L'URSS, bien que disparue, continue, par la force d'attraction qu'elle a représentée, à passionner les historiens aussi bien que les romanciers: sept ouvrages récemment parus viennent le confirmer.
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«Russie – Révolution et guerre civile (1917-1921)», sanglante mise au pas
L'ancien officier britannique, devenu historien, Antony Beevor propose un récit haletant des révolutions russes et de la guerre civile entre 1917 et 1921, rappelant le genre des chroniques épiques. Pour cet opus consacré à la Russie, il s'est plongé dans les archives (ex-soviétiques, américaines, etc.) et en propose une synthèse revigorante, analysant avec finesse la révolution de Février, tout en soulignant que l'exercice du pouvoir par Alexandre Kerenski était impossible.
Sans surprise, il montre que la prise du pouvoir par les bolcheviques s'accompagne de la mise en œuvre de la Terreur d'État dès les premiers mois de la conquête du pouvoir, avec la création d'une police politique: la Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage (ou Tchéka), devenue par la suite le GPU, puis le KBG.
Selon une logique implacable, Lénine et ses compagnons sont persuadés de détenir la vérité et de promouvoir l'avènement d'une nouvelle société, et que tous ceux qui s'y opposent doivent être réduits à néant. Les bolcheviques utilisent les exactions des Russes blancs pour asseoir leur domination sur l'ensemble du pays et expliquer que toute force qui s'oppose à eux les rejoint inexorablement. La violence de la guerre civile a pris des contours protéiformes.
À la suite de l'historien Brendan McGeever, il rappelle également que des détachements de l'Armée rouge ont eux aussi commis des pogroms, le régime instrumentalisant ceux des nationalistes ukrainiens et des armées blanches. Antony Beevor examine aussi sans concession, mais avec une certaine empathie, le rôle de la Makhnovtchina, les libertaires ukrainiens, rappelant, comme Alexandre Berkman (Le Mythe bolchevik), qu'elle a sauvé le pouvoir bolchevique.
Enfin, il se penche en guise de conclusion sur l'insurrection de Kronstadt en février 1921 et sur l'attitude du pouvoir. La répression des marins était la dernière mise au pas des forces qui refusaient la dictature, mais elle s'inscrivait aussi dans une vague de punition par le sang de toute forme d'insubordination. À Moscou par exemple, la loi martiale est instaurée le 23 février pour empêcher tout mouvement de grève. Et en juillet 1921, les insurgés de Tambov sont assassinés à grand renfort de gaz asphyxiant. Ces événements traduisent la volonté d'un pouvoir dont l'un des objectifs était de mettre au pas la société.
Russie – Révolution et guerre civile (1917-1921)
Antony Beevor
Calmann-Lévy
640 pages
25,90 euros
Paru le 26 octobre 2022
«Les Procès de Moscou», peines de mort réelles, crimes imaginaires
La même volonté d'emprise se retrouve à la lecture de l'ouvrage de l'historien Nicolas Werth Les Procès de Moscou, réédition d'un livre publié il y a plus de trente ans, avant l'ouverture des archives de l'époque soviétique. Il permet de mesurer la distance parcourue par la recherche.
Pendant les trois grands procès qui se sont tenus entre 1936 et 1938, les personnes jugées –issues de la vieille garde bolchevique– se sont volontairement accusées de crimes qu'elles n'avaient pas commis. Elles ont été condamnées, pour la quasi-totalité d'entre elles, à la peine de mort pour «complot contre l'Union soviétique». Les accusateurs ont été soutenus par une partie de la presse mondiale et par le mouvement communiste international, mais aussi par des personnalités qui, pourtant, défendaient les droits humains, comme Victor Basch, cofondateur et alors président de la Ligue des droits de l'Homme.
Ce que souligne également Nicolas Werth dans l'introduction, la conclusion et les annexes, ce sont les à-côtés et la terreur de masse qui s'est abattue sur la population soviétique. En effet, la Iejovschina a entraîné la mort d'environ 750.000 citoyens soviétiques et la condamnation à la déportation de 750.000 autres. Il rappelle aussi que la majeure partie des accusés considéraient, à l'image de Nikolaï Boukharine, qu'il était préférable, pour sauver le communisme, de s'accuser de crimes qu'ils n'avaient pas commis.
«Les Derniers Jours de Staline», les mécanismes d'une purge
Le 5 mars 1953, Staline meurt, entraînant une guerre de succession à la tête du Parti communiste d'Union soviétique. L'ouvrage Les Derniers Jours de Staline, traduit en français pour l'anniversaire de son décès, reprend les grandes étapes qui précèdent son décès, synthétisant les principaux acquis de l'historiographie à laquelle l'auteur, Joshua Rubenstein, a lui-même participé en publiant, en anglais et en russe, des recueils de documents sur l'antisémitisme stalinien des dernières années.
Il décortique les mécanismes de la purge qui cherchait à évincer Viatcheslav Molotov, ancien bras droit du dictateur, qui s'est accompagnée de la campagne «anticosmopolite» visant les juifs entre 1948 et 1953. Joshua Rubenstein n'oublie pas de relier cette affaire aux autres procès qui avaient la même connotation dans le monde communiste, comme ceux d'Ana Pauker en Roumanie ou de Rudolf Slánský à Prague. Ces éléments ont conduit au complot dit des «blouses blanches» inventé de toutes pièces par le pouvoir. Contrairement aux anciens membres du Comité antifasciste juif qui ont été exécutés, les médecins accusés d'empoisonner Staline ont été sauvés par la mort du dictateur.
Une fois le choc de sa mort passé, la guerre de succession a fait rage au Kremlin, avant que Lavrenti Beria ne prenne le commandement. Paradoxalement, le zèle réformateur de l'ancien tchékiste a entraîné sa perte, tandis que son successeur, Nikita Khrouchtchev, a fait passer d'autres réformes avec le XXe congrès, tout en se gardant bien de mettre au jour ses propres responsabilités dans le système totalitaire communiste. Une synthèse utile, à défaut d'être novatrice.
Joshua Rubenstein
traduit par Johan-Frédérik Hel-Guedj
Perrin
368 pages
23,5 euros
Paru le 5 janvier 2023
«La Révolte», la vie de Sergueï Soloviev dans les camps
L'ouvrage de Nikolaï Kononov, La Révolte, revient sur un épisode peu connu: le soulèvement de plusieurs camps de l'archipel du Goulag au lendemain de la mort de Staline, en 1953. Peu de traces des révoltes dans les camps de concentration soviétiques existaient avant la chute de l'URSS –l'ouvrage de Joseph Scholmer sur les grèves de Vorkouta publié en 1954 est l'une d'elles.
Le récit de Nikolaï Kononov nous apprend aujourd'hui que d'autres révoltes ont existé. Pour écrire son ouvrage, il s'est appuyé sur le témoignage et les archives de Sergueï Soloviev. Issu d'une famille de paysans, ce dernier est né en 1916 et décédé en 2009. Son père, accusé d'être un contre-révolutionnaire, a été arrêté en 1936: son journal raconte les longues heures d'attente devant le siège de la police politique locale pour tenter d'obtenir de ses nouvelles.
La répression organisée par le régime montre que si ce dernier a légèrement vacillé, il n'a jamais plié.
Topographe en formation, il rejoint l'armée Vlassov, formation militaire de volontaires russes armés par la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale, lors de l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes en 1941. D'abord alliée de l'Allemagne dans sa guerre contre la Pologne, l'Union soviétique se retourne finalement contre elle. Après-guerre, Sergueï Soloviev réussit à quitter la Russie pour se réfugier en Belgique, avant que le mal du pays ne le pousse à retourner en URSS. Il y est arrêté et condamné à dix ans de travaux forcés.
Pendant plusieurs décennies après sa libération des camps (de concentration nazi, puis du Goulag), il garde le silence sur son activité dans le monde concentrationnaire, rédigeant des carnets conservés en secret. Il y détaille l'activité du Parti démocratique de Russie pour rassembler les opposants et organiser la révolte dans les camps. La répression organisée par le régime montre que si ce dernier a légèrement vacillé, il n'a jamais plié, maintenant une chape de plomb sur la société.
«Le Dernier des Soviétiques», «Journal de Moldavie», ce passé qui hante les pays de l'ex-URSS
Le journaliste du Point Marc Nexon propose, dans Le Dernier des Soviétiques, une réflexion sur le post-soviétisme nourrie par ses nombreux voyages en Russie. Dans une aire isolée au fond du pays, il croise un homme, Sergueï, qui poursuit son travail comme au temps de l'URSS dans un aérodrome déserté, perdu dans le fin fond de la Sibérie. Arrivé dans la région dans les années 1950, il ne l'a pas quittée.
L'atmosphère comme le matériel ne semblent pas avoir changé depuis la fin des années 1950. Il y travaille entouré de ses amis et de sa compagne, jusqu'au jour où un avion vient involontairement survoler la zone et s'y poser. L'auteur utilise cette fiction pour confronter la réalité russe au passé soviétique.
C'est aussi l'impression qui ressort partiellement du journal de Marc Crépon, écrit en deux temps. La première partie est rédigée à la fin des années 1980, alors qu'il est coopérant dans la République de Moldavie. Il y parle du système de surveillance généralisée, du contrôle de la population par la peur et la Terreur, mais aussi de la chaleur humaine qui se dégageait de cette société sous le joug.
Trente-cinq ans après, il est retourné dans le pays et a repris un journal, beaucoup plus brièvement. Les choses ont changé, cependant la peur de la guerre et de la menace de l'annexion par la Russie est implantée dans les esprits et hante les âmes, comme une étrange crainte du retour du passé soviétique. Un journal passionnant fait d'impressions au quotidien.
«Les Larmes de Chalamov», la force de la littérature des camps
Dans Les Larmes de Chalamov, l'écrivaine Gisèle Bienne revient sur son engagement de lycéenne et sur la croyance de son père dans le régime soviétique. Le mythe se brise lors d'un séjour en URSS de la jeune femme en 1978. C'est l'année de sa découverte de la littérature concentrationnaire soviétique, dans laquelle Varlam Chalamov joue un rôle central. Elle propose une relecture de sa biographie et de son itinéraire pour comprendre le drame soviétique.
L'écrivain né en 1907, fils de pope, a rallié la révolution russe, s'est rapproché de l'opposition de gauche et a été interné une première fois en 1929. Libéré trois ans après, il est de nouveau arrêté et jugé en 1937 pendant la Grande Terreur. Il est condamné à vingt ans de travaux forcés. Réhabilité en 1956, il a alors entamé Récits de la Kolyma.
L'autrice propose une relecture de cette œuvre majeure qu'elle croise avec les autres récits sur la déportation –Alexandre Soljenitsyne, Margarete Buber-Neumann, Ossip Mandelstam, etc.–, pour interroger la nature du régime, la condition des Zek, la nature du camp. Son livre est une invitation à (re)lire Varlam Chalamov pour mieux comprendre la nature du régime.