L'historien David Burke a tenté de les dénombrer: l'immeuble de Jack Pritchard et de Wells Coates, au design aussi moderniste que le mode de vie qu'il proposait, a abrité au moins sept espions majeurs. À ceux-là, on peut ajouter une trentaine d'autres membres du même réseau (agents doubles, informateurs, taupes infiltrées dans les plus hautes sphères de l'État ou à la cour royale) qui y ont régulièrement transité. Un redoutable cercle dont les hauts faits ont nourri la littérature et le cinéma.
On imagine volontiers derrière la lisse façade de la résidence une atmosphère à la John Le Carré, qui s'en est justement inspiré pour écrire son best-seller La Taupe (Tinker Tailor Soldier Spy). La reine du roman policier elle-même n'y a pas résisté: bien qu'ayant nié jusqu'à sa mort toute implication et invoqué sa seule imagination, Agatha Christie a rédigé au sein de cet immeuble son unique roman d'espionnage, si détaillé que l'autrice a dû subir un sévère interrogatoire de la part du MI5.
Pourquoi ont-ils particulièrement choisi de s'installer au sein de l'Isokon (alors connu sous le nom des «Lawn Road Flats»)? Comment ont-ils pu développer à ce point leurs activités et ce puissant réseau sans être inquiétés? Le MI5, service de renseignement responsable de la sécurité intérieure du Royaume-Uni, a récemment ouvert une partie de ses archives au public. Des centaines de documents attestent de la méfiance de l'institution vis-à-vis d'un certain nombre de locataires de la résidence dans le quartier d'Hampstead. Réfugiés d'Europe de l'Est fuyant le fascisme, intellectuels communistes, artistes à la vie bohème étaient régulièrement placés sous surveillance.
Mais la toile tendue par le réseau était si vaste, ses membres bien placés si réactifs qu'à de maintes reprises les alertes ont été interceptées et les tentatives de démantèlement avortées. Autant de ratés qui ont valu d'acerbes critiques au MI5, a posteriori accusé de flagrante incompétence. Au jeu du chat et de la souris, les services secrets britanniques ne sont pas sortis gagnants; étudiants et chercheurs continuent de passer au crible les dossiers du MI5 comme les Archives nationales, brandissant régulièrement de nouveaux profils aux activités suspectes ayant prospéré sans être repérés. Ils sont nombreux à posséder des liens avec certains locataires de l'Isokon.
Éloge du bon design à l'usage des espions
Il existe un «petit livre pratique» de l'espionnage et du contre-espionnage russe, rédigé par Vassilli Mitrokhine, ancien officiel du KGB passé à l'ouest en emportant de précieuses archives. Son KGB Handbook conseille d'arrêter son choix de logement en se basant sur quelques points cruciaux: «assurez-vous que les murs soient épais, qu'il n'y ait pas de portes internes [afin d'aller et venir ou recevoir tout en échappant aux regards des voisins] et vérifiez l'exposition des fenêtres», qui doivent permettre d'observer sans être vus.
L'architecte des Lawn Road Flats, Wells Coates, avait anticipé la nuisance sonore des appartements, séparés par deux épaisseurs de béton. Pas de couloirs ni halls, les portes d'entrées donnant sur la coursive externe (les locataires-espions optaient pour les portes masquées par un escalier). Le bois tout proche permettait de rencontrer discrètement un contact ou d'échapper à une filature.
Les Pritchard n'avaient pas envisagé y attirer tant d'espions, mais les critères convenaient parfaitement à leurs activités.
Les fenêtres de l'immeuble étaient masquées par de grands arbres, spécificité particulièrement appréciée par Agatha Christie. Elle aimait le grand cerisier si proche de sa fenêtre qu'il lui semblait «entrer dans l'appartement». D'autres locataires moins bien intentionnés y voyaient l'occasion d'être invisibles depuis l'extérieur. Le design intégré des appartements, entièrement équipés, présente un avantage majeur: on peut y débarquer avec une valise pour seule possession et s'y installer rapidement. Ou en repartir promptement et sans laisser de trace.
Les Pritchard avaient imaginé le concept de ces minuscules appartements et d'une résidence privilégiant la vie intellectuelle et sociale à destination d'une population jeune, active, cosmopolite et souvent nomade. Ils n'avaient pas envisagé y attirer tant d'espions, mais les critères convenaient parfaitement à leurs activités. Et puis Pritchard n'avait-il pas surnommé l'endroit «Isokon» en hommage au constructivisme russe?
Un design qui assure discrétion et efficacité: les appartements de l'Isokon, entièrement équipés et isolés du bruit comme des regards, étaient le point de chute privilégié des agents soviétiques à Londres. Certains y sont restés quelques mois peine, d'autres près de vingts ans. | Publicité Lawn Road Flats (Pritchards papers)
Le parfait écran de fumée
La résidence comme le quartier pouvaient aussi leur apporter une forme de réconfort, tant on y croisait de réfugiés venus d'Europe centrale, se retrouvant dans les cafés viennois, pâtisseries venues de l'est, restaurants de spécialités et librairies spécialisées qui y avaient rapidement fleuri. Nombreux étaient les sympathisants communistes et intellectuels de gauche à avoir élu domicile à l'Isokon: un écran de fumée idéal pour les agents à la solde de la Russie, et une manne rêvée pour les recruteurs. Le plus célèbre d'entre eux allait attirer dans ses filets et former un cercle de gentlemen britanniques longtemps insoupçonnés, dont la révélation des noms ferait plus tard éclater une série de scandales retentissants. L'affaire des «Cinq de Cambridge» marque le plus grand coup d'éclat de la Cinquième colonne britannique.
L'histoire commence avec une femme: la photographe Edith Tudor-Hart est la belle-sœur de Beatrix Tudor-Hart, maîtresse de Jack Pritchard. Née en Autriche de parents libraires, fervents socialistes, Edith a été «convertie» au communisme à l'âge de 17 ans par un homme plus âgé, marié, avec lequel elle a entretenu une liaison: le docteur Arnold Deutsch. C'est lui qui lui a offert, lors de leur rupture, son premier appareil photo.
En 1928, elle s'enrôle au Bauhaus de Dessau pour y étudier la photographie, sans deviner à l'époque qu'elle retrouverait ses professeurs à Londres, aux Lawn Road Flats. Elle partage avec les Pritchard leurs idées sur la planification, milite pour la mise en place de meilleures politiques du logement, pour la protection de l'enfance, une amélioration des systèmes de santé et d'éducation.
C'est elle qui sera la photographe officielle de l'inauguration des Lawn Road Flats, en 1934. Mais ses photographies officieuses en disent plus: elle met en scène les ouvriers, les coulisses moins reluisantes, les enfants démunis, les réfugiés du quartier… Le musée Tate de Londres lui consacrera une exposition en 2017, reconnaissant son influence dans la photographie sociale. En cette période d'entre-deux-guerres, ses activités artistiques engagées n'assouvissent pas l'aspiration d'Edith à participer à rendre la société plus juste. L'occasion de passer à la vitesse supérieure se présente lorsque son mari Alex Tudor-Hart et elle sont contactés par une vieille connaissance: Arnold Deutsch. C'est par leur entremise qu'il arrive à l'Isokon en 1934.
Aristocrates, diplomates, agents doubles: les Cinq de Cambridge
Edith (qui recrute également, de son côté, des étudiants d'Oxford) lui suggère de se rapprocher d'un étudiant de l'université de Cambridge, dont l'épouse est une amie. Kim Philby, membre d'un cercle d'étudiants libertins, libertaires et sympathisant nazi, est fils de diplomate. Cet Anglais aux impeccables références deviendra un haut gradé du MI6, les Services de renseignement extérieur britanniques, tout comme un autre de ses acolytes du groupe des Cinq de Cambridge, Guy Burgess. L'étudiant le plus doué de sa génération, c'est lui qui convainc son ami Anthony Blunt, lointain cousin pauvre de la reine Mary (mère de la reine Elizabeth II) et futur gardien des collection d'art royales, de faire partie du cercle.
Ils seront rejoints par deux autres recrues de Deutsch, Donald Duart Maclean (fils de l'ancien Ministre de l'éducation Sir Donald Maclean) et John Cairncross. Maclean devient diplomate à Washington et fournit en 1944 à Staline les minutes du rendez-vous secret organisé entre Roosevelt et Churchill. L'Ecossais Cairncross s'avère un autre atout précieux pour les Soviétiques: lui aussi membre du MI6, il est chargé du déchiffrement des messages codés de la célèbre machine Enigma à Bletchley Park pendant la Seconde Guerre mondiale. Grâce aux informations qu'il parvient à faire passer, l'URSS emporte la bataille de Koursk. Il faut attendre 1990 pour que soit révélé son rôle de «Cinquième», ce que Cairncross niera jusqu'à sa mort.
Car, bien que souvent soupçonnés, les Cinq seront souvent sauvés par leurs compatriotes, qui ne peuvent croire à leur trahison. Lorsque la CIA accuse Kim Philby d'être un agent double dans les années 1950, c'est le secrétaire d'État du Foreign Office (et futur premier ministre) Harold Macmillan qui lui sauve la mise. La défection brutale de Maclean et Burgess en 1951, alors qu'ils venaient d'être démasqués, est un coup dur. Des soupçons commencent à peser sur leurs acolytes et c'est au tour de Philby de s'enfuir à Moscou en 1963. Cette même année, l'Américain Michael Straight (cousin de Gore Vidal et de Jacqueline Kennedy) raconte avoir brièvement fait partie de leur cercle et dénonce Blunt.
Kim Philby a été accueilli en héros en Union Soviétique, où un timbre a été commercialisé à son effigie. | Matsievsky via Wikipédia
La reine Elizabeth est immédiatement mise au courant (la scène est au cœur d'un épisode de la saison 3 de la série The Crown sur Netflix), mais Blunt conservera son poste jusqu'en 1972. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le scandale n'éclaboussera pas le grand historien de l'art avant 1979. Blunt, anobli par la reine en 1956, perd alors son titre. Ses mémoires inédites seront confiées à la Bibliothèque nationale à la condition de ne pas les rendre publiques avant 2009. Il y exprime, mollement, ses regrets, et rend hommage à Edith Tudor-Hart, «Grand-mère des Cinq».
La ménagère et les secrets de l'arme nucléaire
Un autre cercle d'espions moins flamboyants que les «Magnificent Five» de Cambridge, mais tout aussi efficaces, sévit depuis l'Isokon. L'un des premiers résidents, Anthony Gordon Lewis, membre du parti communiste du Royaume-Uni et employé de la BBC, est marié à Brigitte Kuczynski. La famille de cette dernière, des juifs allemands, ont trouvé refuge à Londres et emménagé de l'autre côté de la rue. Brigitte travaille à la London School of Economics, où enseignent également son père et son frère Jürgen. C'est cet économiste que l'historien David Burke soupçonnera d'avoir renseigné Agatha Christie pour son roman N or M?. Leur sœur aînée Ursula, sous le nom de code de «Sonya», sera considérée comme la plus grande espionne de la Russie soviétique.
Formée en Chine puis en Russie, Ursula-Sonya Kuczynski possède un physique avantageux, ce qui lui vaut également de jouer dans les années 1930 dans plusieurs films. Installée en Suisse avec mari et enfants, elle divorce et épouse un autre agent, Len Beurton. Ce mariage-couverture qui lui permet d'obtenir la nationalité britannique durera soixante ans. Mais le vent manque de tourner lorsque, piquée au vif d'avoir été congédiée, la nounou des enfants d'Ursula la dénonce aux services secrets britanniques: une fois encore, ils décident d'ignorer le drapeau rouge agité sous leur nez.
Sans être inquiétée, Ursula apprend à Staline l'existence d'une alliance entre Roosevelt et Churchill, joignant leurs ressources afin d'élaborer une bombe atomique.
Rassurée, Ursula élabore un réseau destiné à couvrir et protéger les activités du savant atomiste Klaus Fuchs (père de la bombe H) et de sa secrétaire Melita Norwood. Brigitte, Jürgen (agent double, déjà employé par l'OSS, ancêtre de la CIA) et leur père, lui aussi éminent économiste, lui apportent leur soutien. Devenue l'officier traitant de Fuchs, elle transmet les informations confiées par ce dernier au moyen de… sa corde à linge, qui cache en réalité un système de radio hautement sophistiqué !
La communication par ondes radio était interdite aux civils durant la guerre: la police locale, ayant découvert l'activité suspecte, la dénonce au MI5. Qui n'intervient pas plus que lorsque Milicent Bagot, qui inspirera à John le Carré le personnage récurrent de la Soviétologue Connie Sachs dans ses romans, dénonce Jürgen. Sans être inquiétée, Ursula apprend à Staline l'existence d'une alliance entre Roosevelt et Churchill, joignant leurs ressources afin d'élaborer une bombe atomique. D'autres informations secrètes permettent à la Russie de gagner plusieurs années sur le développement de leur propre arme nucléaire: le premier essai est réalisé en 1949, et non en 1953 comme les services secrets britanniques et américains l'ont d'abord cru.
La bombe atomique, Che Guevara et la «vilaine fille»
«Tube Alloys», le programme secret d'arme nucléaire britannique, est intégré au projet Manhattan américain, développé au Mexique. Couverture idéale pour le redoutable Klaus Fuchs, il rejoint l'équipe de scientifiques à Los Alamos et participe à l'élaboration de la première bombe atomique. Il revient en Angleterre en 1946 pour diriger un des laboratoires de l'établissement de recherche atomique d'Harwell. Finalement soupçonné en 1949, son arrestation l'année suivante sera l'élément déclencheur qui mènera au procès des époux Rosenberg. Ursula, elle, évite les ennuis grâce à son amitié avec le directeur du MI5 et part avec mari et enfants s'installer en République démocratique allemande (RDA). Fuchs les y retrouvera après avoir purgé sa peine. Ursula se met à écrire des livres pour enfants, avant d'oser rédiger ses mémoires en 1977. Le livre est un succès.
Quant à la discrète Melita Norwood, fidèle secrétaire de Klaus Fuchs, il aurait été facile de l'oublier. N'a-t-elle pas tout fait, comme sa mère et sa sœur, voisines des Lawn Road Flats et elles aussi espionnes, pour passer inaperçue? En 1938, elle manque de justesse d'être arrêtée mais réussit à s'en sortir. Et continue paisiblement d'exercer son activité d'espionnage pendant quarante ans de plus. Après avoir connu la plus longue carrière d'espionne à la solde des Russes, elle est «à la retraite» lorsque le Times achète les droits des mémoires de Vassili Mitrokhine et révèle son existence. Melita Norwood fait la Une des journaux (Judi Dench jouera son rôle en 2018 dans le film Red Joan).
L'historien David Burke, qui s'entretient régulièrement avec elle, s'inquiète aussitôt des retombées pour cette femme de quatre-vingt-neuf ans et se précipite chez elle. Elle l'accueille, en sirotant son thé dans une tasse à l'effigie de Che Guevara, d'un très flegmatique: «j'ai été plutôt vilaine [«rather a naughty girl»].»