La bourse et l'économie entretiennent des rapports compliqués. Au début du printemps, elles ont évolué parallèlement: les mesures de confinement se multipliaient à travers le monde, partout l'activité ralentissait, le cours des actions a plongé, c'était logique. Mais maintenant, la bonne tenue de la bourse paraît en décalage complet avec la réalité économique et cela choque.
À un moment où les incertitudes restent fortes sur l'évolution de la pandémie et le niveau de l'activité et où plane la menace de fermetures d'entreprises et de licenciements, les records qui se succèdent sur les marchés américains paraissent difficiles à expliquer et plus encore à justifier.
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L'irrationalité des marchés
Il est tentant de dénoncer la folie spéculative, l'appât du gain qui conduit à tous les excès. En décembre 1996, alors que les marchés boursiers n'étaient encore qu'au début d'un mouvement généralisé de hausse qui allait conduire à la formation d'une bulle et à son explosion en 2000, le président de la Réserve fédérale des États-Unis, Alan Greenspan, avait lancé une formule qui avait remporté un franc succès médiatique, celle de «l'exubérance irrationnelle» des marchés.
Il était ensuite un peu revenu en arrière, en déclarant qu'il était difficile de dire à quel moment un marché devenait trop cher et qu'un observateur extérieur n'était pas mieux placé que des milliers d'investisseurs pour dire quel était le bon niveau des cours. Mais l'idée de l'irrationalité des marchés est restée.
Il est vrai que les mouvements de hausse ont une fâcheuse tendance à s'auto-entretenir: personne ne veut sortir d'un marché qui monte; au contraire, d'autres investisseurs sont tentés de venir eux aussi participer à la fête, jusqu'au moment où, brutalement, le mouvement s'inverse. Mais à trop insister sur l'aspect psychologique des mouvements spéculatifs, on risque de négliger les analyses très rationnelles qui sont souvent à l'origine de ces mouvements. Or, ce qui se passe à New York et ailleurs en dit long sur les gagnants et les perdants de la crise actuelle.
Apple à 2.000 milliards de dollars
L'exemple le plus remarquable est celui d'Apple. Le 2 août 2018, la société informatique avait été la première entreprise privée à franchir le seuil des 1.000 milliards de dollars de capitalisation boursière (l'entreprise publique PetroChina l'avait brièvement passé en 2007). Il ne lui a fallu que deux ans pour voir sa valeur boursière multipliée par deux et passer le cap des 2.000 milliards (près de 1.700 milliards d'euros). Son cours était tombé au plus bas de l'année le 23 mars à 224 dollars, il est remonté à plus de 500 dollars cinq mois plus tard.
Pour donner une petite idée de ce que cela représente, on peut dire qu'Apple à elle seule pèse plus lourd que les quarante entreprises françaises qui composent l'indice phare de la bourse de Paris, le CAC 40 (LVMH 194 milliards d'euros, L'Oréal 153 milliards, Sanofi 108, etc.), ou autant que les dix plus grosses valeurs européennes réunies. Avant elle, le groupe pétrolier saoudien Aramco avait réussi à passer le seuil des 2.000 milliards de dollars de capitalisation au moment de son introduction en bourse en décembre dernier, mais il est revenu aux alentours de 1.860 milliards.
Apple et les autres valeurs technologiques ont ainsi contribué à propulser la bourse américaine vers de nouveaux sommets. Le Nasdaq composite, indice de référence du marché sur lequel sont cotées toutes ces valeurs, a effacé dès le début de juin la chute du mois de mars; après avoir battu son record plus d'une trentaine de fois dans l'année, il était en hausse le 25 août de plus de 27% par rapport à son niveau de la fin de 2019. Ce n'est pas mal pour une année qui risque de se terminer sur une baisse de 6,5% du PIB si l'on en croit les dernières prévisions de la Réserve fédérale.
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Le crépuscule des grandes sociétés pétrolières
L'indice S&P 500 des grandes valeurs cotées à New York, entraîné par ces grandes valeurs technologiques, a lui aussi fini par battre ses précédents records et a enregistré une hausse de plus de 6% depuis le début de l'année. On peut supposer qu'il y a un optimisme sans doute excessif quant aux chances d'obtenir rapidement un vaccin et/ou un traitement efficace contre le Covid-19 et quant à la possibilité d'obtenir une reprise rapide de l'activité, même sans accord au Congrès américain, sur un nouveau plan de soutien à l'économie.
On peut également estimer qu'il n'est pas très raisonnable de faire monter aussi vite le cours de Tesla, devenu le constructeur automobile le mieux valorisé en bourse, loin devant Toyota et Volkswagen qui produisent autour de 10 millions de véhicules par an alors que la firme d'Elon Musk va seulement passer cette année le cap des 400.000 voitures et n'a encore jamais enregistré de bénéfices annuels. On peut s'étonner aussi de voir Airbnb continuer de préparer son dossier d'introduction à la bourse de New York alors que le tourisme est en pleine crise. Mais l'optimisme des financiers ne va pas jusqu'à leur faire oublier la réalité.
Ainsi l'indice Dow Jones, censé comprendre les trente plus belles valeurs américaines, était encore le 25 août un peu au-dessous de son niveau de la fin 2019. Il faut dire qu'il comporte certaines sociétés en situation difficile, comme ExxonMobil, touchée par la baisse des cours du pétrole. D'ailleurs la fin du mois va être marquée par un événement de taille: Exxon va sortir de l'indice Dow Jones, où elle figurait depuis 1928 (le laboratoire pharmaceutique Pfizer et le groupe Raytheon de l'industrie aérospatiale et de défense vont aussi sortir de l'indice). La bataille contre les émissions de gaz à effet de serre et le recours intensif aux énergies fossiles n'est certainement pas gagnée, mais les groupes pétroliers ont définitivement perdu leur leadership.
Le cheminement d'un autre indice est également très significatif: le Russell 2000, qui reproduit l'évolution des plus petites sociétés cotées à New York, est en recul de plus de 6% depuis le début de l'année. Très clairement, les investisseurs ont fait un tri: ils misent massivement sur les plus belles valeurs technologiques et négligent les petites entreprises.
La Chine en tête
Des écarts comparables se retrouvent au niveau mondial. Tous les pays et tous les groupes cotés ne sont pas logés à la même enseigne. Quand on regarde les performances des grands indices boursiers depuis le début de l'année, on constate que les reculs l'emportent sur les hausses sur tous les continents. Et les hausses les plus fortes sont enregistrées en Chine, d'où est partie la pandémie mais qui est repartie de l'avant la première. Depuis le début de l'année, la bourse de Shenzhen, la plus dynamique, enregistre une hausse voisine de 30%.
En revanche, les baisses de 25% à Madrid, de 20% à Londres, de plus ou moins 15% à Paris et Milan reflètent assez bien les difficultés économiques actuelles. Elles montrent également que l'Europe va avoir une dure partie à jouer dans les prochaines années entre la Chine et les États-Unis, lancés dans une âpre bataille pour la suprématie mondiale.
Les récents mouvements boursiers révèlent un autre phénomène inquiétant. Pour beaucoup d'entre nous, en Europe, l'affaire est entendue: Donald Trump a fait la démonstration de son incompétence et ne peut qu'être battu par Joe Biden. Pourtant, il a encore une certaine audience nationale et internationale. L'autorisation accordée dimanche 23 août par l'administration américaine à un traitement du Covid-19 et la pression mise par Donald Trump sur cette administration pour qu'elle assouplisse ses règles d'approbation des nouveaux traitements ont exercé un effet favorable sur toutes les bourses mondiales le jour suivant. Cet activisme présidentiel n'est sans doute pas pour déplaire à une partie de l'électorat américain.
De même, l'amélioration du climat entre les États-Unis et la Chine sur les questions commerciales a été vivement appréciée. La crise sanitaire et la chute de l'activité économique ont certes porté un rude coup au président sortant, mais, comme l'évolution des sondages le montre, la partie n'est pas définitivement perdue pour lui. Il est encore un peu tôt pour vendre la peau de l'ours Trump.