Cette histoire commence dans la grande tradition américaine. À une autre époque, elle aurait pu être narrée par Mark Twain. «Great American Novel», aurait-on pu dire de ce récit aux airs de Tom Sawyer ou de Huckleberry Finn.
Cette histoire, c'est celle d'un jeune garçon, les cheveux bruns, le visage rond et un léger embonpoint. Au milieu des années 1950, il déménage avec sa famille dans une banlieue d'Anchorage en Alaska, encore un territoire largement sauvage. La vie y est rude. À 7 ans, il doit chasser l'élan pour le dîner. «Jusqu'à mes 12 ans, relatera-t-il bien des années plus tard, il n'y avait pas d'épicerie. Vous ne sortiez pas faire les courses. Vous deviez chasser. Nous vivions chez ma grand-mère, au sous-sol de sa cabane en rondins, jusqu'à mes 8 ans. Ensuite nous avons emménagé dans la maison que mon père avait bâtie de ses propres mains.» Ce père, chrétien fondamentaliste et rigoriste qui le force à aller à l'église plusieurs fois par semaine, le bat constamment. «Je ne l'ai jamais vu heureux», dira-t-il.
C'est pourquoi le jeune garçon, à l'adolescence, se rebelle. Il a découvert les filles et il devient, selon ses propres mots, «le Baby Face Nelson d'Anchorage»: encore mineur, il raconte avoir commis «plus d'une centaine de crimes majeurs» et est condamné à quatre reprises pour vol de voiture, cambriolage et contrefaçon de chèques. «Je me baladais avec la Bible dans une main et ma libido dans l'autre, décrira-t-il. C'était amusant d'aller à l'église trois fois par semaine, s'agenouiller sur le béton et remercier Dieu de ne pas avoir été tué ce jour-là.»
Cette histoire, qui prend fin grâce un policier, «l'Inspecteur Harry de notre ville», un type «d'1,93 mètre avec des tatouages sur tout le corps» le remettant dans le droit chemin, c'est celle de Don Simpson, l'homme qui écrirait, dans les années 1980 et 1990, une page du cinéma de divertissement en produisant quelques classiques comme Top Gun, Le Flic de Beverly Hills, Flashdance, The Rock ou Bad Boys.
Il s'avérera que cette histoire était totalement fausse. Don Simpson l'avait inventée –à quelques détails près– au fil des années et l'avait déversée –avec des variantes– dans la presse, auprès de ses ami·es et de ses collègues.
Le succès du beau parleur
L'histoire, la vraie celle-ci, était celle d'un jeune garçon timide et calme de classe moyenne, un jeune garçon ordinaire pas particulièrement à l'aise avec les filles ni avec les études ou le sport, qui dans le froid aride d'une ville perdue dans l'immensité sauvage s'est inventé, au contact des films et des comics, un destin d'exception.
Hollywood avait ce pouvoir. Modeler les rêves, les rendre plus réels que la réalité. Cette histoire était celle d'un jeune garçon ayant cru qu'Hollywood existait pour de vrai. Pas la ville sur la carte mais l'endroit qu'il voyait dans les films, celui avec les jolies filles, les voitures de sport et les hommes avec de beaux costumes, le Hollywood des magazines, celui avec «les Cadillac roses avec des sièges en imprimé léopard» comme le disait John Huston. Elle était celle, surtout, d'un jeune garçon dont Hollywood finirait par avoir la peau, l'histoire d'un homme qui se révélera, malgré ses succès, incapable de confronter la réalité à son fantasme hollywoodien.
Dans la vraie histoire, les débuts à Hollywood de Simpson ne sont pas particulièrement impressionnants. Quelques mois seulement après son arrivée en Californie, il est viré. Trop intense. Trop compétiteur. Son diplôme de l'Université de l'Oregon en poche et après un petit boulot dans une agence de publicité de Seattle, il obtient un job au service marketing de Warner Bros, qui le rapatrie puis remercie une fois arrivé à Los Angeles.
Il reste au chômage pendant trois ans, période durant laquelle il passe des auditions et écrit des scripts. Il veut devenir une star et en 1975, il croit sérieusement y être parvenu en vendant pour 6.000 dollars le scénario de Cannonball, un pur film d'exploitation sur une course mortelle de voitures exotiques entre Los Angeles et New York.
Une carrière interrompue net la même année quand il décroche un job à Paramount. Son intense networking a payé: Simpson est un beau parleur, un embobineur capable de mentir comme il respire pour créer sa propre légende; mais il est aussi un gros travailleur et tous ceux qui le rencontrent vantent son intelligence. Il est passionné par Hollywood depuis sa tendre enfance: il connaît ses anecdotes, ses histoires, ses scandales, ses secrets et, dans une telle ville, tout le monde aime écouter sa propre légende. À son ami Steve Tisch (producteur de Risky Business, Forrest Gump...) qui avait remarqué qu'il traitait les biographies des premiers patrons de studios comme des «guides d'utilisation», il répondra ainsi: «Carrément, je veux être une légende».
Alors tant pis si c'est un poste de cadre, de management, loin des esprits créatifs, des acteurs et actrices, des réalisateurs et réalisatrices, des scénaristes, ces métiers que Simpson rêve d'exercer. À son corps défendant, c'est un poste parfait pour lui: dès 1977, il est fait vice-président du studio et en 1981 président de la production mondiale, jouant un rôle majeur dans des succès comme Officier et Gentleman, American Gigolo ou Urban Cowboy.
Mais l'homme est incontrôlable. En plus de mentir à des niveaux presque pathologiques, il est arrogant, pique des colères d'enfant et se drogue beaucoup –une habitude avec la cocaïne mais aussi l'héroïne largement documentée dans la très scandaleuse autobiographie de Julia Phillips, la productrice de L'Arnaque, Taxi Driver et Rencontre du troisième type, publiée en 1991.
Dans son livre High Concept, Charles Fleming, lui, rapporte que lors d'un séminaire corporate à Palm Springs, Don Simpson est arrivé «sortant des cuisines avec un cheeseburger dégoulinant» à une réunion avec ses patrons «en jeans et en t-shirt sur lequel était inscrit “Maui Wowie”. Il s'est assis sur une chaise vide et, la bouche pleine, a dit “désolé d'être en retard mais j'avais une putain de faim et il fallait que je mange”. [...] Plus tard pendant le week-end, quand un groupe déjeunait près de la piscine, Simpson a baissé la culotte du maillot de bain de sa petite amie en face de plusieurs cadres de Paramount “et lui a mis une claque sur les fesses si bruyante que vous pouviez l'entendre de l'autre côté du bassin”.»
Le premier à voir le potentiel de MTV
Il veut être vu, être remarqué. Il veut être une star et se comporte comme telle –du moins comme il se l'imagine. «Don pensait pouvoir mieux réaliser que les réalisateurs, mieux écrire que les scénaristes et mieux jouer que les acteurs», dénonçait un ancien assistant dans un long portrait au vitriol publié en 1985 par Esquire. Il a un jour confié à John Bailey, un grand chef opérateur, qu'il avait des compétences dans chaque métier du cinéma, à l'exception de la photographie. Il voulait savoir si Bailey pouvait lui accorder quelques jours pour qu'il puisse apprendre. La mâchoire de Bailey est tombée par terre et Don lui a dit “juste quelques jours, ça devrait suffire”. Il n'avait aucune idée.»
En 1982, Michael Eisner, le patron du studio qui avait jusque-là agi comme une figure paternelle et protectrice pour Simpson, le vire brutalement et le remplace par Jeffrey Katzenberg, son ancien assistant. Personne n'est à l'abri à Hollywood. Le pouvoir, le sentiment de puissance, peuvent être éphémères. Les coups de fil s'arrêtent et, refusant de sortir de chez lui pendant des semaines, il fait sa première dépression nerveuse. «J'ai eu un grand nombre de réunions avec lui [...] à l'interphone car je ne pouvais pas le faire sortir de chez lui», racontera une de ses collègues.
Pour autant, Eisner lui a proposé de devenir producteur avec des bureaux dans le studio. Il lui a même confié un scénario, l'histoire d'une jeune ouvrière de Pittsburgh rêvant de devenir danseuse de ballet qui, en attendant son rêve, pratique des routines érotiques dans des bars. Le pitch est trash mais comme il le confessait à Esquire en 1985, «j'aime le trash, je suis trash».
Accompagné par Jerry Bruckheimer, un producteur à la personnalité radicalement opposée avec qui il a déjà travaillé sur American Gigolo, la carrière de producteur semble alors aller comme un gant à Simpson. À l'opposé des années 1970 où le réalisateur avait pris ses aises à Hollywood, les années 1980 sont celles du producteur: ses choix créatifs deviennent aussi, voire plus importants, que ceux des artistes.
Flashdance, malgré le mépris de la hiérarchie à Paramount qui juge le film «épouvantable» et les critiques désastreuses –Pauline Kael écrira par exemple que c'est du «soft porn avec un message inspirant»–, est un gros succès qui, non seulement vend des tickets de cinéma, mais aussi beaucoup de disques.
Comme il avait fait un tube du «Up Where We Belong» de Joe Cocker et Jennifer Warnes dans Officier et Gentleman et comme il le ferait plus tard avec «Take My Breath Away», «The Heat is On» ou «Gangsta's Paradise», il fait de «What A Feeling» ou «Maniac» des tubes mondiaux qui profitent au film autant qu'eux profitent du film.
Don Simpson est le premier producteur à Hollywood à comprendre le pouvoir que prendrait une toute nouvelle chaîne télé du câble spécialisée dans la musique pop. «MTV est devenu un argument commercial énorme pour les films de Simpson, expliquait un cadre de la Paramount de l'époque à Charles Fleming. MTV est devenu une nouvelle façon d'apporter les films au consommateur. Nous fournissions une chaîne de clips, qui venait juste de démarrer, avec des programmes frais. Et chaque fois qu'une chanson passait, c'était comme une publicité gratuite. Paramount faisait les clips et MTV les jouait. Don comprenait ça parfaitement.»
Les succès continueront, comme cela, d'affluer dans les années 1980. Le Flic de Beverly Hills et Top Gun sont les plus gros films du box-office américain en 1984 et 1986 et, comme Flashdance, il ne manque que quelques dizaines de milliers de dollars au Flic de Beverly Hills 2 pour monter sur la première marche. En seulement quatre films, le duo Bruckheimer/Simpson a rapporté à Paramount plus de 650 millions de dollars (soit l'équivalent de plus de 1,5 milliard en 2019) rien qu'aux États-Unis.
L'enfant d'Anchorage
Son rêve d'enfant, il l'avait, semble-t-il, réalisé. Il est indéniablement une célébrité. En 1990, lui et Bruckheimer signent un contrat historique avec Paramount qui leur alloue 300 millions de dollars sur cinq ans pour cinq films, sans aucune contrepartie que les films eux-mêmes. Le duo peut faire les films qu'il désire, avec les acteurs, les scénarios, les réalisateurs et bien sûr les budgets qu'il souhaite. Liberté totale.
Mais Simpson, insatisfait, veut toujours être une star. Il veut être Tom Cruise, voire plus gros que Tom Cruise. Ses excès n'ont plus aucune limite. Il dépense par exemple sans compter sur le tournage de Jours de tonnerre en faisant venir par jet privé des dizaines de prostituées ou en construisant une salle de gym dans des chambres d'hôtels. Surtout, il se met à auditionner pour des rôles (notamment pour le drame Au fil de la vie en 1988); il déclare vouloir aussi se mettre à la réalisation de films artistiques comme Miss Daisy et son chauffeur qui vient de gagner neuf Oscars; il fait même réécrire le script de Jours de tonnerre pour se créer un rôle sur-mesure, rôle finalement réduit à une seule réplique d'à peine quelques secondes à l'écran.
D'après une source citée par Charles Fleming, c'est Tom Cruise, la star du film, qui s'est dévoué pour annoncer la nouvelle à son producteur. «Il est entré dans la loge de Simpson où l'apprenti acteur était en train d'être maquillé depuis deux heures pour ses grands débuts. Simpson a immédiatement senti le malaise de Cruise avec la scène. Il a dit “la scène est merdique, c'est ça? C'est une scène de merde! C'est de la merde. Je hais cette putain de scène! Débarrassez-vous en!”. “Il a fait une grande scène de ça”, disait la source, “sortant en courant de sa loge et passant sa colère sur un assistant réalisateur ou quelqu'un comme ça en lui hurlant dessus”.»
Le Hollywood des fantasmes d'enfants de Don Simpson est en train de s'écrouler comme un château de cartes. Derrière les insultes, la drogue, les prostituées et plus généralement le fracas et le chaos qu'il laisse dans son sillage, Don Simpson se révèle être resté l'enfant d'Anchorage pas sûr de lui et effrayé par le monde.
«Elle a attendu toute la nuit. Il n'y est jamais allé.»
Lynn Hirschberg, la journaliste d'Esquire qui l'a suivi pendant plusieurs semaines en 1985, raconte par exemple que, confronté dans un restaurant par Michael Eisner après qu'il a menti à la presse en affirmant avoir lui-même inventé le concept du Flic de Beverly Hills, il s'était montré si nerveux qu'il avait quitté la table pour aller se cacher dans les toilettes.
Dans sa relation avec les femmes, c'est pareil. Il se vante largement, y compris dans la presse, de ses exploits avec des prostituées pour dissimuler une timidité maladive avec le sexe opposé. Son ami, le producteur de L'Arme Fatale, Joel Silver, a partagé avec Charles Fleming une anecdote à propos de sa secrétaire qui avait le béguin pour lui. «Elle était dans mon bureau. Je suis allé dans celui de Don pour lui parler d'elle. Il m'a dit “je ne sais pas quoi faire. Qu'est-ce que je dois faire?”. Il ne voulait même pas aller lui parler. Je lui ai dit d'y aller, qu'elle attendait de lui parler. Elle a attendu toute la nuit. Il n'y est jamais allé.» Le producteur Michael London relate une histoire similaire à propos d'une fête à New York organisée par une agence de mannequins durant laquelle Simpson a passé la soirée entière seul, assis dans un canapé au fond de la salle.
Simpson est terrifié par le rejet et l'échec. Ça le force à l'introspection. L'article d'Esquire, publié en 1985, «ça l'a hanté pendant des années», racontera son attachée de presse de l'époque. Face à ses excès, Don Simpson est incapable d'assumer, comme un Dr Jekyll et un Mr Hyde. Sa maison a beau être remplie, du sol au plafond, de miroirs, il n'est, comme on peut le lire dans la bouche d'un de ses collègues à Paramount cité par Hirschberg, «pas très bon pour se regarder en face».
15.000 médicaments
Malheureusement, l'échec à Hollywood est au bout de chaque rue, même la plus immaculée. Charles Fleming indique qu'en 1989, sentant le désastre arriver sur Jours de tonnerre, Simpson se livrait à un ami dans une inhabituelle confession. «J'ai fait tous ces films à succès car j'avais ce rapport génial et physique avec le public –et je l'ai perdu, lui révélait-il. Et comme je ne sais pas ce que c'est ou comment je l'ai eu, je ne sais pas comment le récupérer.»
Hollywood peut faire cet effet aux gens, les hypnotiser comme les sirènes avec Ulysse, leur faire miroiter la beauté et la volupté pour les abandonner dans les limbes. Don Simpson n'était finalement pas si différent de celles et ceux, jeunes acteurs ou actrices, qui venaient à Hollywood pour concrétiser leurs rêves de gloire et de célébrité avant de se heurter brutalement à la réalité de la ville. Lui avait juste eu la chance d'y réussir, une réussite en trompe-l'œil: un rêve est toujours plus beau rêvé.
Le producteur Howard Rosenman a ainsi raconté à Charles Fleming qu'après avoir croisé Simpson à l'avant-première de Tel est pris qui croyait prendre, son premier film sous la bannière Disney, en 1994, «il était si nerveux qu'il s'est assis au fond du cinéma en avalant des pilules». Face aux flops de Jours de tonnerre, qui lui vaut d'être lâché par Paramount, et de Tel est prix qui croyait prendre, qui récolte à peine 11 millions de dollars au box-office américain, le producteur ne gère plus rien. Aucun excès ne permet plus de faire illusion. Il fait sa deuxième dépression nerveuse, ne sort plus de chez lui et se réfugie dans un enfer médicamenteux.
Le matin du 19 janvier 1996, une femme de ménage retrouvera son corps dans les toilettes, une biographie d'Oliver Stone à proximité. Son cœur avait simplement et soudainement arrêté de battre. À son domicile, la police découvrira plus de 2.200 pilules et tablettes soigneusement stockées par ordre alphabétique dans sa chambre à coucher. Il s'avérerait que ce n'était qu'une fraction des 15.000 sédatifs, amphétamines, tranquillisants, antipsychotiques et autres narcotiques fournis à Simpson par un réseau de quinze médecins et huit pharmacies pendant trois ans.
L'argent pouvait corrompre facilement et Simpson avait mis en place un système sophistiqué pour déjouer les interdictions après qu'un médecin de Pacific Palissades, Stephen Ammerman, l'a convaincu que pour se libérer de son addiction à certains médicaments, il était nécessaire d'en prendre d'autres afin d'atténuer les symptômes du manque. Ce plan a pris fin en 1995, lorsqu'Ammerman a été retrouvé mort au bord de la piscine de Simpson d'une overdose d'un cocktail de valium, de cocaïne et de quatre fois la limite létale de morphine. Don Simpson, lui, avait succombé à une overdose de vingt-et-une drogues différentes.
Le succès était pourtant revenu: Bad Boys, Esprits rebelles, USS Alabama et bientôt The Rock. Mais il était déjà trop tard. Jerry Bruckheimer avait rompu leur association quelques mois plus tôt. La vérité l'avait submergé. Même à Hollywood, la vie n'est pas un film qu'on peut scénariser à l'avance.