Culture

SF totalitaire: quand fascisme, nazisme et stalinisme étaient des utopies

Temps de lecture : 18 min

Que se passe-t-il lorsque l'utopie se renverse? Lorsque le rêve de la cité idéale, ce n'est plus l'Atlantide, mais le Troisième Reich sur la terre comme au ciel?

Des Russes célèbrent le 140e anniversaire de la naissance de Joseph Staline, devant la place Rouge, à Moscou, le 21 décembre 2019. | Dimitar Dilkoff / AFP
Des Russes célèbrent le 140e anniversaire de la naissance de Joseph Staline, devant la place Rouge, à Moscou, le 21 décembre 2019. | Dimitar Dilkoff / AFP

Quatre ans avant l'arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir, un obscur écrivaillon du nom de Hans Heycks, qui devait bien vite s'encarter au parti nazi, publiait L'Allemagne sans Allemands (Deutschland ohne Deutsche), un roman de science-fiction au scénario catastrophiste, dans lequel les juifs avaient envahi l'Allemagne. Fort heureusement, la fin du livre montrait un ingénieur allemand victorieux, parvenu à sauver la patrie teutonne du fléau étranger.

On envisage bien souvent la science-fiction comme un espace de mise en garde face aux dangers qui menacent nos sociétés: les dystopies grossissent le trait des dérives qui nous guettent et déploient des intrigues infernales, pour nous ramener au bon sens ou, au moins, à un esprit critique. Par revers, les utopies dessinent les contours d'un monde idéal, où il ferait bon vivre. Mais que se passe-t-il lorsque l'utopie se renverse? Lorsque ce que nous serions porté·es à considérer comme une dystopie devient une utopie? Lorsque le rêve de la cité idéale, ce n'est plus l'Atlantide, mais le Troisième Reich sur la terre comme au ciel? Lorsque la Shoah devient une entreprise glorieuse, et le goulag, un mal nécessaire pour un monde plus juste?

Il n'y avait pas de raison pour que les régimes totalitaires se privent de mettre en scène leurs valeurs et leurs idéaux dans la fiction: si la science-fiction est une littérature des possibles, elle peut très bien s'accommoder des visées propagandistes de tous bords, des idéologies progressistes aux plus conservatrices et mortifères. C'est ce qui a donné naissance à différentes formes de sciences-fictions totalitaires à travers l'histoire.

La guerre est belle

Le champ littéraire allemand du début du XXe siècle offrait un terrain plutôt favorable à l'idéologie nazie, qui devait triompher dans les décennies suivantes. Le mouvement völkisch (que l'on pourrait traduire par «populaire»), très en vogue alors, marquait l'essor d'une production culturelle aux forts accents racistes et nationalistes, voire préfascistes. À la sortie de la Première Guerre mondiale, un discours belliciste s'est d'ailleurs très vite opposé au rêve pacifiste d'une société mondialisée, dans laquelle les Nations unies seraient parvenues à unifier tous les pays pour mettre un terme à la guerre:

«Beaucoup de romans de science-fiction voyaient la guerre comme un moyen tout à fait logique et normal d'asseoir sa domination, de régler les problèmes. Il y avait tout un discours selon lequel la guerre était un phénomène naturel pour les nations, et que c'est ainsi qu'une nation pouvait se sauver. L'héritage de Nietzsche, ou en tout cas sa réception nationaliste, était très prégnante à cette époque-là. La race des seigneurs avait le droit d'écraser les autres», raconte Vincent Platini, enseignant-chercheur en littérature à l'Université de Cassel, auteur d'un livre sur la culture de masse sous le Troisième Reich.

Si la figure du surhomme est récurrente dans les romans de l'époque et s'accommode très bien du concept de race aryenne, les thèses que développe Oswald Spengler dans son célèbre essai Le Déclin de l'Occident (Der Untergang des Abendlandes) rencontrent également un large écho en Allemagne au lendemain de la guerre. Spengler, qui devait finalement préférer le Duce au Führer, y affirmait un principe de séparation des cultures et réfutait l'idée de progrès au profit d'une vision cyclique de l'histoire.

Sa prophétie concernant l'effondrement à venir de l'Occident donna matière à des dystopies comme à des utopies, imaginant tantôt la fin de la civilisation occidentale, tantôt son sauvetage par le biais de guerres raciales: en 1921, Ernst Otto Montanus publie ainsi Le Salut de l'Occident (Die Rettung des Abendlandes), roman de science-fiction aux forts relents antisémites qui décrit la formation d'une ligue germanique et l'écrasement de la France par l'Allemagne sur fond de guerre mondiale.

«La guerre est belle, parce qu'elle enrichit un pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses.»
Filippo Tommaso Marinetti, chef de file du futurisme italien

Cette exaltation de la guerre, à laquelle on reconnaît des vertus purificatrices, est partagée à travers l'Europe. En Italie, le poète Filippo Tommaso Marinetti, fondateur et chef de file du futurisme, est l'un des fervents défenseurs d'une modernité brutale, et revendique la beauté de la violence. Alors que le Manifeste du futurisme, publié en 1909 dans les pages du Figaro, avait d'abord reçu un accueil favorable dans les milieux progressistes, jouant sur la veine contestataire et subversive qu'emprunteraient plus tard les surréalistes français·es, le futurisme italien s'enlise très vite dans les revendications et affinités fascisantes. Au moment de la campagne d'Abyssinie, en 1935, on retrouve Marinetti, désormais rallié à Mussolini, qui signe un manifeste sur la guerre d'Éthiopie dans lequel il écrit:

«Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l'idée que la guerre serait anti-esthétique. C'est pourquoi nous affirmons ceci: la guerre est belle, parce que, grâce aux masques à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes et aux petits chars d'assaut, elle fonde la souveraineté de l'homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu'elle réalise pour la première fois le rêve d'un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu'elle enrichit un pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu'elle rassemble, pour en faire une symphonie, la fusillade, les canonnades, les suspensions de tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle parce qu'elle crée de nouvelles architectures, comme celle des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d'autres encore.»

Filippo Tommaso Marinetti, La guerre, seule hygiène du monde, 1915. | Sailko via Wikimedia Commons

Former la jeunesse

À contre-pied des élans macabres qui traversent les sciences-fictions proto-nazies et fascistes, la SF soviétique apparaît plus modérée. Le rêve communiste n'est pas représenté comme l'aboutissement d'une lutte des classes violente, mais repoussé dans un lointain futur dont on ne s'embarrasse pas d'écrire la généalogie:

«Quand on prévoit l'avenir radieux, on prévoit quelque chose qui est basé sur une philosophie humaniste, qui reprend le thème de l'amitié entre les peuples. Même s'il y a la question de la lutte des classes, on ne peut pas penser qu'on va tout détruire; le capitalisme apparaît de toute façon voué à disparaître de lui-même, étant considéré comme un système qui n'est pas viable. Il est d'ailleurs très peu question de ces choses-là sous Staline. On retrouve surtout dans la science-fiction soviétique la figure de l'ingénieur qui crée une machine extraordinaire», explique Patrice Lajoye, historien des religions et collaborateur de la revue Galaxies, qui a cosigné avec Viktoriya Lajoye, traductrice et fondatrice des éditions Lingva, l'ouvrage Étoiles rouges – La littérature de science-fiction soviétique.

Très vivante dans les années 1920, la SF soviétique se développe dans la vague de ce qu'on a appelé le «Pinkerton rouge» (krasnyi Pinkertonitscha), du nom du détective Nat Pinkerton, un héros de fiction allemand extrêmement populaire, dont les aventures se vendaient à plusieurs millions d'exemplaires en Russie. Les romans policiers ou d'espionnage reprennent alors les codes des feuilletons occidentaux et les passent au filtre communiste pour en faire des objets de propagande, allant dans le sens du triomphe de la révolution prolétarienne. L'Hyperboloïde de l'ingénieur Garine d'Alexei Tolstoï, best-seller qui imagine le développement d'une arme à rayons laser pour dominer le monde, en rivalité avec les États-Unis, s'inscrit en plein dans cette mouvance.

«Le cas de la science-fiction a été abordé lors du premier congrès de l'Union des écrivains soviétiques, en 1934, relève Viktoriya Lajoye. Il est sorti de ce congrès que la science-fiction devait être pédagogique, et donc utile, et considérée comme de la littérature pour enfants. À partir de ce moment, on peut dire que la science-fiction soviétique devient une arme, une littérature de propagande, et que toute autre forme de science-fiction qui ne rentrerait pas dans l'optique de ce qui est dit par le pouvoir à l'époque n'est plus admise.»

Les romans de science-fiction soviétique mettent alors régulièrement en scène la défaite du capitalisme ou du fascisme par le communisme, lui-même porté par de brillants scientifiques bolchéviques. Officiellement, les volumes de SF publiés en URSS le sont par des éditeurs pour la jeunesse, même quand ce sont des livres destinés à un public adulte: c'est tout un imaginaire de la révolution rouge soutenue par le progrès scientifique qu'il s'agit de partager aux jeunes générations.

Quand la science-fiction épouse l'idéologie du pouvoir, l'idée qu'elle doit tenir un rôle éducatif auprès de la jeunesse est une constante. Sous le régime de Vichy, la revue illustrée Le Téméraire, un périodique collaborationniste, se retrouve par un concours de circonstances seule publication jeunesse en zone Nord, les autres revues du genre ayant été sabordées par les autorités allemandes ou les éditeurs eux-mêmes. Pierre Devaux, auteur de SF et vulgarisateur scientifique passé par Polytechnique y rédige des textes didactiques qui font la part belle à la science-fiction, jouant sur le registre de la prospective scientiste.

Couvertures des numéros 4 et 7 de la revue Le Téméraire, publiés en 1943.

«On retrouve dans ces publications à destination des jeunes des éléments sur l'eugénisme, l'élimination des faibles, jusqu'à l'extermination des juifs. Il y a une idée d'embrigadement de la jeunesse. Le rédacteur en chef du Téméraire, Jacques Bousquet, vient de la ligne dure des mouvements de jeunesses pétainistes, avant de rejoindre les Forces françaises de l'intérieur en août 1944 puis la 2e division blindée. Entre 1943 et 1944, trente-huit numéros paraissent, avec beaucoup de bandes dessinées, de nouvelles, de textes de prospective, qui relèvent de la SF. On y retrouve des personnages négatifs qui ont des traits stéréotypés comme le “nez juif”, et en regard, on a la promotion d'un surhomme qui ressemble assez au surhomme nazi», décrit Philippe Éthuin, enseignant de lettres à l'Université de Picardie Jules Verne et fondateur de la collection ArchéoSF chez Publie.net.

«On trouvait des bonbons à l'effigie des représentants nazis, des jeux de société avec des croix gammées, etc.»
Vincent Platini, chercheur en littérature à l'Université de Cassel

De l'autre côté de la frontière, en Allemagne, la question des vertus pédagogiques et scientifiques, mais surtout idéologiques de la SF, est soulevée dès l'arrivée de la République de Weimar, en 1918. «Un problème se pose, c'est que tout à coup, le peuple a le pouvoir: comment va-t-on éduquer la peuple, et comment va-t-on l'éduquer par la littérature? Pas mal d'associations qui existaient déjà au XIXe font un travail pédagogique à ce niveau-là, comme l'Alldeutscher Verband, une association politique qui visait à promouvoir une idéologie nationaliste et raciste, fondée sur une vision de la nation par le sang. Elle menait des recherches, aussi bien historiques qu'ethnologiques, qui ont notamment remis au goût du jour les mythes nordiques», détaille Vincent Platini.

Ce fantasme des origines nordiques, considérées comme le foyer originel de la race aryenne, est très répandu alors et constituera l'une des marottes de Heinrich Himmler. Grand lecteur de Jules Verne et versé dans l'ésotérisme et la mythologie, le Reichsführer-SS avait demandé aux savants de l'Ahnenerbe, la Société pour la recherche et l'enseignement sur l'héritage ancestral, de retrouver la localisation de l'Atlantide, dont il estimait que les dignes descendant·es étaient les aryen·nes. Entre 1933 et 1936, l'écrivain de SF Paul Alfred Müller publie ainsi la série Sun Koh, l'héritier de l'Atlantide (Sun Koh, der Erbe von Atlantis), dans laquelle une technologie alien permet de mener la race aryenne vers un futur glorieux.

Être nazi, mais sans outrance

Alors que l'idéologie nazie comporte elle-même une forte dimension utopique (d'aucuns envisagent Mein Kampf comme une œuvre utopique) et appuie une part de ses théories racistes sur la science, paradoxalement, il ne fait pas bon être un auteur de SF trop ouvertement nazi sous le règne hitlérien:

«Les deux premières années du Troisième Reich, c'était n'importe quoi, on trouvait des bonbons à l'effigie des représentants nazis, des jeux de société avec des croix gammées, etc. Le gouvernement a fini par mettre le holà et des romans ont été interdits parce qu'on leur reprochait d'être trop ouvertement nazis, mais de manière opportuniste. Les romans de divertissement ont donc essayé de garder un certain apolitisme de façade: on évitait d'y aller trop franchement, de faire du roman nazi, parce qu'on courait le risque d'être accusé d'opportuniste par les nazis. Une réglementation des institutions culturelles est d'ailleurs mise en place pour qu'on n'utilise pas les symboles du régime de manière trop commerciale», explique Vincent Platini.

Le genre même de la SF apparaît suspect aux yeux des autorités: «C'était une littérature de divertissement et les nazis n'aimaient pas trop que la littérature cheap flirte avec leurs idéaux, poursuit Platini. À leurs yeux, l'idéologie nazie était beaucoup trop noble pour être utilisée dans de la littérature de quatre sous.»

S'il est une science-fiction de propagande nazie, c'est donc plutôt dans la France de Vichy qu'on la retrouve. Celle-ci est liée au mouvement d'aryanisation de la société et à la conjoncture économique de la France occupée. Comme le souligne Philippe Éthuin, «il y a sous le régime de Vichy une particularité qui est celle de la pénurie de papier, et qui conduit certains auteurs à se conformer ou à s'accommoder de l'idéologie dominante, vichyste ou nazie, pour pouvoir continuer à publier».

Un auteur comme Jean de la Hire, socialiste avant la guerre de 1914, finira collabo pendant celle de 1939: son personnage du Nyctalope, dont il écrit les aventures pendant une quarantaine d'années, dérivera ainsi d'un modèle type super-héros justicier vers un héros anticommuniste, anglophobe et antisémite. Jean de la Hire reprendra lui-même en 1941 les éditions Ferenczi, spécialisées dans le roman populaire et d'anticipation, après que les frères Alexandre et Henri Ferenczi, étant juifs, ont dû quitter Paris pour se réfugier en zone libre. L'année d'après, les Allemands rachetaient la maison à un prix dérisoire pour en faire un outil de propagande.

«Pour les autorités allemandes, il vaut mieux offrir des romans populaires que des mensonges gaullistes.»
Philippe Éthuin, fondateur de la collection ArchéoSF

Les maisons d'édition se retrouvent au cœur de la bataille des idées: celles qui sont tenues par des personnes ou des familles juives mettent la clé sous la porte ou sont aryanisées de force, comme Calmann-Lévy, Nathan ou Ferenczi, et d'autres comme Grasset, Tallandier ou Denoël se montrent beaucoup plus complaisantes –dès 1937, Louis-Ferdinand Céline publie son pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre chez Denoël, qui le rééditera par deux fois.

«Les autorités allemandes ont la volonté de mettre en place une certaine politique culturelle, expose Philippe Éthuin. Il y a d'abord une aryanisation économique, et derrière, une aryanisation des fictions. On montre des personnages allemands ou autrichiens sous un jour positif et héroïque. L'utilisation d'un imaginaire sur le futur et sur l'avenir qui est heureux va avoir plusieurs fonctions. La première, du côté des auteurs collaborationnistes, est de rassurer sur la justesse du combat mené: c'est le cas des textes antisémites, anglophobes ou antibolchéviques. La seconde s'articule autour d'une idée de consolation: ça se passera mieux dans l'avenir, la France retrouvera son rang mondial aux côtés de l'Allemagne. Une troisième fonction se trouve du côté de l'évasion: on essaie de s'extraire des temps difficiles. Pour les autorités allemandes, il vaut mieux offrir des romans populaires que des mensonges gaullistes.»

Ces textes font aussi l'objet de débats entre fascistes et pétainistes, dont la revue antisémite Je suis partout, à laquelle collaborent notamment Robert Brasillach, Lucien Rebatet et Pierre Drieu la Rochelle, se fait l'écho. Certains textes d'anticipation sont alors des moyens de dénoncer ce que les collaborationnistes considèrent comme une forme de timidité du gouvernement vichyste pour «régler la question juive».

Du côté de l'Italie fasciste, le régime se montre bien plus réfractaire face à la SF: le genre, qui en est encore à ses balbutiements méditerranéens, est assimilé à une production surtout américaine, et se retrouve très vite soumis à la censure –à peine a-t-on eu le temps de voir un Superman italianisé. La science-fiction s'accorde d'ailleurs assez peu aux idéaux passéistes du fascisme mussolinien, et ne connaîtra pas un grand boom à l'ère des Chemises noires: il faudra attendre les années 2000 pour assister à un retour du «fantafascismo».

De la guerre du Donbass au Reich de l'an 2000

Mais avec ça, quand viendra le triomphe du communisme, l'avènement du Lebensraum, ou d'un monde sans juifs? Les scénarios diffèrent, et s'accordent surtout aux exigences et aux interdits des partis autoritaires au pouvoir.

«Durant toute l'époque de Staline, la science-fiction est totalement maîtrisée. C'est ce qu'on a appelé la SF de proche visée, ou à court terme: les histoires se passent dans un futur extrêmement proche, à pas plus de cinq ans, voire dans le présent. La raison invoquée, c'est que seul Staline prédit l'avenir», affirme Patrice Lajoye.

Il relève toutefois le cas d'un rare récit se projetant dans un futur assez lointain, L'Invité venu du ciel, écrit par Yann Lari en 1940. L'auteur, déjà reconnu et publié en URSS, décide de critiquer le régime de Staline et envoie directement, de façon anonyme, le début d'un roman de science-fiction au Petit père des peuples, à raison d'un chapitre par lettre. L'histoire montrait un martien venu sur Terre pour observer l'URSS dans 117 ans; or à ce moment, l'Union soviétique apparaît dans un état déplorable. Lari a fini par être retrouvé par le NKVD et condamné à quinze ans de goulag. Réhabilité après la mort de Staline, son œuvre n'a jamais été publiée de son vivant, et n'a été retrouvée dans les archives du KGB qu'en 1990.

C'est à peu près à la même période qu'on a observé en Russie le retour d'une science-fiction nostalgique de l'époque stalinienne, notamment à travers la figure des popadantsy, des voyageurs temporels. «En Russie actuelle, certains auteurs regrettent le tsarisme, et d'autres jouent sur la nostalgie stalinienne. Staline reste le modèle du sauveur. On trouve pas mal de romans où Staline refait l'histoire, fait advenir la grandeur de l'URSS et dirige une armée, le plus souvent contre l'OTAN. On voit des Staline cosmonautes, en avion de chasse, etc. Les comparaisons avec Vladimir Poutine sont d'ailleurs fréquentes: des gens disent que Poutine est un deuxième Staline, d'autres disent que Poutine est trop gentil et devrait être davantage comme Staline. La guerre du Donbass a beaucoup influencé certains auteurs du fantastique russe contemporain. L'idéologie sous-jacente est celle de l'empire: ce qui est important, c'est la grandeur de la Russie, et Staline est celui qui a gagné la Grande Guerre patriotique», analyse Viktoriya Lajoye.

Parodie de la célèbre affiche de propagande de 1953 qui représentait les leaders historiques du communisme Marx, Engels, Lénine et Staline, ici remplacés par Hitler, Staline et Poutine. À Kiev, en Ukraine, le 28 juillet 2014. | Sergei Supinsky / AFP

Ce type d'œuvre a connu un franc succès dans les années 2000-2005, où le tirage de base était à 50.000 exemplaires. Rien à voir avec les tirages de SF sous l'Allemagne hitlérienne, où le genre n'avait pas bonne presse, fût-il apologétique du parti. En 1933, Edmund Schmid publie En l'an 2000 du Troisième Reich (Im Jahre 2000 im Dritten Reich), où il imagine le nouveau monde aryen dirigé par le successeur de Hitler: les colonies anglaises en Afrique ont été remplacée par l'empire allemand, et les lois racistes sont désormais la norme pour une société harmonieuse. Le livre fut néanmoins rapidement interdit.

«Il y a eu une espèce d'oblitération dans les consciences: on ne faisait plus apparaître le juif. Il n'existait plus dans l'imaginaire: ce faisant, il pouvait être exterminé plus facilement.»
Vincent Platini, chercheur en littérature à l'Université de Cassel

Même un écrivain tel que Hans Dominik, pionnier de la SF sous le Troisième Reich, d'abord connu pour ses romans dans lesquels un ingénieur allemand découvre une matière qui permettra à l'Allemagne de vivre en autarcie, puis pour ses romans de la conquête spatiale, parfaitement en accord avec la vision du Lebensraum, aura quelques démêlés avec la censure.

Comme le relate Vincent Platini, les auteurs évitaient de faire trop explicitement référence au régime à l'époque: «Entre 1933 et 1945, on parle de l'Allemagne, mais on a l'impression que c'est une Allemagne sans nazisme: pas de références aux croix gammées, au régime... On sent que ce n'est pas une organisation démocratique, mais ça reste évasif.»

Si l'on découvre dans les romans de l'époque une Allemagne sans nazis, on y lit également une Allemagne sans juifs: «C'est très frappant de voir comment dans la propagande et les journaux le juif est omniprésent, mais dans la littérature, il disparaît au fur et à mesure qu'on s'enfonce dans le Troisième Reich, poursuit Platini. Il y a eu une espèce d'oblitération dans les consciences: on ne faisait plus apparaître le juif. Ce n'était ni théorisé ni planifié, simplement il n'existait plus dans l'imaginaire: ce faisant, il pouvait être exterminé plus facilement. L'antisémitisme n'était pas par ailleurs quelque chose qui faisait vendre ou qui était un thème très populaire chez les masses, les romans de divertissement se voulaient donc plutôt apolitiques.»

Sous Vichy, la production de science-fiction est plus contrastée. Si l'on retrouve aussi en majorité des romans qui jouent sur le ressort de l'invention scientifique révolutionnaire, le futur dans lequel on se projette est plus libre. Philippe Éthuin estime qu'un tiers des intrigues se situe dans un futur proche, un tiers autour de l'an 2000 et du XXe siècle, et un tiers à partir de l'an 2500 et au-delà. Ainsi René Barjavel, passé à la postérité et régulièrement convoqué dans les manuels scolaires d'aujourd'hui, a pu écrire Ravage, qui se projetait en 2052, et Le Voyageur imprudent, qui présente l'histoire d'un voyageur temporel propulsé de l'an 1942 à l'an 100.000.

«Il y a des ambiguïtés dans les textes de Barjavel concernant son positionnement par rapport au régime pétainiste, estime Éthuin. On lui a reproché d'avoir produit avec Ravage une sorte d'utopie régressive, qui épouse parfaitement les thèmes du retour à la terre, donc quelque chose de technophobe: la civilisation disparaît puisque l'électricité n'existe plus, le personnage principal se prénomme François Deschamps –c'est vraiment François le Français–, et il devient un patriarche, à l'image de Pétain, qui va diriger une communauté fondée sur les valeurs traditionnelles françaises.» Trente ans après la publication de son roman, Barjavel donnera une relecture de son ouvrage comme une forme de résistance à l'hitlérisme, mais les ambivalences du texte demeurent.

Néofascistes et Sad Puppies

Qu'en est-il de la postérité de ces romans ou nouvelles de SF, dans les années qui ont suivi la chute des régimes totalitaires et jusqu'à aujourd'hui? Au tournant des années 1960-1970, les très prolifiques frères Arcadi et Boris Strougatski ont pu formuler à travers leurs romans une critique aussi féroce que rare du régime soviétique, comme dans L'Escargot sur la pente, publié en 1966.

«Les Strougatski eux-mêmes étaient de fervents communistes, la base de leur utopie était le socialisme, décrit Patrice Lajoye. Ils ont posé les bases d'un univers utopique, et petit à petit en ont dévié, parce qu'ils se sont rendu compte qu'il devenait mortifère: ils se sont mis à chercher les failles de cette utopie. Le cycle de L'Univers du Midi a suivi le contexte politique intérieur de l'URSS: il commençait de façon très utopique, sous Khrouchtchev, mais à partir de 1969, un virage plus sombre apparaît, avec la reprise en main de Brejnev et l'époque de la stagnation. Ils ont eu beaucoup de problèmes avec la censure.» L'univers de la SF est alors une chambre d'écho des débats qui animent la société sur le rôle de l'idéologie soviétique et trouve une large tribune par voie de presse, mais l'industrie de l'édition reste très contrôlée jusqu'à la perestroïka.

Une partie de la production russe contemporaine témoigne encore d'une nostalgie stalinienne, que l'on peut mettre en rapport avec le récent regain d'intérêt pour le régime mussolinien dans la SF italienne: Gianfranco De Turris, avec l'anthologie Fantafascismo!, publiée en 2000, Mario Farneti, avec Occidente, publié en 2001, comptent parmi les voix fortes qui semblent regretter le bruit des bottes sous le Duce.

«Il y a une médiocrité évidente de ces œuvres en matière de qualité littéraire.»
Philippe Éthuin, fondateur de la collection ArchéoSF

En France comme en Allemagne, la littérature de SF d'inspiration néonazie ou d'extrême droite demeure minoritaire et circule principalement dans des réseaux confidentiels, les ouvrages étant généralement produits par des micro-éditeurs ou des éditions à compte d'auteur.

Les récits de l'époque ont connu pour leur part une postérité ambivalente: «Certains romans de science-fiction d'avant 1945, ou des romans völkisch ont été réédités après la guerre. Étant donné que plusieurs de ces romans s'étaient vendus de manière apolitique, comme de simples romans de divertissement, on a pu les republier car ils n'étaient pas estampillés comme de la propagande», précise Vincent Platini. On voit ainsi certaines brochures d'anticipation antibolchéviques atteindre des sommes importantes dans les ventes aux enchères.

«Il y a une médiocrité évidente de ces œuvres en matière de qualité littéraire, affirme Philippe Éthuin. Aujourd'hui, on peut consulter avec les bibliothèques numériques des choses que personne ne connaissait jusqu'à maintenant. Ça permet surtout d'accéder à l'imaginaire de l'époque et de comprendre comment par le biais de la fiction on va pouvoir résister, collaborer, ou essayer de s'évader.»

De fait, il n'y a pas de science-fiction essentiellement positive ou négative, acceptable ou scandaleuse. La SF est un moyen d'expression, non pas une fin en soi; aussi s'adapte-t-elle à toutes les politiques et les idéologies. La controverse de 2015 autour du célèbre prix Hugo, qui récompense chaque année les meilleures œuvres de science-fiction et de fantasy, le montre bien: les Sad Puppies et les Rabid Puppies, deux groupes d'activistes d'extrême droite au discours volontiers raciste, avaient tenté de détourner le prix en poussant les candidatures d'auteurs conservateurs, dénonçant un monopole de la gauche progressiste sur l'univers de la SF contemporaine. Aucun d'entre eux n'a finalement reçu de prix, et le mouvement a fini par s'essouffler.

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