Culture

«Boogie Nights», 33 centimètres d'incertitude

Temps de lecture : 9 min

Révélant un cinéaste de 27 ans et une belle poignée d'acteurs et d'actrices, la saga scorsesienne autour d'un jeune étalon devenu acteur porno était le film de tous les risques.

Mark Wahlberg dans «Boogie Nights» | Capture d'écran via YouTube
Mark Wahlberg dans «Boogie Nights» | Capture d'écran via YouTube

Peut-on imaginer la frustration du cinéphile en herbe de (même pas) 14 ans lorsqu’il découvre que ses revues favorites encensent un film sur le porno, et que ce dernier est interdit aux moins de 16 ans? Nous sommes en mars 1998: pas moyen d’aller jeter un œil sur les sites de streaming ou de peer to peer pour voir si une copie américaine n’aurait pas fuité, comme c’est désormais le cas chaque année pour la plupart des films nommés aux Oscars ou aux Golden Globes.

Impossible –et inutile– de se faire passer pour plus vieux que je ne suis au guichet du cinéma municipal: d’abord parce que j’ai clairement l’air d’avoir 13 ans et demi; ensuite, et surtout, parce qu’un film pareil n’est jamais arrivé jusqu’aux écrans de ma ville. Mais sans regret: il me faudra juste quelques mois supplémentaires de patience avant la sortie en VHS.

Sacrée brochette d’interprètes

À sa sortie française, Boogie Nights fait finalement peu de vagues, en tout cas pas au-delà des pages culture des hebdomadaires et des cahiers critiques des mensuels de cinéma. Le réalisateur, Paul Thomas Anderson, est un inconnu de 27 ans, dont le seul film réalisé précédemment (Hard Eight) n’a pas eu les honneurs d’une sortie en salle.

Souvenons-nous qu’au siècle dernier, c’était autrement plus rédhibitoire que maintenant: les films qui débarquaient directement dans les vidéo-clubs étaient automatiquement frappés du sceau «médiocre», et condamnés à passer inaperçus.

Également connu sous les titres Double mise et Sydney, Hard Eight n’a été réhabilité et valorisé que quelques années plus tard, une fois obtenue la confirmation que Paul Thomas Anderson allait faire durablement partie du paysage cinématographique mondial.

Ce joli galop d’essai, moins magistral que les œuvres suivantes mais plus qu’honorable pour un premier film, se distinguait avant tout par une distribution de grande classe. Autour de stars en plein essor –Gwyneth Paltrow, tout juste sortie de Seven, et Samuel L. Jackson, quelque part entre Pulp Fiction et Jackie Brown– gravitaient des noms encore assez méconnus, mais qui n’allaient pas tarder à prendre de l’envergure grâce au jeune cinéaste: Philip Baker Hall, John C. Reilly, Philip Seymour Hoffman –rien que ça.

On retrouve d’ailleurs ces trois-là au casting de Boogie Nights, brillantes individualités se fondant idéalement dans un collectif foisonnant. Vue de 2018, la liste donne le vertige: Mark Wahlberg, Julianne Moore, William H. Macy, Heather Graham, Alfred Molina, Don Cheadle, Luis Guzman, Burt Reynolds, Thomas Jane…

À l’époque, le cocktail pouvait sembler autrement plus déroutant. Un ancien membre éphémère des New Kids on the Block et fondateur d'un groupe de hip-hop, l’actrice rousse de Short Cuts et Safe, le mari dépassé de Fargo: une sacrée brochette d’interprètes, dont on connaissait souvent les visages mais pas forcément les noms.

L'effet «Showgirls»

Wahlberg a d’ailleurs failli ne jamais accepter le rôle principal. Fervent catholique, il confie avoir d’abord songé à ne même pas lire le scénario, peu enthousiaste à l’idée de jouer un acteur porno. «Ça pouvait être absolument génial ou sacrément mauvais», confiait-t-il récemment.

La récente sortie de Showgirls de Paul Verhoeven, qu’il considère comme calamiteux, le pousse à refuser. Mais «finalement, je me suis dit qu’il fallait que je rencontre le réalisateur pour comprendre s’il voulait juste faire une pub Calvin Klein avec moi en sous-vêtements, ou s’il comptait réussir un grand film». Une rencontre et une lecture plus tard (avec Reilly, Hoffman et Jane), il finit par accepter, presque bon gré mal gré.

Il y a quelques mois, Mark Wahlberg profite d’une interview pour exprimer son regret d’avoir finalement cédé à Anderson. «J’espère que Dieu est cinéphile et qu’il me pardonnera, parce que j’ai effectué quelques très mauvais choix de carrière», explique-t-il, avant de préciser que Boogie Nights était selon lui le pire de tous –faut-il avoir la mémoire courte pour oublier qu’on a tourné dans Ted 2, quatre films Transformers et qu’on a produit Entourage (le film et la série).

Deux autres acteurs bien connus avaient été contactés avant «Marky Mark»: d’abord Leonardo DiCaprio, qui refusa le rôle à cause du tournage de Titanic, puis Joaquin Phoenix, qui ne se voyait pas dans le rôle.

Voilà quelques années, DiCaprio affirmait quant à lui qu’avoir décliné le rôle principal de Boogie Nights était sans doute le plus grand regret de sa carrière, même s’il s’en serait voulu davantage de dire non à James Cameron. Les producteurs du film pensent d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas que d’une question de calendrier: «Boogie Nights faisait peur», résume le producteur John Lyons.

Introducing Dirk Diggler

Anderson semblait pourtant avoir fait les choses dans l’ordre pour ne brusquer personne, s’y prenant étape par étape, au lieu d’avoir les yeux plus gros que le ventre. Boogie Nights est en fait le prolongement de The Dirk Diggler Story, réalisé en 1988 par celui qui n’était alors âgé que de 18 ans.

Ce faux documentaire d’une demi-heure a-t-il été conçu d’emblée comme une gigantesque carte de visite destinée à obtenir le budget nécessaire pour un long-métrage? L’histoire ne le dit pas, mais il n’est pas interdit de le supposer. Paul Thomas Anderson pourrait bien être le genre d’artiste dont le plan de carrière, tout tracé depuis l’adolescence, se déroule ensuite sans accroc.

Dirk Diggler, c’est le pseudonyme du jeune californien interprété par Mark Wahlberg, dont la carrière va connaître un essor stupéfiant, avant que la lassitude, la drogue, la grosse tête et l’évolution des mœurs ne se mettent à rendre les choses plus compliquées que prévu.

Mais si le casting de Boogie Nights est si riche, c’est parce que l’histoire de celui qui s’appelle en fait Eddie Adams va de pair avec celle de l’industrie pornographique américaine des années 1970-1980.

Contrairement à Magnolia, le film réalisé ensuite par Anderson, Boogie Nights n’est pas réellement un film choral: Eddie/Dirk en est réellement le héros, inspiré de la légende John Holmes –qui sera interprété quelques temps plus tard par Val Kilmer dans le moins mémorable Wonderland.

Parmi les personnages-clés de cette épopée (chaque protagoniste a un intérêt, généralement aussi comique que tragique), il y a Jack Horner, vieux briscard de la production de films pornographiques.

Avant d’engager Burt Reynolds, Anderson tenta en vain d’enrôler Bill Murray, Jack Nicholson, Albert Brooks, Sydney Pollack ou encore Harvey Keitel –qui «n’a même pas compris pourquoi» on avait pu penser à lui, relate la directrice de casting Christine Sheaks.

Ce rôle de vieux loup en passe d’être ringardisé par l’avènement de la VHS –à moins qu’il ne soit déjà ringard– échoit finalement au héros de Délivrance. Un choix sans doute influencé par la prestation pourtant calamiteuse de Reynolds dans Striptease, deux années auparavant, aux côtés de Demi Moore: cigare et moumoute, il y interprétait poussivement un député pris dans des affaires de mœurs au sein d’un Miami interlope.

Pour l’anecdote, Warren Beatty fit contacter Paul Thomas Anderson afin de lui faire savoir qu’il était intéressé par le film. Dans une interview accordée au présentateur Charlie Rose, le cinéaste dit avoir été extrêmement dérouté par son entretien téléphonique avec l’acteur alors âgé de 59 ans, qui finit par lui avouer qu’il lorgnait moins sur le rôle du producteur en perte de vitesse que sur celui de la star montante.

On n’ose même pas imaginer à quoi aurait ressemblé le film si son jeune étalon à peine majeur avait été incarné par un bellâtre trois fois plus âgé. Sans doute à une bonne grosse blague. «Je pense qu’il plaisantait à moitié», conclut Anderson –à moitié seulement.

Tournage tendu comme un string

Décidément, le film fait peur. Non seulement les comédiens passent leur tour par crainte d’être ridiculisés ou blacklistés par Hollywood (dont Samuel L. Jackson, qui déclina bruyamment le rôle finalement attribué à Don Cheadle, et ne tourna plus jamais avec le cinéaste), mais ceux qui ont dit oui sont régulièrement mal à l’aise.

Le tournage se passa particulièrement mal entre Burt Reynolds et Paul Thomas Anderson, qui manquèrent d’en venir aux mains à plus d’une reprise. Entre le génie en herbe et le vieux routier du cinéma américain, le torchon n’a pas tardé à brûler, Reynolds venant régulièrement tempérer les séances d’autocongratulation d’Anderson –c’est en tout cas comme cela que l’acteur le raconte.

Ce que Reynolds ne dit pas, c'est que contrairement à des interprètes qu'il considérait comme ultra fiables, Julianne Moore et William H. Macy en tête, Paul Thomas Anderson lui avait interdit d'improviser ou de modifier le moindre mot de ses dialogues. Un manque de confiance qui fut à l'origine de plusieurs débuts de rixes.

La légende dit même qu’après avoir vu la projection du film, l’acteur tenta de renvoyer son agent parce qu’il estimait que lui avoir proposé ce film était une lourde erreur. Un Golden Globe du second rôle et une nomination aux Oscars plus tard, Reynolds continue d’affirmer son manque d’affinités avec le cinéaste (ce qui est tout à fait son droit), sans plus jamais faire de commentaires sur la qualité intrinsèque d’un film qu’il avait vraisemblablement mal jugé.

Moins rancunier, Anderson a même proposé à Reynolds de rempiler en intégrant le casting de Magnolia. «J'ai fait un film avec Paul Thomas Anderson, c'est suffisant pour moi», a ironisé l'acteur.

Désireux de livrer une œuvre réaliste sur le X californien de l'époque, Anderson a tenté de brouiller la frontière entre le cinéma traditionnel et l'industrie pornographique. Dans ce but, il a fait appel à plusieurs professionnelles et professionnels, à commencer par la légende Ron Jeremy, embauché en tant que consultant. Ami de John C. Holmes, Jeremy est considéré comme l'acteur porno le plus prolifique de l'histoire.

D'autres ont même obtenu un rôle dans le film, à l'image de Nina Hartley, actrice porno et sexologue, qui interprète l'épouse malheureuse du personnage incarné par William H. Macy. Fréquemment nue (y compris en dehors des temps de tournage), faisant pression pour que certaines scènes de sexe ne soient pas simulées, Hartley a créé plus d'un clivage au sein d'une équipe plus frileuse.

Scorsesien, et après

Cet état d'incertitude –est-on en train de tourner un grand film ou de briser sa carrière en participant à un porno soft qu'on trainera toute sa carrière comme un boulet?– participe sans doute à faire de Boogie Nights un film plus singulier qu'il n'y paraît.

Si les influences du cinéma de Martin Scorsese sont difficilement contestables, le film de Paul Thomas Anderson s'en distingue en évoluant entre une ambition démesurée et une modestie digne des artisans les plus intègres –tout comme ses protagonistes.

J'ai beau ne jamais avoir fait de porno (pardon de vous décevoir), je me sens infiniment proche des personnages du film. Pas par les mensurations, mais par l'incertitude avec laquelle j'avance dans l'existence –et vous avec– et par la façon qu'a Anderson de superposer le gracieux et le ridicule, le génie et l'imbécillité.

Je ne me suis jamais senti aussi proche d'un personnage de Scorsese, aussi fabuleux ce cinéaste soit-il. Ni d'un autre personnage écrit par Paul Thomas Anderson, si l'on excepte le héros incarné par Adam Sandler dans Punch-Drunk Love.

À tous les niveaux, Boogie Nights respire l'amour du travail bien fait. C'est aussi vrai pour l'équipe qui a travaillé à faire ce film que pour celle que le film décrit: différents types de cinéma, même envie de se donner à fond, en toute sincérité, quitte à frôler la maladresse.

La séquence au cours de laquelle le néophyte Eddie/Dirk et la chevronnée Amber Waves –Julianne Moore, qui aurait mérité tous les Oscars du monde pour ce film– tournent une scène de sexe incroyable devant une équipe médusée constitue sans doute l'une des plus belles déclarations d'amour jamais adressées par un cinéaste à son propre art.

La passion des interprètes, l'enregistrement de chaque photogramme, le silence recueilli de l'équipe face à ce qui est en train de se passer sous ses yeux: sans ironie aucune, la séquence ne peut que donner envie de faire du cinéma –traditionnel ou non.

L'étrange beauté du film et le fait qu'il aille au-delà de la simple fresque tiennent également au refus assumé par Anderson de faire évoluer ses protagonistes. «Ce sont les mêmes qu'au début. Normalement, dans les films, il y a des changements à quatre-vingt-dix degrés. Si mes personnages changent, c'est d'un degré, tout au plus. Pour moi, ce sont exactement les mêmes à la fin qu'au début».

Boogie Nights ne vous enjoint pas à devenir quelqu'un d'autre au bout du chemin, mais vous crie qu'être vous-même peut déjà être vachement cool, qu'on ait ou non un chouette pseudo et une queue de trente-trois centimètres.

C'est probablement l'une des leçons de vie les plus essentielles qu'ait pu donner le cinéma des années 1990, mais l'ado que j'étais en 1998 serait sans doute passé à côté, pour ne retenir du film que le souvenir ému de Heather Graham en Rollergirl.

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