Le Siège de Leningrad, de Iouri Riabinkine, et L'Été noir de 42, d'Alexander Werth, deux ouvrages qui viennent de paraître, éclairent l'histoire de l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale grâce à une tradition particulièrement développée en Russie, puis dans l'Union soviétique: le journal personnel.
La période évoquée est, comme l'a par ailleurs souligné l'historien Nicolas Werth dans sa remarquable analyse Poutine historien en chef, un enjeu central de la bataille mémorielle que le pouvoir conduit aujourd'hui en Russie. Ces deux textes, publiés pour la première fois en français, viennent contrecarrer le passé mythifié par les successeurs des maîtres du Kremlin et de la Loubianka.
Les deux diaristes éclairent des aspects différents de la guerre vécue depuis l'URSS. L'une des œuvres est le journal d'un adolescent tenu tout au long de la première année du siège de la ville; l'autre est l'ensemble des notes du journaliste britannique Alexander Werth durant les mois qui suivent.
«Le Siège de Leningrad»: la faim omniprésente
La prose de Iouri Riabinkine relève de l'écriture pour soi. Sa sœur, qui a survécu, ne connaissait d'ailleurs même pas l'existence de ce carnet intime. Le jeune homme de 16 ans est homo sovieticus ordinaire: il a des parents séparés, une mère bibliothécaire membre du Parti, une sœur cadette, il fréquente lui-même les couronnes extérieures au Parti comme le cercle des pionniers (les enfants communistes).
Au fil des pages de son journal, l'adolescent décrit ses impressions depuis l'invasion de l'Union soviétique par le IIIe Reich jusqu'aux premiers mois du blocus de Leningrad. Ce récit intime est par ailleurs remarquablement introduit par la meilleure spécialiste francophone du siège de la ville, Sarah Gruszka, qui expose tous les éléments à propos de sa conservation et de sa transmission.
Plusieurs dimensions composent cette lecture. Il y a la guerre, avec son corollaire de morts, d'abord liés aux bombardements, puis à la progression des armées allemandes, et enfin le siège qui, au total, a duré neuf-cents jours et fait près d'un million de victimes.
La propagande, au fur et à mesure que la guerre s'installe, n'est plus écoutée: le mythe des défaites transformées en victoires par le bureau d'information soviétique ne fonctionne plus. Ce n'est plus la victoire de la patrie qui obsède Iouri, mais l'idée de se nourrir, puis de mourir, au point de remplacer le Parti par Dieu.
La difficulté du quotidien est présente à chaque page: les tickets de rationnement, la queue dans des magasins d'alimentation vides, les privilèges de la bureaucratie, l'espoir de l'évacuation et, enfin et surtout, la faim omniprésente, obsessionnelle, lancinante. Son journal permet de relire l'histoire du blocus comme une lutte permanente pour la survie dans des conditions extrêmes, l'opposition au nazisme étant reléguée au second plan.
Le Siège de Leningrad–Journal d'un adolescent (1941-1942)
Iouri Riabinkine
Syrtes
8 septembre 2022
176 pages
16 euros
«L'Été noir de 42»: récit
d'un délabrement
L'Été noir de 42, journal d'Alexander Werth, le père de l'historien Nicolas Werth qui en présente le texte, est le dernier volume de ses carnets, désormais tous publiés en français. Le journaliste anglais, alors correspondant de la BBC, entame son deuxième séjour en URSS –il ne rentrera en Angleterre qu'en 1948. Ses lignes sont écrites au moment de l'avancée maximale des troupes allemandes sur le territoire soviétique.
Le journal commence par les notes que le reporter a prises à propos de son voyage mouvementé et périlleux entre Londres et Mourmansk (nord-ouest de la Russie), où il arrive le 30 mai 1942. Ce carnet nous permet de constater que même pour un journaliste proche du régime, les pesanteurs administratives dans une ville bombardée sont innombrables: les détails qu'il fournit sur son départ de Mourmansk pour Moscou en sont notamment un exemple.
Ce récit témoigne du délabrement de l'URSS, à l'image de son système ferroviaire. Alexander Werth met six jours pour parcourir 2.000 kilomètres. Mais cette lenteur a pour lui un avantage: elle lui permet de rencontrer des Soviétiques ordinaires, plus qu'il ne pourra jamais le faire par la suite, loin des parures dorées.
Le patriotisme est à son paroxysme. Il s'illustre par exemple dans les Katiouchas, les orgues de Staline. Ces lance-roquettes multiples, ces batteries automatiques, ont inspiré une chanson. Dans la croyance populaire, ce sont eux qui permettent de sauver l'Union soviétique. Arrivé à Moscou, Alexander Werth constate que le culte patriotique se développe aussi autour des martyrs, comme Zoïa Kosmodemianskaïa, une partisane de l'oblast de Moscou exécutée par les nazis.
Zones d'ombre et espoirs
Les rumeurs et les faits relatés par les réfugiés alimentent la résistance de la capitale, qui sait le sort qui va lui être réservé en cas d'avancée allemande. Ils servent à galvaniser la population menacée par l'avancée de la Wehrmacht, même si quelques éléments épars laissent à penser que les citoyens agissent davantage pour défendre leur pays que le socialisme, la patrie davantage que le régime.
Le journaliste se retrouve bloqué dans Moscou, sans possibilité de se rendre au front, et produit un texte riche sur le journalisme sous contrainte. Pour ses chroniques transmises à la BBC, Alexander Werth doit se nourrir d'informations distillées et des rencontres qu'il fait, mais il sait qu'il ne peut pas tout publier. Il se contente alors d'enrober les communiqués, même si, bien des fois, il n'en croit pas un mot. Le récit de la chute de Sébastopol est, à cet égard, exemplaire.
Le reporter prend également des notes à propos de ses rencontres avec les dirigeants soviétiques et notamment l'entourage direct de Staline souhaitant influencer indirectement les autorités britanniques, et sur ses loisirs –à l'instar de sa passion pour les bouquinistes.
Les informations recueillies sont éparses. On trouve dans ce carnet de brèves notes sur l'existence d'accidents du travail qui modifient l'image que l'URSS a cherché à renvoyer d'elle-même. Le manque de nourriture pour les populations civiles est criant, même si dans une proportion bien moindre que lors du siège de Leningrad. L'absence de toute denrée de première nécessité l'est aussi. Le carnet, finalement, constitue une restitution alerte de cette année terrible, avec ses zones d'ombres et ses espoirs.
Les deux textes permettant une nouvelle fois de voir la distorsion entre la mémoire, les images et le réel: les journaux contextualisés et mis en perspective en sont une preuve.