Monde / Culture

La science-fiction arabe, ou l'ère du désenchantement post-révolutions

Temps de lecture : 9 min

Après 2011, le champ littéraire arabe a vu fleurir les récits dystopiques, comme autant de tombeaux pour les révolutions.

Un manifestant égyptien devant une barricade de la place Tahrir sur laquelle on peut lire l'inscription «libre», au Caire, le 22 décembre 2011. | Mohammed Abed / AFP
Un manifestant égyptien devant une barricade de la place Tahrir sur laquelle on peut lire l'inscription «libre», au Caire, le 22 décembre 2011. | Mohammed Abed / AFP

L'on put croire un temps que l'avenir de l'Égypte se trouvait dans ses déserts. Au milieu des années 1970, le président Anouar el-Sadate lance un vaste programme de villes nouvelles, qui vise à désengorger un Caire sursaturé et à protéger les terres agricoles menacées: Utopia City, Dreamland, Beverly Hills, Palm Hills... Les noms des complexes résidentiels qui composent la ville nouvelle du 6 Octobre sont une promesse à eux seuls: des allées bordées de palmiers et de chics villas prêtes à accueillir une population assez fortunée pour s'épargner la pollution cairote. Quelques décennies plus tard, Ahmed Khaled Towfik, auteur prolifique et maître de la science-fiction arabe, tenait à préciser en exergue de son roman Utopia:

«L'Utopia évoquée ici est un lieu imaginaire, comme le sont les personnes qui y vivent à l'intérieur et à l'extérieur, même si l'auteur est convaincu qu'elle existera bientôt. Toute ressemblance avec des lieux et des individus de la réalité actuelle est purement fortuite.»

Égypte 2023

L'avertissement n'était pas de trop. Nous sommes en 2023 et le décor d'Utopia ressemble furieusement à un Caire passé au filtre punk ascendant SF. Dans cette dystopie post-apocalyptique, les inégalités sociales ont été exacerbées, à tel point que la bourgeoisie égyptienne s'est repliée dans des cités résidentielles surprotégées au bord du littoral, tandis que le reste de la population s'entasse dans de gigantesques bidonvilles. Le vice a remplacé la loi, aussi la jeunesse dorée et désœuvrée a trouvé de quoi tromper l'ennui: elle se livre à la chasse à l'homme dans les quartiers pauvres –le but est de ramener un membre en trophée.

«Towfik prend une forme urbaine qui existe, celle des gated communities, et la caricature pour en tirer un monde binaire, décrit Delphine Pagès-El Karoui, géographe spécialiste de l'Égypte à l'Inalco. C'est ce qui fait que le roman fonctionne: Utopia reprend le dispositif d'une ségrégation sociale, qui à la fois est loin de correspondre à la réalité du paysage urbain égyptien, mais reflète des processus qui existent malgré tout en Égypte et se sont renforcés ces dernières années.»

Les nouvelles routes de la banlieue éloignée du Caire. | Mohamed El-Shahed / AFP

Surtout, Utopia, rapidement devenu un best-seller traduit dans plusieurs langues, fait entrer une ville du Sud dans le monde de la science-fiction, et ce faisant bouleverse les codes du genre. Contrairement aux habituels environnements hyper-technologisés de la science-fiction, avec leurs gratte-ciels vitrés et leurs avancées scientifiques prodigieuses, on est ici dans un tiers-monde désagrégé où s'invente un nouveau futur –un espace-temps qui bien souvent demeure le privilège des villes du monde riche, relève Delphine Pagès-El Karoui.

Si l'ombre de la modernité occidentale pèse toujours sur le roman, c'est davantage comme un signe de dépravation: «C'est une critique très classique, poursuit Pagès-El Karoui. L'occidentalisation touche surtout les riches, qui sont hypocrites et désœuvrés, drogués, avec une jeunesse dépravée sexuellement... Mais ce qui est intéressant, c'est que Towfik montre que la modernité affaiblirait tous les clivages de la société égyptienne, notamment les clivages religieux: dans Utopia, il n'y a plus aucun conflit entre les musulmans, les juifs, etc.»

Quand Ahmed Khaled Towfik publie son roman, en 2008, l'occupation de la place Tahrir n'a pas encore eu lieu, et Moubarak est toujours confortablement installé au pouvoir. La révolution, tout comme le monde d'après, ne sont alors que de lointaines fictions qui donnent l'occasion de formuler une critique sociale, sans trop se prendre au sérieux non plus.

Kadhafi sur la Lune

Si l'on remonte aux origines de la science-fiction dans l'ère culturelle arabe, il faut attendre les années 1950-1960 pour la voir émerger à travers de petites publications bon marché. Dès la fin du XIXe siècle cependant, on trouvait quelques projections futuristes mobilisant les ressorts narratifs du rêve, qui bénéficie d'une valeur prophétique en islam:

«Les utopies futuristes ont joué leur rôle, car, de façon générale, toutes les utopies sont considérées comme étant une forme de proto-SF, donc constituent une base culturelle pour l'émergence future de la science-fiction», estime Ada Barbaro, professeure de langue et littérature arabes à l'université de Rome La Sapienza et spécialiste de la science-fiction arabe. Déjà dans Les Mille et une nuits d'ailleurs, on trouvait l'évocation de voyages à travers le cosmos et de semblants de robots.

Le roman est alors un genre nouveau dans la région, qui n'émerge qu'à la faveur de la Nahda, moment de renaissance et de modernisation s'accompagnant d'un grand mouvement de traduction des textes européens. «On peut considérer le roman de science-fiction arabe comme une partie (ou la dernière étape?) de l'émergence globale du roman arabophone, raconte Ada Barbaro. À ce moment, le modèle occidental est parfois devenu une forme d'“inspiration”.»

À l'instar d'autres types de science-fiction, ce qu'on a pu appeler le «roman scientifique» arabe a d'abord recouvert une visée pédagogique: divertir par la fiction, mais aussi instruire. «Certains écrivains ont commencé à écrire des romans ou des nouvelles qui représentaient une forme de littérature cherchant à acquérir une canonisation, c'est-à-dire à trouver leur place dans l'Adab [peu ou prou l'équivalent des Belles-lettres, ndla]. Lorsque les premiers écrivains arabes ont commencé à écrire leurs œuvres de “science-fiction”, ils n'ont probablement pas écrit consciemment de la SF. Plus tard, lorsque dans les années 1990 un certain intérêt académique est apparu, les universitaires ont reconnu ces travaux comme les premiers exemples de science-fiction arabe», explique Barbaro.

Dans la pièce de théâtre Voyage vers demain (Rila ilā al-ġad), publiée en 1957, l'Égyptien Tawfiq al-Hakim proposait ainsi une réflexion sur le caractère inhumain de l'immortalité, tandis que dans Les Habitants du deuxième monde (Soukān al-a‘lām al-āny), Nihad Sharif, autre pionnier de la SF, imaginait un monde sous-marin utopique débarrassant le monde (le nôtre) de l'arme nucléaire. En arabe, l'une des expressions employées pour désigner la littérature utopique est «ādab al-madīnat al-fāḍil», soit «littérature de la ville vertueuse».

Plus surprenant, en 1995, celui que l'on connaît surtout pour avoir écrit Le Livre vert et mis la Libye à genoux, Mouammar Kadhafi, publie un curieux recueil de nouvelles, traduit en français sous le titre Escapade en enfer et autres nouvelles. Dans cet opuscule qui prétend donner des leçons de sagesse, l'un des récits, «Le Suicide de l'astronaute», raconte les désillusions d'un homme qui n'a rien trouvé sur la Lune, et n'a ramené sur Terre que son amertume. Parabole sur la vanité de la conquête spatiale, il contraste avec d'autres romans de l'époque qui font de la conquête de l'espace le nouvel étendard du rêve panarabe, comme chez le Syrien Ṭālib ʻUmrān, ou l'Égyptien Raʾūf Waṣfī.

Mouammar Kadhafi. | Stan Honda / AFP

Technologie suspecte

Les avancées technologiques n'ont toutefois pas rencontré un grand succès dans les pages de la science-fiction arabe. Ada Barbaro souligne que les récits d'anticipation se font bien souvent sous le signe de la dystopie: «La technologie est souvent critiquée, notamment pour ses implications éthiques (la perte des émotions ou du sentiment d'appartenance à l'espèce humaine, etc.). La technologie –à proprement parler, les excès de la technologie– est décrite comme un outil ne permettant d'atteindre qu'un bonheur très éphémère.»

Quasiment pas de hard SF dans la production arabophone donc, ce qui ne signifie pas pour autant que les enjeux technologiques et contemporains sont aux abonnés absents. On le voit dans un roman comme Miroir des heures mortes (Marāyā al-sā‘āt al-mayta) de l'auteur tunisien Mustapha Kīlanī, qui se projette en l'an 2725. Les pays du Nord se débarrassent de leurs déchets radioactifs dans les pays du Sud, devenus d'immenses décharges à ciel fermé. Un État totalitaire, qui n'est pas sans rappeler la vieille Tunisie de Ben Ali, distribue quelques bouteilles d'oxygène mensuelles à ses citoyen·nes, et laisse les dissident·es s'asphyxier et mourir dans la rue. Les thèmes de la violence politique et de la compromission avec les puissances occidentales se nouent ici avec une problématique écologique, liée à la pollution des villes modernes.

S'il faut proposer un modèle de société ou d'univers alternatif, quel pourrait-il donc être? «C'est là tout l'enjeu de la science-fiction, affirmait dans une interview l'écrivain palestino-américain Jamil Nasir. Nous supposons qu'il n'y a qu'un seul monde, et que c'est celui dans lequel nous vivons; eh bien, et si ce n'était pas vrai?»

Révolution, désillusion, abjuration

Les révolutions qui ont ébranlé les sociétés arabes les unes après les autres à partir de 2011 marquent évidemment un tournant dans le champ littéraire. Au-delà de la SF pure et dure, on voit essaimer les dystopies, comme un dernier remontant pour apaiser une gueule de bois post-manif. En 2014, le jeune Mohammad Rabie publie Otared, tableau noir et cru d'une Égypte qui a sombré dans le chaos. La révolution de 2011 a échoué, et à l'aube de l'an 2025, Le Caire est devenu un enfer où divaguent les derniers damnés de la Terre, la morale engourdie par une nouvelle drogue dirimante.

Dans La File d'attente (Al-Tābur), de Basmah ‘Abd al-Aziz, publié un an plus tôt, la débâcle était à peine plus corsetée: elle se tenait dans la longue queue insensée, kafkaïenne et infernale, où tout un peuple attend (son destin? Godot? L'apocalypse? Pas mieux: une autorisation absconse pour effectuer les activités quotidiennes les plus dérisoires) devant une porte qui reste close.

File d'attente égyptienne. | Mahmud Hams / AFP

D'autres auteurs y préfèrent les grandes fresques romanesques, comme Nael Eltoukhy, avec l'aussi brillant que rocambolesque Les Femmes de Karantina (Nisā' al-Karantinā), qui s'achève dans l'Alexandrie de 2065. Et d'autres encore, des intrigues fracassantes ramassées en vingt-quatre heures, comme dans Porte de sortie (Bab al- ḫourouǧ) d'Ezzedine Choukri Fishere, récit épistolaire publié en 2012 qui envisage une guerre nucléaire imminente entre l'Égypte et Israël.

Bon nombre des récits post-révolutions partagent cette coloration d'outre-tombe, ayant balayé les espoirs déçus des premiers jours. On aurait pu attendre une floraison d'utopies; c'est une nouvelle ère de désenchantement qui s'ouvre après les printemps arabes. Les échéances sont d'ailleurs relativement proches: 2020 chez Fishere, 2025 chez Rabie... C'est le portrait de sa propre société que l'on brosse, sans s'embarrasser des pudeurs éditoriales d'un Georges Orwell qui faisait mine à l'époque de repousser son intrigue de quarante ans.

Lors d'une interview à la BBC, Ahmed Khaled Towfik justifiait le «ton pessimiste» de son œuvre la plus récente par «l'échec de la révolution du 25 janvier». Cette dernière aura d'ailleurs fait mentir son Utopia, qui portait une vision très critique de la jeunesse, dépeinte comme médiocre et frappée d'une apathie politique: à contre-pied de sa prophétie, c'est une jeune classe moyenne qui s'est soulevée sur la place Tahrir pour précipiter la chute de Moubarak.

«Ce qui est intéressant, c'est les décalages avec la réalité de ce qui s'est passé. Il y a une vérité sociologique qui demeure. Qu'est-ce qu'on fait du roman après? Ça interroge le lien entre la littérature et le réel. La révolution semblait ouvrir un avenir plein de promesses, mais l'avenir radieux s'est vite refermé: la SF est aussi une façon de se reprojeter dans l'avenir», estime Delphine Pagès-El Karoui.

Le problème des traductions

Bien que ces frustrations et désillusions successives aient nourri la production littéraire de la région, elles n'ont pas pour autant ratifié sa bonne fortune à l'international. Les romans de science-fiction écrits en langue arabe sont encore relativement peu traduits à l'étranger, et la réciproque est également vraie: Dune, le mythique cycle de Frank Herbert, ne connaît toujours pas d'édition arabe.

Si les récits les plus contemporains ont su trouver un certain écho auprès du public anglophone, bénéficiant notamment de la hype marketing qui s'est construite autour des révolutions, les pionniers de la science-fiction arabe –comme Nihad Sharif– ont été laissés sur le bas-côté et demeurent largement inconnus des non-arabophones: question de politique éditoriale et de moyens. «Ces romans sont toujours considérés comme “bizarres”, même si aujourd'hui on peut remarquer une certaine attention portée par le public ou les critiques à ce genre de production», tranche Barbaro.

En 2016 et 2019, la maison d'édition britannique Comma Press publiait néanmoins deux appréciables recueils de nouvelles, Iraq + 100 et Palestine + 100, invitant chacun une dizaine d'auteurs et d'autrices à écrire l'Irak cent ans après l'invasion américaine, et la Palestine cent ans après la Nakba. Entre fables cyber noir, réalisme magique et farces high-tech présentant aussi bien des dictateurs technophobes que des super-héros, ces deux ouvrages percent une fenêtre sur l'Irak rêvé de 2103 et la Palestine fantasmée de 2048, déjà si proche.

Les autres mondes
Quand Playboy publiait les plus grandes pages de la science-fiction américaine

Épisode 2

Quand Playboy publiait les plus grandes pages de la science-fiction américaine

L'afrofuturisme, vers l'infini et l'Angola

Épisode 4

L'afrofuturisme, vers l'infini et l'Angola

Newsletters

Une ouvrière survit grâce à un plongeon dans du chocolat fondu

Une ouvrière survit grâce à un plongeon dans du chocolat fondu

L'explosion de son usine a provoqué la mort de sept personnes.

Une semaine dans le monde en 7 photos, du 25 au 31 mars 2023

Une semaine dans le monde en 7 photos, du 25 au 31 mars 2023

Répression à Sainte-Soline, manifestations en Israël, fête de Rama Navami… La semaine du 25 au 31 mars en images.

Pourquoi le missile hypersonique Kinjal n'a-t-il pas détruit de centres névralgiques en Ukraine?

Pourquoi le missile hypersonique Kinjal n'a-t-il pas détruit de centres névralgiques en Ukraine?

Disons les choses clairement: l'arme à 10 millions de dollars de Poutine a été vendue comme plus révolutionnaire qu'elle ne l'est.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio