Qu’est-ce qui fait d’une chanson une «chanson de Noël»? Est-ce le simple fait de parler de Noël, de le mentionner quelque part, au début, au milieu ou à la fin? Ou faut-il que ce soit plus qu’un élément de contexte, que l’intégralité de la chanson lui soit dédiée? Faut-il qu'il y ait des grelots dans l’instrumentation? Ou un accord bien précis? Est-ce une sensation de joie en l’écoutant, ou, au contraire, de tristesse? Est-ce les deux à fois? Est-ce une question de marketing, de date de sortie et de pochette? Une chanson sortie en plein été peut-elle alors être une «chanson de Noël»? Ces questions sont au cœur de l’histoire de la plus accidentelle «chanson de Noël», une histoire qui commence tragiquement en plein hiver canadien.
Ce 25 décembre 1964, Roberta Joan Anderson est seule, dans le froid glacial d’une ville canadienne et enceinte de sept mois. «Le père de ma fille m’a abandonnée, enceinte de trois mois et sans argent dans un grenier alors que l’hiver arrivait et que je n’avais qu’une petite cheminée comme source de chaleur. L’hiver précédent, les derniers occupants avaient utilisé le bois de la rambarde pour se chauffer», se souvient-elle.
La jeune femme n’a que 21 ans. Elle vient d’abandonner ses études à l'Alberta College of Art de Calgary, désillusionnée par un enseignement basé sur l’apprentissage des techniques plutôt que sur celui de la créativité, et annonce à sa mère son départ pour Toronto. Elle veut vivre de sa musique, devenir une chanteuse de folk. Elle n’y fera que survivre, jouant alors dans la rue, dans des sous-sols d’églises et d’auberges de jeunesse, tout en travaillant le jour au rayon mode féminine d’un grand magasin pour payer le loyer.
Abandon secret
Quand, en février 1965, elle donne naissance à une petite fille, elle n’a pas beaucoup de choix devant elle. «Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas de toit. Je n’ai pas de travail», confiait-elle au Los Angeles Times en 1997. «Mais j’ai essayé de trouver une sorte de solution pour pouvoir rester avec elle de telle sorte à éviter, à elle comme à moi, un trop important traumatisme.»
Elle épouse alors un chanteur folk américain, Chuck Mitchell. «Un mariage de convenance, au mieux, expliquait-elle. Un mois après le mariage, il a pris peur et j’ai pris peur. Le mariage n’avait aucune base, à part pour fournir un toit au bébé.» La jeune femme doit se résoudre à l’inévitable. «Une mère malheureuse n’élève pas un enfant heureux. Il a été difficile de me séparer de l’enfant mais je devais la laisser partir», se livrait-elle au Toronto Globe & Mail en 1998.
Ce secret, cet abandon, elle le gardera en elle pendant près de trente ans; elle est dénoncée, au début des années 1990, par une ex-camarade de classe qui a vendu l’histoire à un tabloïd. Mais dans ses chansons, il est là présent, par petites touches, raconté avec des mots discrets et des mélodies poignantes. «C’était comme si elle voulait s’effacer elle-même et juste laisser les chansons parler pour elle», dira plus tard son amie, l'écrivaine Malka Marom.
En 1971, dans Blue, l’album qui fera d’elle une star connue dans le monde entier sous le nom de Joni Mitchell, sa fille abandonnée est partout, en particulier dans «River», la plus mélancolique et bouleversante chanson de Noël jamais écrite.
Joni Mitchell arrive à Los Angeles en 1967. Un jeune agent, Elliot Roberts, né Rabinowitz, une sorte de Woody Allen du rock, s'amourache de la jeune chanteuse après l’avoir vue jouer dans un coffee shop de Greenwich Village. «Tout dans Joni était unique et original mais nous n’arrivions pas à la signer», relatait Roberts à Barney Hoskyns pour sa biographie de Joni. «La mode du folk était morte. Elle était donc complètement à contre-courant. Tout le monde voulait une copie de la cassette démo pour sa femme mais personne ne la signait.»
Mais Mitchell a aussi tapé dans l’œil de la mégastar David Crosby lors d’un concert en Floride. «J’ai tout de suite pensé que j’avais été frappé par une grenade. Sa voix, ses mots, elle m’a cloué au mur avec des pointes de cinq centimètres. Je suis rapidement tombé amoureux», dira-t-il plus tard de ce moment qui vaut à la chanteuse d’être reçue, à Los Angeles, à bras ouverts. B. Mitchel Reed, le disc-jockey de l’émission radio qui fait et défait le cool sur la côte californienne, l’installe même dans une maison au-dessus du Sunset Strip sur Sunset Plaza Drive.
Blessures béantes
Joni peut enregistrer son premier album avec la promesse que David Crosby le produise. Elle fait alors la connaissance d’un petit monde qui a établi ses quartiers sur les hauteurs de la ville, à Laurel Canyon où poussent les cyprès et les eucalyptus. «Conduire dans les canyons, il n’y avait pas les trottoirs et les lignes droites toutes tracées comme dans les villes où j’avais vécu», se rappelait la chanteuse dans la biographie Reckless daughter: a portrait of Joni Mitchell sortie en 2016. «Et puis après avoir vécu à New York, il y avait la ruralité du quartier, avec des arbres dans le jardin et des canards dans la mare de mes voisins. Et cette convivialité: personne ne fermait ses portes à clé.»
Laurel Canyon, cette année 1968, est l’épicentre du cool. Neil Young est là. Eric Clapton aussi. Tous assistent à la naissance artistique de Joni. «David me dit qu’il veut que je rencontre quelqu’un», déclarait ainsi le comédien et scénariste Carl Gottlieb dans la même biographie. «Il va à l’étage et redescend avec cette blonde irréelle. Là, c’est la première fois que quelqu’un entend “Michael from Mountains” et “Both Sides Now” et “Chelsea Morning”. Puis elle remonte et on se regarde tous, assis en cercle, en se demandant ce qu’il vient d’arriver, si on n’a pas halluciné.»
Mais une éternelle couche de bleu azur sur le ciel d’un tableau de David Hockney n’est pas toujours suffisante à soigner les blessures, et celles de Joni restent béantes. «À cette époque de ma vie, je n’avais aucune défense personnelle. Je me sentais comme la cellophane entourant un paquet de cigarettes. J’avais la sensation de n’avoir absolument aucun secret pour le monde et je ne pouvais pas prétendre, dans ma vie, être forte. Ou heureuse», disait-elle en 1979 à Cameron Crowe dans Rolling Stone.
Sa vie amoureuse chaotique fait rejaillir des souvenirs dont elle n’a pas fait le deuil. Quand elle écrit les paroles de «River», elle mêle ainsi la douleur de l’abandon de son bébé à celle d’avoir mis fin à sa très fusionnelle relation avec un homme –largement soupçonné d’être Graham Nash. «I made my baby cry / He tried hard to help me / You know, he put me at ease / And he loved me so naughty / Made me weak in the knees / Oh, I wish I had a river I could skate away on / I'm so hard to handle / I'm selfish and I'm sad / Now I've gone and lost the best baby / That I ever had / I wish I had a river I could skate away on», chante-t-elle. [«J’ai fait pleurer mon bébé / Il a essayé de m’aider / Vous savez, il me mettait à l’aise / Et il m’aimait si intensément / Me faisait vaciller / Oh, j’aimerais tant avoir une rivière sur laquelle patiner / Je suis si difficile à gérer / Je suis égoïste et je suis triste / Désormais je suis partie et j’ai perdu le meilleur bébé / Que j’ai jamais eu / J’aimerais tant avoir une rivière sur laquelle patiner»]
Quand lui célébrait, dans la sublimement touchante «Our House», l’amour lumineux et ensoleillé d’une vie à deux dans la maison de Laurel Canyon, elle ne pouvait donc s’enlever de la tête cette mélancolie, ces images de cette rivière gelée, un soir de Noël, dans son Canada natal, sur laquelle elle patinait enfant.
«River» est une chanson sur la dépression, sur la perte, sur le sentiment de culpabilité, sur l’égoïsme, «River» est une chanson sur Joni Mitchell, sur sa vie, son parcours, sur ses névroses mais ce n’est pas, sur le papier, une «chanson de Noël». Après tout, elle est sortie le jour de l’été.
Pourtant, «River» est là, présente, dans toutes les playlists et dans d’innombrables albums de Noël, chantée par Sarah McLachlan, Travis, James Taylor, Linda Ronstadt ou Barry Manilow. Car avec cette mélodie de «Jingles Bells» jouée en tonalité mineure qui ouvre la chanson et ce premier couplet sur ces Noël durant lesquels «ils coupent les arbres, montent les rennes sur le toit et chantent des chansons de joie et de paix», Joni Mitchell rejoue, en quelque sorte, à sa façon, une version du «White Christmas» d’Irving Berlin, une ode mélancolique et nostalgique aux Noël d’antan.
«River» est alors devenu, au fil des années, l’hymne de celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent, pour différentes raisons, amoureuses, familiales, professionnelles, célébrer Noël dans la joie et la communion. «River» est la chanson des âmes esseulées et des cœurs brisés, des gens qui n’ont pas la force de prétendre. Idina Menzel, la star de La Reine des Neiges, partageait ce sentiment en concert en 2014 au moment de la reprendre: «J’avais besoin de m’assurer que j’incluais tous ces gens qui se sentent perdus ou seuls car les fêtes ne sont pas joyeuses tout le temps».