Dans le premier épisode, le diable de passage à Stockholm a tenté de s'approprier l'âme d'une jeune fille en grève pour le climat. Mal lui en a pris.
16 octobre 2020
Zoé entendit la voix douce de l'intelligence artificielle résonner dans le couloir de la Station spatiale internationale. Ses paupières étaient lourdes. Elle n'avait aucune envie de se lever.
«Joyeux anniversaire, Commandant. Vos gélules nutritives vous attendent. Il y a un supplément muesli-noix de pécan pour fêter l'occasion.»
C'était la troisième annonce de Sedon-A, le nom que les informaticiens de Houston avaient donné à leur bébé algorithme. Le ton était cordial, comme toujours, mais ferme. Si Zoé restait au lit trente secondes de plus, Sedon-A enverrait un rapport automatique à Ground Control. Il y aurait alors un protocole à suivre, un test psychologique à passer, des prises de sang et des scanners à subir.
Zoé ouvrit les yeux et s'étira. Elle pensa aux mains de son père sur les siennes il y a des années, le contact de cette peau desséchée par les engrais et les pesticides, quand il lui avait appris à conduire le tracteur devant leur ferme du Kansas.
«La nostalgie et le sentimentalisme, interrompit Sedon-A, ne sont pas des embrayeurs productifs.»
La vision d'enfance s'éclipsa, dans une zone lointaine de sa conscience où Zoé avait appris à dissimuler les données personnelles qui ne regardaient ni l'intelligence artificielle, ni sa hiérarchie à Houston.
Sur la vidéo arrivée à 5:41 AM, le colonel Agar avait la tête des mauvais jours derrière son masque FFP2:
«Joyeux anniversaire, Commandant. Vous soufflerez vos quarante-cinq bougies une autre fois. L'analyse des images que vous avez envoyées ne laisse malheureusement pas place au doute: Major Tom est de retour.»
«Nous en sommes réduits aux spéculations quant à la masse de matière observable dans le sillage de son vaisseau, mais tous nos experts en sont convaincus: il ne peut s'agir que du Starman, cette entité que Major Tom était chargé de traquer aux confins du cosmos, avant sa disparition restée inexpliquée. Un de nos ingénieurs a traduit la fréquence des vents solaires qui se répète depuis l'apparition de ces deux objets dans notre système. Voyez par vous-même:
LET THE CHILDREN LOSE IT
LET THE CHILDREN USE IT
LET ALL THE CHILDREN BOOGIE
«Vous avez ordre d'entrer en contact avec Major Tom pour le sommer de rebrousser chemin. S'il refuse d'obtempérer, le président a donné son feu vert pour l'utilisation du feu nucléaire. Les Russes, les Chinois et les Brits sont d'accord pour une frappe conjointe. Nous avons bon espoir de convaincre les Israéliens, les Pakistanais et les Indiens d'en faire de même. Le leader nord-coréen a posé une condition: qu'on lui fournisse l'intégrale de Xena la guerrière en VHS. Nos archivistes sont à pied d'œuvre pour lui retrouver tous les épisodes de la série. Évidemment, ces cons de Français ne veulent rien entendre et font cavalier seul. Si seulement il y avait moyen de revenir en 1944 pour les laisser le nez dans leur merde…»
Zoé avala sa dernière tablette en regardant les rayons du soleil se déposer comme une feuille d'aluminium sur le fuselage de l'ISS. Elle attendit, le cœur battant. Ce moment où la Terre se profilait derrière la Lune, chaque matin, justifiait l'isolement que l'astronaute endurait depuis dix mois.
Elle était partie depuis 306 jours. Le chiffre lui donnait le vertige. Le bilan de la pandémie terrestre, aussi: 80 millions de morts selon le dernier décompte transmis par Sedon-A –1% de la population mondiale. Zoé n'avait plus de nouvelles de ses parents depuis fin août, quand les communications électroniques privées avaient été interdites. Mais ce qui l'angoissait le plus, l'idée fixe qui ne la quittait jamais, même quand elle était occupée à une tâche complexe, c'était le sort des enfants.
Le 15 juin 2020, alors que les systèmes hospitaliers s'effondraient à travers le monde sous l'afflux de malades, les gouvernements des pays membres de l'ONU avaient décidé de placer tous les moins de 18 ans en centres de rétention. Des nourrissons aux adolescent·es, tout·es étaient devenu·es du jour au lendemain les bouc-émissaires de l'humanité –les porteurs asymptomatiques responsables de la diffusion du fléau.
De Kuala-Lumpur à Santiago, d'Helsinki au Cap, les familles avaient été déchirées. Les parents ignoraient le sort de leur progéniture. Des rumeurs épouvantables couraient sur les conditions d'hygiène, la pénurie de médicaments, la famine qui régnaient dans les sites –18. On parlait d'escadrons de la mort, d'exécutions au petit jour, de charniers. Comment savoir si c'était vrai? Le seul fait établi, c'est que toute femme enceinte avait désormais obligation de se faire avorter avant le cinquième mois de grossesse.
Si elle n'avait pas d'enfant, Zoé ressentait une tristesse infinie à l'idée que l'humanité était en train de se suicider. Sa gorge se serra quand la sphère bleue émergea devant elle. Où pouvait bien être [email protected], cheffe présumée du Réseau Y2K, le mouvement de résistance clandestin dans lequel s'étaient rassemblés les enfants encore en liberté? Toutes les polices du monde et des dizaines de milliers d'informateurs étaient à ses trousses. Était-ce elle qui avait réussi à entrer en contact avec Major Tom?
Zoé se mit à méditer pour court-circuiter ces questions avant que Sedon-A ne les intercepte dans son cortex. Quand elle rouvrit les yeux, elle n'arriva pas à croire ce qu'elle voyait.
Toutes les sources de lumière sur Terre avaient disparu.
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Dix mois plus tôt
Un vertige ancien s'était emparé du président des États-Unis, comme à l'époque où, adolescent, il se regardait trop longtemps dans le miroir et finissait par se demander qui il était. Le réveil indiquait 3 heures du matin et la télécommande de l'Apple TV ne répondait plus. POTUS avait beau être l'homme le plus puissant du monde, il se retrouvait fait comme un rat devant Mulholland Drive, le film d'un dégénéré nommé David Lynch.
Si tout n'était qu'un rêve, qui était le rêveur? POTUS ne comprenait rien à ce qui se passait à l'écran. En même temps, il était fasciné –et totalement effrayé par les questions que ce flottement cauchemardesque faisait vriller dans son esprit: «Est-ce que j'existe, ou est-ce que je ne suis que le jouet d'un malin génie qui s'amuse à me le faire croire? Suis-je Pinocchio ou Geppetto? Donald ou Walt Disney?»
Sentant la panique se lever en lui comme un tsunami, POTUS n'osait pas sonner la domesticité, de peur de réveiller sa douce moitié, endormie de l'autre côté du lit king-size à baldaquins. Dire que des agents socialistes colportaient sur les réseaux sociaux la fake news qu'elle et lui faisaient chambre à part! Il aurait voulu leur montrer, à ces bad hombres, avec quelle ardeur il s'acquittait du devoir conjugal.
Son front était trempé de sueur. Il fallait qu'il se calme tout seul. Mais comment faire pour reprendre pied sur le réel, alors que son écran plat ressemblait de plus en plus à un vortex menaçant de l'aspirer dans une dimension dont il ne ressortirait jamais?
N'écoutant que son courage, il ramassa son portable sur la table de nuit et se leva. Derrière les fenêtres du Bureau ovale, les arbres du parc se balançaient dans la brise glaciale, sous la Lune glauque de décembre, dessinant des formes terrifiantes sur la pelouse où POTUS aimait essayer ses nouveaux clubs de golf.
Voir le site de Fox News, qu'il avait paramétré en page d'accueil de son navigateur, lui fit le plus grand bien. Un coup d'œil à son compte Twitter finit de le rassurer: ses 74 millions d'abonné·es ne s'étaient pas volatilisé·es. Tout était normal; la réalité était encore à sa place malgré les dérangements pervers que les hippies de Hollywood cherchaient à opérer dans la conscience américaine.
Ragaillardi, il ouvrit le message top secret de la NSA qui venait d'arriver sur son écran. Une épidémie de grande ampleur s'était déclarée à Wuhan, quelque part en Chine. L'astronaute récemment arrivée à bord de l'ISS confirmait que les flux d'hommes et de marchandises étaient devenus quasi-nuls dans la province autour de la mégapole.
WE WILL NOT LET THIS CHINK CHINESE VIRUS CONTAMINATE US! OUR PREVENTION SYSTEM IS THE BEST IN THE WORLD AND I AM HERE TO KEEP AMERICA [email protected]!!!!
Il envoya le tweet, totalement apaisé et maître de lui à présent. Personne, pas même sa chère épouse, n'avait été témoin de sa faiblesse passagère.
C'est en rafraîchissant la page de son compte Twitter qu'il prit conscience de sa faute de frappe –ou bien son portable avait-il été piraté par un de ces fucking bots à la solde du Kremlin? Erreur, complot, il était trop tard pour effacer: la publication avait déjà été retweetée 2.357 fois et un crétin du Nebraska venait de répondre qu'il allait lancer sans délai la fabrication d'une collection AMERICA♥ [email protected] dans son usine de couches adultes.
Pandémie et génocide
Au même moment, dans une caravane au fin fond du Mississipi équipée en laboratoire de méthamphétamine, le mécanicien et apprenti chimiste Ken Klaus Kendrick mettait la dernière main à l'invention de sa vie: un gaz inodore dont le diable en personne lui avait révélé la formule, un an et demi auparavant, ajoutant que ce gaz, une fois diffusé dans l'air, se fixerait comme un halo à tous les porteurs d'un virus mortel encore inconnu.
Le moment venu, il suffirait à Ken de vendre le brevet au Pentagone, qui se chargerait alors de mettre en route la production industrielle. Il n'y aurait plus qu'à tirer les malades comme des lapins: «Plus jamais tu n'auras à t'en faire pour les factures. Robert Johnson, que j'ai croisé non loin d'ici il y a une centaine d'années, je lui ai juste refilé une guitare pourrie en échange de son âme. Estime-toi bien loti.»
Ce que Ken avait omis de dire au diable, c'est qu'il était le leader de la Section Oméga, un groupuscule de suprématistes blancs, et qu'il avait l'intention de modifier la composition chimique du gaz afin que celui-ci s'agrège non seulement aux contaminé·es, mais aussi aux Noir·es, aux Asiatiques, aux Indigènes et aux Hispaniques.
Pandémie et génocide main dans la main: il avait hâte que la fête commence.
*
À 1.500 kilomètres de là, dans un camp pour enfants migrants à la sortie d'El Paso, un gamin qui se faisait appeler Panita fixait l'agent qui venait de le ramener au bercail après sa énième tentative d'évasion.
«Tu veux ma photo, petit? Je fais juste mon boulot. Ça n'a rien de personnel.»
Panita eut un mauvais sourire avant de disparaître dans son dortoir: «Je te regarde pour imprimer ton visage et m'en souvenir le jour pas si lointain où un de tes collègues enfermera ton fils ici.»
Dans le prochain épisode, un membre éminent de l'Académie française reçoit une visite nocturne, tandis que l'Hexagone s'enfonce dans les vapeurs du confinement.