appareils statistiques traditionnels peinent à rendre pleinement compte de la situation macroéconomique face à un choc d'une ampleur et d'une nature inédites».

Pour l'instant, l'OFCE se refuse à donner une prévision de croissance pour l'ensemble de l'année. Après avoir travaillé à mesurer les conséquences du confinement, ses spécialistes étudient pays par pays les procédures de déconfinement et mettent en garde contre les conclusions trop hâtives.

Après la publication des chiffres de croissance du PIB pour le premier trimestre, la France paraissait être d'assez loin le pays qui avait le plus souffert, avec un recul de son PIB de 5,8%. Mais ce chiffre a été révisé et le recul estimé à 5,3% seulement, si l'on ose dire.

Dans le même temps, l'Italie, qui avait d'abord publié une baisse de son PIB de 4,8%, a aussi annoncé un chiffre révisé de 5,3%. Avant de porter des jugements définitifs sur la situation de tel ou tel pays, il va nous falloir patienter un peu.

Malgré tout, on peut craindre que les tendances qui se dessinent actuellement ne se confirment. Si c'est le cas, on verra que les États dont les finances étaient les plus solides avant la crise ou qui sont davantage en situation d'attirer les investisseurs seront ceux qui s'en sortiront le mieux. Car les aides d'État jouent déjà et vont continuer de jouer un rôle déterminant dans la survie de beaucoup d'entreprises et le maintien du revenu des ménages.

En avril, le Fonds monétaire international (FMI) avait estimé que le montant de ces aides atteignait au total 8.000 milliards de dollars dans les grands pays qui constituent le G20. En mai, ce chiffre a été revu à la hausse: il atteindrait en réalité 9.000 milliards[1].

Et ce n'est pas fini, si l'on en juge par exemple par le nouveau plan de soutien en préparation en Allemagne, qui pourrait ajouter 130 milliards d'euros aux 750 milliards déjà débloqués en mars.

Des puissants encore plus puissants

Quand on regarde les graphiques fournis par le FMI, on a l'impression que c'est l'Italie qui a fourni le plus gros effort en proportion de son PIB, un peu devant l'Allemagne et très loin devant tous les autres pays. Mais dans son cas, il s'agit essentiellement de mesures de sauvegarde, de reports fiscaux et sociaux.

Si l'on regarde les mesures ayant un impact fort de soutien à l'activité, le paysage est tout autre. Ainsi, constate l'OFCE, «l'ensemble de ces mesures se traduit par des impulsions budgétaires immédiates allant de 0,9 point de PIB pour l'Italie à 10 points pour l'Allemagne et 11 points de PIB aux États-Unis. En France, l'impulsion atteint 2,7 points de PIB en tenant compte des informations disponibles début mai, contre 2,4 points en Espagne et 3,4 points pour le Royaume-Uni».

Dans ces conditions, il ne serait pas surprenant que les États-Unis descendent moins bas que les autres et remontent plus vite. Quant à l'Europe, si intransigeante en temps ordinaire sur les aides d'État aux entreprises parce que ces aides faussent la concurrence, elle a adopté un encadrement temporaire plus souple pour faire face à la crise du Covid-19.

Selon des pointages effectués le 23 mai, les aides approuvées par la Commission européenne étaient à 47% décidées par l'Allemagne pour soutenir ses entreprises.

Que l'Allemagne soit plus fortement représentée dans ces procédures que les autres États n'est pas anormal, dans la mesure où son PIB représente environ 25% de celui de l'Union européenne à 27 (sans le Royaume-Uni). Mais l'écart en faveur de ses entreprises atteint un niveau qui devrait commencer à inquiéter ses partenaires.

«C'est lorsque la mer se retire que l'on voit ceux qui nageaient sans maillot», aurait déclaré le financier américain Warren Buffett en mars 2008, au début de la crise financière. Avec la crise du Covid-19, il y en a qui risquent de se retrouver tout nus, alors que d'autres en sortiront avec une puissance renforcée.

1 — Petite information destinée à être lue en comparaison des 9.000 milliards de dollars dépensés par les pays du G20 pour soutenir leur économie: l'Organisation des Nations unies aurait besoin de 2,4 milliards de dollars pour financer l'aide humanitaire au Yémen, dont les 30 millions d'habitant·es sont dans une situation catastrophique. Elle n'a pu obtenir que 1,35 milliard de promesses de dons. Retourner à l'article

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