Monde / Économie

Jamais l'emprise des États sur l'économie n'a été aussi forte

Temps de lecture : 11 min

Partout à travers le monde, les gouvernements sont à la manœuvre pour combattre la pandémie et son impact économique, et cela même dans ceux réputés les plus libéraux. 

Angela Merkel, Emmanuel Macron et Donald Trump. | Kay Nietfeld / Ludovic Marin / Doug Mills / POOL / AFP – Montage Slate.fr
Angela Merkel, Emmanuel Macron et Donald Trump. | Kay Nietfeld / Ludovic Marin / Doug Mills / POOL / AFP – Montage Slate.fr

Du premier confinement au second, en passant par toutes les étapes intermédiaires, les Français·es ont pu voir à quel point les décisions prises par le pouvoir exécutif pour tenter de ralentir la propagation du Covid-19 limitent leurs libertés.

Ces mesures exceptionnelles ont pu être prises parce que le Parlement l'avait autorisé, en votant l'état d'urgence sanitaire. La prolongation de cet état d'urgence jusqu'au 16 février 2021 a certes provoqué des remous –les parlementaires de l'opposition auraient voulu pouvoir discuter des mesures déjà prises et de celles qui sont envisagées–, mais, sur le fond, en France comme dans les autres pays, il a été admis que les gouvernements devaient intervenir, y compris en prenant des mesures très coercitives inenvisageables en temps normal.

Ici comme ailleurs, les citoyen·nes, leurs représentant·es et la presse ne sont pas privé·es de critiquer parfois avec virulence les décisions prises au sommet de l'État –trop tôt, trop tard, mal adaptées, inefficaces, etc. Un point fondamental semble incontesté: face à une menace de grande ampleur comme la pandémie, les initiatives privées ou publiques prises localement ne peuvent suffire. L'État a un rôle protecteur à jouer et il doit le jouer.

Des déficits toujours en hausse

Cette intervention dans le domaine sanitaire a un impact fort sur la vie économique, comme on l'a vu de façon particulièrement spectaculaire lors du premier confinement, du 17 mars au 11 mai, beaucoup plus strict que le confinement actuel, qui, selon les premières estimations de la Banque de France, devrait entraîner une perte de PIB limitée à environ 12% en novembre.

Très vite, l'activité avait chuté de 30%, obligeant le gouvernement à prendre des mesures de soutien des entreprises et d'aide aux ménages les plus touchés. Le budget général de l'État pour 2020 avait été établi sur la base de 244,6 milliards de recettes nettes pour 337,7 milliards de dépenses, ce qui laissait un déficit de 93 milliards d'euros. Au passage, on notera que dès le départ, plus d'un quart des dépenses n'étaient pas couvertes par des recettes… Le 23 mars, une première loi de finances rectificative prévoyait un recul des recettes de 7,1 milliards et des dépenses en hausse de 6,2 milliards, et donc un accroissement du déficit de plus de 13 milliards.

Le confinement avait été annoncé pour quinze jours, il a été prolongé deux fois et les mesures d'accompagnement ont dû être renforcées. La deuxième loi de finances rectificative du 25 avril a prévu une nouvelle baisse des recettes de 36,1 milliards et une hausse des dépenses de 37,9 milliards, soit une hausse du déficit de 74 milliards et même 76 milliards avec les comptes dits spéciaux. Le 30 juillet, une troisième loi de finances rectificative venait réduire les prévisions de recettes de 24,5 milliards et augmenter les dépenses de 12,7 milliards, ce qui conduisait à une nouvelle hausse du déficit de plus 37 milliards (39 milliards avec les comptes spéciaux).

Une crise à 186 milliards d'euros pour la seule année 2020…

À ce moment-là, on pensait en avoir fini avec les mesures budgétaires, du moins pour cette année. Le plan de relance d'une centaine de milliards d'euros serait intégré au projet de loi de finances pour 2021. C'était sans compter sans le deuxième confinement. Le projet d'une quatrième loi de finances rectificative pour 2020, qui n'était pas du tout prévue, a dû être déposé devant le Parlement le 4 novembre.

Il prévoit notamment une vingtaine de milliards d'euros supplémentaires pour aider les entreprises, les salarié·es et les ménages en situation de précarité. Au total, la crise sanitaire devrait avoir coûté 186 milliards cette année: 100 milliards de pertes de recettes et 86 milliards de dépenses.

Quant au déficit de l'ensemble des administrations publiques (État, collectivités locales, Sécurité sociale), qui devait s'établir à 2,2% du PIB cette année, il est désormais attendu à 11,3% du PIB, du jamais vu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Autre chiffre montrant la gravité de la crise et la vigueur de la réponse gouvernementale: le poids des dépenses publiques devrait atteindre 64,3% du PIB cette année, un niveau jamais atteint.

Depuis la crise financière de 2008, les dépenses publiques dépassaient tous les ans 55% du PIB; en 2019, il avait été possible de les ramener à 54% du PIB. Le projet de loi de finances pour 2021 prévoit d'amorcer de nouveau un reflux et de les ramener à 58,5% du PIB; mais il a été établi avant le deuxième confinement…

Dans le G20, 11.000 milliards de dollars déboursés

Que celles et ceux qui voient en Emmanuel Macron un dangereux socialiste (si, si, il y en a encore…) regardent ce qui s'est fait ailleurs: partout, l'État a dû intervenir, quelle que soit la couleur politique du ou des partis au pouvoir. Celles et ceux qui en ont le courage peuvent parcourir la liste dressée par le FMI et régulièrement mise à jour des mesures prises dans 196 pays. Depuis le début de la crise, ce sont environ 11.000 milliards de dollars qui ont été dépensés par les vingt premières puissances économiques mondiales.

Comme c'est le cas à chaque crise (la dernière fois c'était en 2008-2009), quand des États, comme l'Allemagne ou les États-Unis, ouvrent largement leur portefeuille, on voit fleurir des commentaires du genre: c'est la redécouverte du keynésianisme, en référence à John Maynard Keynes qui, au lendemain de la crise de 1929, avait développé les outils théoriques devant inspirer des politiques publiques vigoureusement interventionnistes en cas de fléchissement de l'activité économique.

Bien évidemment, la plupart des dirigeant·es qui prennent aujourd'hui des décisions de soutien à l'économie n'ont pas lu Keynes et leurs conseillères ou conseillers ne sont pas tous séduits par sa théorie qui inspire surtout des partis politiques situés à gauche.

Même l'État fédéral américain intervient massivement

L'exemple le plus évident est celui des États-Unis qui ont notamment lancé un programme d'aide, le Coronavirus Aid, Relief and Economy Security Act (CARES Act), qui devrait coûter environ 2.300 milliards de dollars. Ce programme a prévu, par exemple, l'envoi de chèques de 1.200 dollars par personne (2.400, pour un couple, 3.400 pour un couple avec deux enfants).

Donald Trump avait insisté pour que les chèques du Trésor qui seraient envoyés dans ce cadre portent la mention suivante: «Economic Impact Payment, President Donald J. Trump». Cette exigence avait soulevé évidemment une vive polémique. Interrogé sur ce point lors d'une de ses conférences de presse, Trump avait répondu, très à l'aise: «Je suis sûr que les gens seront très contents de recevoir un gros beau chèque bien gras et mon nom est dessus». En année électorale, cela pouvait être utile…

On peut ensuite remarquer qu'à l'automne, alors que Démocrates et Républicain·es discutaient au Sénat d'un nouveau plan de soutien, Donald Trump, après de multiples revirements, semblait prêt à accepter un plan de 1.800 milliards de dollars, inférieur à celui que réclamait la minorité démocrate, mais tout de même très conséquent. Les sénateurs et sénatrices républicaines ont tout fait pour empêcher un accord: ils ne voulaient pas augmenter encore les dépenses de l'État fédéral et donc son poids dans l'économie.

Des interventions publiques exigées, mais contestées

Très clairement, il serait erroné de voir dans les politiques menées ici et là au cours des derniers mois des revirements de doctrine politique. Il y a simplement une prise en compte de la réalité. Cette réalité est à la fois simple et compliquée.

Simple, parce qu'à la base, il y a une exigence forte que l'on retrouve partout: dans nos sociétés modernes, il n'est plus jugé tolérable de laisser une épidémie décimer la population, la science doit donner les moyens de lutter efficacement contre de tels fléaux. Compliquée, parce que les solutions préconisées peuvent provoquer de fortes réactions de rejet (port du masque, couvre-feu, confinement).

La même problématique se retrouve au niveau des conséquences économiques de la lutte contre la maladie: il n'est pas jugé tolérable que les mesures prises aboutissent à l'appauvrissement d'une partie ou de la totalité de la population. Mais la mise en œuvre de cette politique s'avère compliquée dans une société elle-même complexe. On le voit avec les débats sur les biens essentiels et la concurrence entre petit commerce, grande distribution et vente à distance.

Les solutions les plus simples, comme le confinement strict, sont aussi les plus coûteuses. Dès lors que l'on essaie de trouver des méthodes plus souples avec des traitements différenciés, on s'achemine inévitablement vers un risque d'incompréhension et la montée au créneau de groupes de pression défendant des intérêts particuliers.

Qui doit payer?

Et on est loin d'être au bout des difficultés. Si la demande d'un État protecteur, qu'il s'agisse de la santé ou du niveau de vie, est assez unanime, les opinions divergent très vite quand se pose la question de savoir qui paiera le coût de cette protection. Faites un test simple.

Engagez la discussion sur le thème des dépenses à engager pour nos hôpitaux. Dites qu'il faut augmenter substantiellement le nombre de lits dans les services de réanimation, engager des médecins, des infirmier·es et des aides-soignant·es et augmenter fortement les rémunérations dans ce secteur pour susciter davantage de vocations. Et fustigez avec force ce gouvernement qui ne fait rien. Vous serez à coup sûr chaleureusement approuvé.

Faites ensuite observer que le déficit global de l'ensemble des branches de la Sécurité sociale, y compris le Fonds de solidarité vieillesse, devrait s'établir à plus de 46 milliards en 2021 et que le déficit de la seule branche maladie devrait approcher 30 milliards. Soulignez que la situation est grave et qu'on ne peut pas continuer ainsi, surtout si l'on veut engager des dépenses nouvelles pour renforcer le secteur hospitalier.

Suggérez alors une augmentation des cotisations sociales ou une augmentation plus forte de la participation de chacun·e au paiement de ses frais de santé courants. Il y a fort à parier que cette partie de votre discours ne rencontrera pas un franc succès. Les suggestions sont nombreuses quand il s'agit de réclamer des dépenses, elles le sont moins quand il s'agit des recettes.

Une sorte de reconnaissance

Pourtant, au-delà des oppositions théoriques toujours très vives sur le rôle de l'État et le poids des dépenses collectives, et malgré une forte concurrence fiscale entre États, on constate sur le long terme dans les pays développés, une tendance à une augmentation du poids des recettes fiscales au sens large (y compris les cotisations sociales). Il y a certes des écarts très forts entre pays et des périodes de stabilisation ou de recul.

Mais, en fin de compte, en dépit de tout ce que l'on peut entendre contre le pouvoir en général et les responsables politiques en particulier, il y a une sorte de reconnaissance du rôle indispensable de l'État, qui ne peut se limiter à l'édiction des lois et au maintien de l'ordre et de la sécurité. La critique est permanente, parfois violente, mais dès qu'un problème grave se pose, c'est du côté de l'État que l'on cherche la solution.

Dans le même temps, on observe aussi une montée en puissance très forte de quelques très grandes entreprises à travers le monde. Face à Google, Facebook, Apple ou Amazon, les gouvernements semblent perdre de leur pouvoir. Les thèses complotistes selon lesquelles les gouvernements ne seraient que des marionnettes manipulées par des puissances financières occultes trouvent un terreau très fertile sur lequel elles peuvent prospérer. La réalité est pourtant tout autre, et il va falloir affiner les attaques contre le capitalisme, qui a aujourd'hui de multiples visages.

Les multiples faces du capitalisme

En Chine, les choses sont aujourd'hui très claires. Le régime s'accommode fort bien de l'existence de très grandes entreprises privées à côté des entreprises publiques et on peut sans problème être milliardaire et membre du Parti communiste. Mais il ne faut pas se tromper: le seul patron, c'est Xi Jinping.

De plus en plus souvent, dans leurs rapports annuels, les grandes entreprises cotées pensent à rendre hommage à sa pensée et la critique de la politique gouvernementale est fortement déconseillée. Jack Ma, lui-même multimilliardaire et membre du Parti communiste, aurait dû le savoir. Le fondateur d'Alibaba s'était permis, lors d'un colloque organisé le 24 octobre dernier, de critiquer vertement l'organisation et le fonctionnement du système financier chinois.

La réponse n'a pas tardé. Le 3 novembre, les autorités annonçaient la suspension de la procédure d'introduction en bourse à Hong Kong et Shanghai de sa société financière Ant, opération qui lui aurait permis une levée de fonds de plus d'une trentaine de milliards de dollars. Le message, à n'en pas douter, sera reçu cinq sur cinq par tous les grandes et grands patrons.

À l'autre opposé, aux États-Unis, on a un pays qui ne connaît pas la planification et laisse la bride sur le cou aux entreprises. Cela ne signifie pas qu'il est totalement absent du champ de l'économie. Il ne faut jamais oublier qu'internet doit son existence à la recherche en informatique menée au sein du département de la Défense, qui a soutenu activement et continue de soutenir l'aéronautique, le spatial et, d'une façon plus générale, toutes les hautes technologies.

L'État fédéral n'intervient pas en revanche dans la vie des entreprises, sauf quand elles atteignent une taille jugée importante au point de mettre en péril la concurrence et l'innovation. Dans le passé, cela a été notamment le cas dans l'industrie pétrolière et les télécommunications.

Que faire des GAFA?

Le renouvellement du parc des entreprises est une nécessité vitale pour les États-Unis. Lester Thurow, célèbre économiste du Massachusetts Institute of Technology, décédé en 2016, nous l'avait ainsi expliqué, il y a quelques années: «C'est vrai, nous avons un déficit commercial important. Mais nous créons sans cesse de nouvelles entreprises dans lesquelles les investisseurs du monde entier viennent placer leur argent. Cet afflux de capitaux nous permet de financer nos importations.»

Aujourd'hui, de nombreuses voix s'élèvent pour dénoncer le poids trop important des grandes entreprises de haute technologie. À l'intérieur même des États-Unis, il leur est notamment reproché d'entraver le développement des nouvelles entreprises: dès que l'une d'entre elles commence à émerger du lot des start-up, elle se fait racheter. Et, en dehors des États-Unis, on s'inquiète de la politique d'optimisation fiscale de ces géants, qui prive les États d'importantes recettes fiscales.

Donald Trump, même s'il ne semblait guère porter dans son cœur les grands groupes californiens, n'a jamais rien fait contre eux. Joe Biden pourrait lui aussi hésiter à affaiblir ces groupes qui contribuent au rayonnement de la puissance américaine dans le monde. En revanche, il pourrait se montrer un peu plus coopératif au sein de l'OCDE pour réformer la fiscalité des activités numériques de ces groupes. Et ce ne serait pas négligeable.

Quand on voit ce que les États ont dépensé cette année et ce qu'ils vont encore dépenser l'année prochaine pour assurer la reprise de l'activité, on peut sans prendre trop de risques prédire que la question de savoir qui doit payer, va beaucoup nous occuper dans les prochaines années. On peut certes estimer que la dette publique ne doit pas être remboursée, du moins pas en totalité, mais il ne faut pas se leurrer: en économie, il n'y a pas de repas gratuit. La protection de l'État a un coût. Il faudra la payer. Et si on pouvait aller chercher l'argent là où il est, ce serait mieux…

Rappelons que Joe Biden, s'il a refusé de reprendre dans son programme les propositions les plus radicales de l'aide gauche du parti démocrate, s'est engagé à revenir sur la baisse de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur le revenu des plus aisés décidée sous la présidence Trump.


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