Depuis quand l’étiquette «film culte» est-elle devenue un argument marketing? Certaines œuvres sont propulsées cultes quelques jours à peine après leur sortie, et on connaît même des cinéastes qui semblent avant tout préoccupés de multiplier les gimmicks et les scories afin d’être cultifiés de leur vivant –Edgar Wright, si tu nous entends...
The Big Lebowski, lui, mérite ce statut de film culte. D’abord parce que les frères Coen se moquent complètement de ce genre de distinction. De leur propre aveu, la gigantesque popularité dont jouit le film les dépasse complètement. «Ce film continue à exercer une vraie fascination chez les gens, bien plus que chez nous-mêmes», confiait Joel Coen dans une interview accordée en 2009.
Classement sans suite
Autrement dit, les frangins ne considèrent pas le film comme l’une de leurs œuvres majeures, ce qui explique notamment pourquoi il n’y aura jamais de The Big Lebowski 2.
La rumeur a pourtant enflé plus d’une fois. À force d’en avoir envie, les fans ont fini par croire au Père Noël qu’ils avaient eux-mêmes inventé.
Et c’est vrai qu’imaginer Bill Murray rejoindre Jeff Bridges dans une suite semblait presque alléchant, à condition bien sûr que celle-ci soit dirigée par les Coen. On sait ce que donnent les suites des films dits cultes quand elles sont confiées à d’autres: celle de Donnie Darko, par exemple, continue à me donner des insomnies.
Les frères Coen n’aiment pas les suites. Mais John Turturro a fini par obtenir leur accord pour faire revenir Jesus Quintana, le personnage qu’il interprétait dans The Big Lebowski. Joueur de bowling inclassable, pédophile repenti, Quintana était sous-utilisé dans le film, au grand dam d’un Turturro frustré.
On ne sait pas s’il faut se réjouir: un spin-off intitulé Going Places, réalisé et interprété par Turturro (avec aussi Susan Sarandon et Audrey Tautou), devrait sortir cette année.
Problème: non seulement le film risque de transformer un agresseur d’enfants en héros, mais il s’inspire ouvertement des Valseuses de Bertrand Blier –lequel sera crédité au générique.
Il y a vraiment des projets dont notre époque se passerait allègrement. À vrai dire, on se serait contenté de cette fausse bande-annonce de The Big Lebowski 2 signée Funny Or Die, dans laquelle tous les rôles sont interprétés par Tara «Bunny Lebowski» Reid.
Pas grand-chose à jeter
Il n'est plus vraiment nécessaire de présenter les frères Coen. Les frangins ont réalisé dix-sept longs-métrages, obtenu une Palme d'or pour Barton Fink en 1991, un Oscar du scénario original pour Fargo en 1997, puis réussi le triplé meilleur film / meilleurs réalisateurs / meilleur scénario adapté pour No Country for Old Men en 2008.
Parmi leurs titres les plus mémorables, on trouve également The man who wasn't there (prix de la mise en scène à Cannes en 2001), A serious man ou encore Inside Llewyn Davis (Grand prix à Cannes en 2013). D'autres que moi auraient commencé par citer Miller's Crossing, True Grit ou Sang pour sang.
Bref, pas grand-chose à jeter dans leur filmo, malgré une petite baisse de régime dans les années 2003-2004 –au diable la politique des auteurs, Intolérable cruauté et Ladykillers sont vraiment des films à oublier.
Depuis 1984, ils explorent toutes les facettes de la comédie noire, de la plus drôle à la plus noire, avec un don prononcé pour l'écriture de personnages hauts en couleur, naviguant dans des univers sombres mais truculents.
La prouesse des Coen, c'est qu'ils parviennent à se renouveler à chaque film –ou presque– tout en étant aussi reconnaissables que singuliers. À tel point que l'on utilise désormais l'adjectif «coenien» lorsqu'il s'agit de décrire les nombreux films qui tentent de jouer sur des tonalités voisines, souvent en vain.
The Dude, pas le Duc
Parmi cette galerie désormais fournie de protagonistes mémorables, c'est pourtant ceux de The Big Lebowski qui sont entrés de la façon la plus durable qui soit dans l'imaginaire collectif.
En premier lieu, il y a The Dude, interprété par Jeff Bridges. En VF, son surnom est «le Duc», mais ça n'était tolérable que quand j'avais 14 ans, et pas la possibilité d'accéder au film en version originale sous-titrée.
Le vrai nom du Dude, c'est Jeffrey Lebowski, confondu avec son homonyme –un vieux millionnaire– par des nihilistes qui viennent l'agresser à son domicile et pisser sur son tapis.
Important, le tapis. Car si The Dude –personne ne l'appelle autrement– est un monolithe absolu, ou plus précisément le plus gros glandeur de tous les temps, le fait que des types aient souillé son tapis avec de l'urine va le conduire à se remuer pour obtenir réparation.
Drôle, pathétique et poétique, The Dude est l'archétype du personnage coenien réussi. Il semble n'avoir aucune raison d'être, aucun objectif de vie, mais aime fumer des joints, boire des white Russians et aller au bowling avec ses amis Walter et Donny.
Là où les Coen font fort, c'est que si les scènes de bowling sont nombreuses dans le film, à aucun moment on ne voit The Dude en train de jouer, ni même se saisir d'une boule. En finesse, sans insister, ils laissent cette possibilité en suspens: si ça se trouve, même jouer au bowling représente un effort trop important pour lui –ce qui rend d'autant plus incroyable l'élan qui le pousse à vouloir jouer les justiciers pour un simple tapis.
État de grâce
«The Dude reste aujourd'hui encore mon personnage de fiction préféré, raconte Antoine, 35 ans. J'avais une quinzaine d'années quand le film est sorti, et c'était le héros parfait pour un ado comme moi. Le mec n'en fout pas une, il boit et il fume, il se fringue n'importe comment, jusqu'à atteindre une certaine forme de classe... Et à la fin, il finit par coucher avec la fille sans avoir rien demandé. Quand j'ai commencé à faire tourner la VHS à mes potes, on était presque tous d'accord sur le fait que ce type allait être notre inspiration pour les décennies à venir.»
Et dans les faits? «On n'a jamais atteint l'état de grâce du Dude. Se comporter comme lui dans la vraie vie, c'est s'assurer de passer les années lycée avec l'étiquette “loque cradingue” sur le dos.»
Couronné meilleur stoner movie (que l'on peut traduire par «film de foncedé») de l'histoire par Rolling Stone, le film n'a mis que quelques mois à devenir l'œuvre de chevet d'un grand nombre de fumeurs et de fumeuses de joints.
The Big Lebowski n'est pas un film sur les pétards, qui font simplement partie du décorum, tout comme les white Russians et la vieille robe de chambre dans laquelle se pavane The Dude. Mais c'est peut-être le film qui retranscrit le mieux cet état végétatif qui accompagne la consommation régulière de ce genre de substance.
Quand on est ado, la présence de joints dans un film lui fait gagner automatiquement dix points de coolitude –à quelques exceptions près, dont LOL et sa vision ringardissime du sujet.
Quelque chose de Wes Anderson
Mais ce n'est qu'une infime partie de ce qui rend The Big Lebowski si addictif pour une bonne partie du public. Parmi tous les grands films des frères Coen, c'est sans doute celui qui atteint les plus hauts sommets dans sa façon de caractériser et singulariser chaque protagoniste.
Tics verbaux, accessoires, looks improbables, habitudes vestimentaires: les personnages de The Big Lebowski sont livrés avec leur panoplie complète, un peu comme c'est le cas des héros et héroïnes des meilleurs Wes Anderson –La Famille Tenenbaum en tête.
De boutiques Etsy en sites de vente de t-shirts, on ne compte plus les collections consacrées à The Big Lebowski –et idem pour à peu près toute la filmo d'Anderson. À New York, un magasin entièrement dédié au film a même ouvert en 2011, connaissant un certain succès auprès des touristes avant de fermer définitivement ses portes en 2015.
The Big Lebowski présente d'ailleurs plus d'un point commun avec le cinéma de Wes Anderson, qui en 1998 n'avait encore réalisé qu'un film, Bottle Rocket: une façon bouleversante de montrer comment l'humanité toute entière tente de dissimuler son désarroi derrière des accessoires.
Tout cela sans la préciosité glacée de La Vie Aquatique ou The Grand Budapest Hotel, qui donnent parfois l'impression de voir un grand garçon un peu coincé jouer avec ses Playmobil.
Mariages dudéistes et autres célébrations
Ce qu'il y a d'hallucinant, c'est que The Big Lebowski n'a pas seulement inspiré quelques produits dérivés: il fait littéralement l'objet d'un culte. Le personnage joué par Jeff Bridges est à l'origine d'une religion auto-proclamée, le dudéisme, décrit comme un courant du taoïsme.
Sur le site officiel de cette communauté, on apprend que plus de 350.000 personnes ont déjà été ordonnées prêtres et prêtresses dudéistes, un titre officiel qui permet de diriger des cérémonies de mariage ou de funérailles dans certains états des États-Unis.
Si vous souhaitez rester athée ou vous consacrer à votre religion actuelle, vous pouvez aussi vous contenter de vous rendre au Lebowski Fest, dont la dix-septième édition aura lieu les 20 et 21 juillet prochains du côté de Louisville, dans le Kentucky. Au programme: concours de bowling, désignation des meilleurs costumes, projections multiples du film et concerts autour de la bande originale de Carter Burwell.
Mais puisqu'on fête cette année le vingtième anniversaire du film, un événement spécial a également été organisé en mai à Los Angeles, avec également du bowling, de la musique et du cinéma. On imagine bien des projections façons Rocky Horror Picture Show, avec un public déguisé déclamant en chœur des répliques connues sur le bout des doigts.
En observant le programme des festivités des années précédentes, on réalise sans trop de surprise qu'il ne varie guère d'une année à l'autre. Pourtant, les tickets continuent de se vendre comme des petits pains. Comme si, à la manière du Dude, il était rassurant pour une partie des fans de se retrouver régulièrement pour reproduire les mêmes traditions.
Car c'est aussi de cela qu'il s'agit dans The Big Lebowski: de prôner une amitié simple, parfois routinière, où le but est avant tout de passer de bons moments en compagnie de personnes que l'on n'a pas besoin de séduire en permanence. Walter (fabuleux John Goodman) a beau être aussi bavard que colérique, au contraire d'un Donny (Steve Buscemi) qui ne parvient jamais à se faire entendre ou comprendre, leur présence fait du bien. Et l'idée que l'un d'entre eux puisse un jour disparaître fait au contraire un mal de chien.
Entre couilles
«J'adore le film mais ça manque quand même un peu de nanas, tempère Laure, 37 ans. Ce n'est pas vraiment une surprise concernant les films des frères Coen: à part l'héroïne de Fargo, ils n'ont jamais vraiment mis les femmes en avant. Si vous enlevez les rôles joués par Frances McDormand, il reste des miettes pour Julianne Moore ou Tilda Swinton, et pas grand-chose de plus.»
C'est vrai que les films des Coen ont du mal à passer le test de Bechdel, à l'image de The Big Lebowski. Si Julianne Moore excelle –pléonasme– en Maude Lebowski, fille du millionnaire et artiste d'avant-garde, elle est le seul personnage féminin d'envergure du film.
«Disons que ça n'aide pas les femmes à idolâtrer les Coen autant que certains mecs peuvent le faire, renchérit Laure. S'identifier à une bande de types barbus et/ou patibulaires, j'ai connu plus facile.» D'autant qu'on ne peut pas dire que le personnage de Maude, artiste féministe d'avant-garde qui peint avec son vagin, soit le plus finement écrit du film.
Cela n'empêche apparemment pas The Big Lebowski de toucher tous les types de publics, et de connaître aujourd'hui encore un franc succès. Une trajectoire inattendue pour un film qui fut certes bien accueilli par la critique, mais pas accepté imédiatement dans la cour des grands.
Le site Mental Floss raconte notamment comment plusieurs critiques américains –dont le célèbre Roger Ebert– sont revenus, quelques années après la sortie du film, sur les textes qu'ils avaient rédigés à l'époque, pour reconnaître qu'ils avaient sans doute sous-évalué le film à sa sortie.
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Tardive consécration
Le même article évoque le box-office peu reluisant du film, dont l'exploitation américaine peina dans un premier temps à rembourser un budget de quinze millions d'euros.
Une sortie internationale plutôt bien négociée –près de 750.000 entrées pour la sortie française– et surtout des ventes démentielles en matière de VHS, DVD et Blu-ray ont fini par en faire un véritable succès financier, dont la viralité a cependant mis du temps à se mettre en place. L'absence totale de nominations aux Oscars est assez révélatrice du démarrage un peu poussif du film.
Sa reconnaissance absolue, The Big Lebowski l'a obtenue en décembre 2014, date à laquelle il fut intégré par le Congrès américain au sein du National Film Registry, liste contenant à ce jour 725 films dont la préservation et la sauvegarde apparaissent comme prioritaires pour le cinéma local.
Pas mal pour un film faisant partie des trente longs-métrages contenant le plus grand nombre de fois le mot «fuck» –à peine moins que Pulp Fiction. «Je n'avais jamais réalisé que c'était un film aussi grossier, s'étonne Antoine. En tout cas, ça n'est pas un film vulgaire. Même quand The Dude fait un rêve imagé à base de boules et de quilles.»