Le 15 mai, la Commission européenne a confirmé sa première estimation de la croissance du PIB –dans ce cas, il faudrait plutôt parler de la chute (-3,8%)– au premier trimestre et apporté un certain nombre de précisions. Trois pays ont réussi à garder une croissance légèrement positive: la Bulgarie, la Roumanie et la Finlande. Tous les autres ont vu leur PIB reculer. La France a enregistré le chiffre le plus médiocre avec un recul de 5,8% encore plus important que ceux de l'Espagne (-5,2%) et de l'Italie (-4,7%).
Lors de la crise financière de 2008, elle n'avait pas eu recours à la technique du financement du chômage partiel, à la différence de l'Allemagne, qui avait réussi de cette façon à préserver ses entreprises et à repartir ensuite plus rapidement. Cette fois, elle a eu massivement recours à cet outil, qui a obtenu un franc succès: le 12 mai, il concernait 12,4 millions de salarié·es. Du coup, la France a été le pays de l'Union européenne où l'activité a été la plus ralentie (pour être complet, d'autres facteurs devraient être cités comme l'importance du tourisme dans les pays les plus éprouvés). Et ce n'est pas fini. Le chiffre du deuxième trimestre sera encore plus mauvais: les estimations du recul varient selon les économistes entre 13% et 20%. En Espagne, il devrait être de l'ordre de 10%.
L'Allemagne suivra certainement le mouvement, mais de loin. Au premier trimestre, son PIB n'a reculé que de 2,2% grâce aux bons mois de janvier et février. Certes, comme le constate le bureau fédéral des statistiques, c'est le plus fort recul enregistré depuis la crise financière de 2008 et le second depuis la réunification, mais c'est une performance tout à fait honorable qui fait redouter à Paris que le fossé ne s'élargisse encore entre nos deux pays. Notons aussi que le PIB des États-Unis n'a cédé que 1,2% au cours de ce trimestre.
Alerte à Wall Street
Cet écart suffit-il à expliquer la bonne tenue de Wall Street, qui a rebondi nettement plus vite que les bourses européennes après la chute de février-mars? Des doutes commencent à apparaître. Au cours de la semaine close le 15 mai, la confiance dans la capacité de l'économie à repartir très vite a été soumise à rude épreuve. Alors que la semaine précédente s'était terminée sur une note soutenue, malgré une hausse inédite des chiffres du chômage, l'ambiance était davantage à la prudence dès le lundi 11.
Les investisseurs notaient certes avec satisfaction que la tendance était plutôt au déconfinement dans nombre de pays, mais ils relevaient avec inquiétude des signaux contradictoires.
Jerome Powell, président de la Fed, a prévenu qu'un nouveau plan d'aide serait probablement nécessaire.
Ainsi, en Chine on annonçait en même temps la réouverture du parc Disneyland de Shanghai et la découverte de nouveaux cas de Covid-19 à Wuhan, tandis que de nouveaux foyers d'infection étaient signalés dans des pays comme la Corée du sud et l'Allemagne qui semblaient avoir réussi à reprendre le contrôle de la situation.
Le 12, le docteur Anthony Faucy, épidémiologiste réputé et conseiller de la Maison-Blanche, avec lequel Donald Trump entretient des relations tumultueuses, mettait en garde contre un déconfinement trop rapide lors d'une visioconférence avec la commission de l'éducation et de la santé du Sénat; déjà, la veille, lors d'un entretien accordé au New York Times, il avait lancé une alerte face au risque de morts et de souffrances inutiles. Puis ce fut au tour de Jerome Powell, président de la Réserve fédérale, de prévenir que les dommages économiques causés par la pandémie pourraient être durables et qu'un nouveau plan d'aide serait probablement nécessaire. Enfin Donald Trump en personne a en ajouté une couche en durcissant son discours sur la Chine et en menaçant même de rompre les relations avec elle.
Des pertes limitées
Toutes ces alertes sanitaires, économiques et politiques auraient pu se payer très cher sur les marchés. Il n'en a rien été. Certes, cela a été une mauvaise semaine, mais à la bourse de New York, la séance du vendredi 15 mai s'est terminée en hausse et, au total, sur les cinq jours, le recul est limité: 2,7% pour le Dow Jones, 2,3% pour le S&P 500 et 1,2% pour le Nasdaq composite. La baisse est plus accentuée en Europe: près de 6% à Paris pour le CAC 40, un peu plus de 4% à Francfort.
Pourtant, des deux côtés de l'Atlantique, on peut considérer que les marchés restent chers, avec un rapport cours-bénéfice de près de 20 pour le S&P 500 et de 17 pour le CAC 40. Cet indicateur ne dit peut-être rien aux non boursiers, mais les personnes qui suivent les questions financières voient tout de suite que ce sont des chiffres élevés pour une période où les incertitudes restent fortes. Les investisseurs croient-ils aux miracles? C'est peut-être vrai aux États-Unis, où l'hypothèse d'un rebond rapide est loin d'être abandonnée; le président de la Réserve fédérale tout en lançant un remarqué «ne pariez pas contre l'économie américaine», le dimanche 17 sur CBS, a d'ailleurs jugé utile de préciser que le processus de retour à la normale durerait probablement jusqu'à la fin de l'année prochaine.
Ici, on croit surtout à TINA, l'acronyme anglais pour «there is no alternative»: alors que les taux d'intérêt demeurent très bas voire négatifs, la bourse, avec tous ses aléas, semble encore l'endroit où l'on a le plus de chances de ne pas perdre d'argent et peut-être d'en gagner. Le problème de TINA, c'est qu'il y a déjà un moment qu'elle est là et que, à la longue, des taux d'intérêt très bas peuvent avoir un effet pervers en encourageant la spéculation sur certains placements comme les actions et l'immobilier.
Faut-il vraiment rembourser ses dettes?
Mais pour tou·tes celles et ceux qui croient aux miracles, un autre terrain d'application est en train d'apparaître: c'est celui de la dette. Les États n'auraient pas besoin de rembourser tous ces milliards qu'ils empruntent pour soutenir l'économie! On le sait, la dette des États –comme, celle, inédite, qui pourrait être contractée par l'Union européenne à hauteur de 500 milliards d'euros sur proposition du couple franco-allemand– a peu à voir avec celle des particuliers. Quand un emprunt arrive à échéance, les États en émettent un autre et, s'ils arrivent à conserver la confiance des investisseurs, ils n'ont en fait jamais besoin de rembourser.
Mais, évidemment, nous venons de le voir, il y a un «si»: si, soit du fait de la mauvaise gestion de leurs gouvernants, soit du fait d'éléments extérieurs, ils perdent cette confiance, leur situation peut très vite devenir difficile, car les prêteurs ne veulent plus souscrire aux nouveaux emprunts ou exigent une rémunération de plus en plus élevée. Il s'enclenche alors un processus qui peut déboucher sur un défaut de paiement, la recherche d'un accord avec les créanciers, des mesures d'austérité, etc. Les Argentins et les Grecs pourraient très bien décrire ce qu'austérité veut dire.
Dans la situation actuelle, il n'y a pas d'inquiétude majeure à avoir: la Réserve fédérale, la Banque centrale européenne, la Banque d'Angleterre, la Banque du Japon, etc., toutes ont des plans d'achat de titres de dette publique qui permettent aux États de placer sur les marchés d'énormes volumes d'emprunts sans avoir à payer des taux d'intérêt élevés. Et, semble-t-il, cette situation est appelée à durer, de façon à ce que les États n'aient pas à resserrer trop vite les cordons de leur bourse, ce qui tuerait dans l'œuf tout espoir de reprise durable de l'activité.
L'argent magique n'existe pas
Mais que se passera-t-il ensuite? L'idéal serait que les banques centrales continuent à détenir un stock important de dette publique et renouvellent leurs achats lorsque des titres qu'elles détiennent arrivent à échéance. Cela suppose que ces établissements, censés être indépendants –de façon plus ou moins prononcée selon les pays–, continuent à coopérer avec les gouvernements, ce qui n'est pas acquis.
Ainsi l'économiste Patrick Artus estime que la détention d'une partie de la dette par les banques centrales équivaut à une annulation partielle de cette dette. Mais, en fait, ce n'est pas garanti. C'est pourquoi d'autres économistes estiment nécessaire et souhaitable que les banques centrales annulent purement et simplement la dette publique qu'elles détiennent. Voilà qui est admirable! À supposer que ce soit vraiment politiquement et juridiquement possible, ce genre de proposition est absolument stupéfiant, car, en clair, cela reviendrait à permettre aux États d'engager toutes les dépenses qu'ils jugeraient nécessaires (et peut-être d'autres qui le seraient moins…) puisqu'il n'y aurait rien à payer.
«Annuler la dette, c'est toujours en transférer le fardeau à d'autres.»
Peut-être un jour, si l'économie mondiale va très mal, des solutions de ce genre seront-elles discutées à l'échelle internationale. Mais ce ne serait envisageable que dans des conditions précises: si l'État concerné s'est endetté dans sa propre monnaie ou, dans le cas d'une union monétaire comme la zone euro, si sa dette résulte bien d'un choc qui a été subi par tous les pays de l'union. Il n'est pas du tout certain qu'un accord puisse être trouvé sur ce point.
Pour l'heure, il semble plus raisonnable de s'en tenir à la formule employée par l'économiste de l'OFCE Mathieu Plane, «l'argent magique n'existe pas», ou de se référer au point de vue de l'économiste Jean Pisani-Ferry, «annuler la dette, c'est toujours en transférer le fardeau à d'autres». Bâtir des budgets aujourd'hui en misant sur le fait qu'il n'y aura pas à rembourser une partie substantielle de l'argent emprunté serait s'exposer à de graves désillusions.
Polémique sur les vaccins
On peut trouver aussi une autre illustration de la pensée magique dans tous les débats sur les dépenses de santé. Remercions d'abord Paul Hudson, directeur général de Sanofi, pour l'entretien accordé à l'agence Bloomberg dans lequel il déclare que les États-Unis auraient probablement accès au vaccin contre le Covid-19 avant le reste du monde si son groupe réussissait à le mettre au point. Cette déclaration a permis aux dirigeants français et européens de montrer qu'ils savaient réagir énergiquement quand il le fallait et au président de Sanofi d'expliquer que ce propos avait été mal interprété et que bien évidemment tous les pays seraient servis en même temps.
Le gouvernement américain «a le droit aux plus grosses précommandes», car les États-Unis «ont investi pour essayer de protéger leur population», a expliqué, mercredi 13 mai, le directeur général du groupe. | Éric Piermont / AFP
Notons d'abord que l'on polémique ainsi sur un vaccin dont on n'est pas encore sûr qu'il puisse être mis au point, qu'il n'est pas certain que ce soit Sanofi qui le découvre et qu'en tout état de cause la mise en vente ne se ferait certainement pas avant un an. Sur le fond, l'affaire est intéressante, car elle vient battre en brèche une idée reçue aussi stupide que répandue: la santé n'a pas de prix. Si, elle a un prix, et même un prix très élevé. On voit maintenant ce que cela coûte à un pays de maintenir en confinement sa population pour limiter la propagation d'un virus: l'addition atteint très vite des dizaines ou des centaines de milliards!
Dans le cas du médicament, deux évidences sont à rappeler: la mise au point d'un médicament coûte très cher, ce qui donne un avantage aux gros laboratoires, et les découvertes de produits apportant réellement quelque chose de nouveau et permettant d'augmenter son chiffre d'affaires de façon significative sont très rares, ce qui conduit les laboratoires qui veulent grandir à en racheter d'autres, faute de pouvoir compter sur leur croissance interne. Résultat: la bataille se poursuit au niveau mondial entre quelques géants. Sanofi est certes une entreprise née en France et qui a toujours son siège social en France, mais elle est devenue une entreprise transnationale. Paul Hudson, son directeur général depuis moins d'un an, est un Britannique qui a auparavant occupé des postes dans des entreprises pharmaceutiques de diverses nationalités en Europe, aux États-Unis et au Japon.
La recherche et développement de Sanofi dans les vaccins, au cœur de la polémique actuelle, s'effectue à la fois en France, au Canada et aux États-Unis. Il n'est donc pas étonnant que ces derniers aient décidé de participer au financement de la recherche de Sanofi Pasteur Inc. sur le Covid-19 moyennant un accès privilégié au vaccin le cas échéant. En disant cela, Paul Hudson n'a fait que décrire d'une façon pour le moins maladroite une pratique répandue dans ce secteur. Ceux que ce genre d'arrangement choque auraient-ils été aussi choqués si Paul Hudson avait déclaré: bien évidemment, comme nous sommes une entreprise française, ce nouveau vaccin, s'il voit le jour, ira en priorité à la France? Malheureusement, l'indignation est souvent sélective… Le rôle joué par les entreprises transnationales dans la recherche, la production et la commercialisation des médicaments pose un problème, quels que soient les pays en cause.
La santé a certainement un coût
Cette question du prix de la santé se retrouve aussi dans les propos d'Emmanuel Macron, qui reconnaît avoir fait une erreur dans sa politique hospitalière. Tout le monde se félicite de ce changement de cap, mais que signifie-t-il? Si le plan de remise à niveau aujourd'hui contesté était à la fois trop modeste et trop étalé dans le temps, c'est, on peut le supposer, pour des raisons financières. Donc, si l'on veut faire plus et plus vite pour les hôpitaux, cela aura un coût, avec quatre possibilités: ou l'on réduit d'autres dépenses de santé pour maintenir globalement au même niveau l'enveloppe destinée à la dépense publique en ce domaine, ou l'on réduit les dépenses dans d'autres domaines (mais lesquels?), ou on augmente l'un des prélèvements obligatoires, impôt ou cotisation sociale, ou on laisse augmenter encore un peu plus le déficit de l'État et de la Sécurité sociale. La santé n'a peut-être pas de prix, mais elle a un coût.
Si notre président a tant tardé à répondre aux revendications du secteur hospitalier et à bien d'autres encore, c'est sans doute qu'il ne savait pas que l'on pouvait payer en empruntant de l'argent qu'on ne rembourserait jamais. Lui non plus apparemment ne croit ni à l'argent magique ni aux miracles. Mais est-ce vraiment un tort?