Cliff Robertson venait d'emménager à Fremont Place, une communauté aisée non loin de Downtown Los Angeles. En cet hiver 1977, au lieu de se réfugier au milieu de ses pairs à Beverly Hills ou Bel-Air comme il est alors d'usage à Hollywood, il avait préféré une maison proche de son lieu de travail du moment, les studios Paramount.
Robertson n'était pas vraiment un fan du milieu hollywoodien, de ses mœurs et de son clinquant. Même s'il y était né et y travaillait régulièrement, il avait toujours favorisé New York où il avait passé la majeure partie de sa vie d'adulte.
Décrit par le journaliste David McClintick dans son enquête Indecent Exposure [Outrage à la pudeur] comme «gentil, plaisant, mesuré, pas spécialement capricieux ni vraiment exigeant pour ceux qui l'entourent», il dénote avec une ville que l'on dit bruyante, superficielle et brutale, cette «jungle fermée et frénétiquement consanguine», comme la qualifiait John Huston. Cette jungle finira par avoir la peau et la carrière de Robertson.
Un bien mystérieux salaire
L'acteur, alors âgé de 53 ans, n'avait pas besoin de s'abaisser aux plus viles manœuvres: en plus d'être marié à Dina Merrill, une richissime héritière d'un empire céréalier, il avait déjà fait son trou comme acteur depuis deux décennies, apparaissant régulièrement dans des succès tels que Gidget (1959), Un Dimanche à New York (1963) avec Jane Fonda, Que le meilleur l'emporte (1964), Les Trois jour du Condor (1975) ou Charly, la première adaptation des Fleurs pour Algernon, qui lui a valu un Oscar du meilleur acteur en 1969.
Plutôt que de les confier à de grands cabinets comptables, l'acteur aime s'occuper de ses affaires et de ses finances personnellement. Ce 25 février 1977, les dizaines de lettres de la matinée sont d'une plate et monotone routine –à une missive près.
Elle provient des impôts et lui indique qu'il a été payé 10.000 dollars (un peu plus de 9.000 euros) par Columbia l'année précédente. C'est bizarre. Il n'a pas tourné de films pour le studio récemment. La somme de 10.000 dollars serait de toute façon bien trop basse pour un salaire. Surtout, il ne se souvient pas avoir reçu ce paiement.
On lui explique dans un premier temps que cet émolument serait lié au film Obsession, réalisé par Brian de Palma. Ça ne colle pas. Le long-métrage a été produit en indépendant et uniquement distribué par le studio qui ne lui devait donc rien. Robertson, aidé de son assistante, enquête. L'affaire ne l'obsède pas. Il aimerait quand même trouver la réponse à cet apparent mystère.
C'est un comptable du studio, Dick Caudillo, qui quelques semaines plus tard découvre un chèque payable à Cliff Robertson qui a bien été émis et signé le 2 septembre 1976 par le directeur du studio, David Begelman, en dédommagement de dépenses engagées sur la tournée de promotion du film.
À l'époque, la pratique est commune. Pour faire plaisir à leurs stars, les studios font ce genre de petits cadeaux, sous forme de voitures de sports ou de notes de frais imaginaires. Des sommes évidemment jamais déclarées au fisc qui, de toute façon, ferme les yeux –jusqu'à cette année 1977.
C'est la raison pour laquelle Robertson, comme des dizaines d'autres, se sont mis soudainement à recevoir ces formulaires leur demandant de déclarer ces émoluments autrefois oubliés. Le Trésor public américain (IRS) avait décidé qu'il n'y aurait plus d'impasse.
Le chèque est signé Cliff Robertson au dos, alors que l'acteur paraphe habituellement Cliff P. Robertson.
Reste que le cas Robertson est différent: l'acteur n'est pas du style à profiter de ce genre de largesses et insiste sur le fait que ses frais sur la tournée du film Obsession, bien inférieurs à 10.000 dollars, lui ont déjà été remboursés.
Comment le chèque a-t-il alors bien pu être encaissé? Caudillo décide de l'examiner plus en détails et ne tarde pas à comprendre. La signature a été contrefaite. Déposé le 10 septembre 1976 dans une agence de la banque Wells Fargo à Los Angeles, le chèque est signé Cliff Robertson au dos, alors que l'acteur paraphe habituellement Cliff P. Robertson avec une écriture bien plus fine et délicate.
Qui est à l'origine de ce faux? S'il est incapable d'expliquer pourquoi, Dick Caudillo est persuadé que l'écriture est celle de son patron, le directeur du studio, David Begelman.
Enquête interne au studio Columbia
David Begelman a le même âge que Cliff Robertson. Comme lui, il avait participé à la Seconde Guerre mondiale (dans l'Air Force quand Robertson était dans la marine marchande). Les deux hommes avaient aussi connu leur premier succès au cinéma à la même époque, au début des années 1960, mais Begelman a préféré les affaires à l'art dramatique.
Après quelques années dans la maison de disques MCA, il avait fondé l'agence de représentation Creative Management Associates (CMA) qui comptait alors parmi sa clientèle des stars comme Judy Garland, Barbra Streisand, Liza Minnelli, Woody Allen, Gregory Peck, Paul Newman, Steve McQueen, Jackie Gleason ou Fred Astaire.
Les ressemblances s'arrêtent là. Robertson et Begelman ne peuvent en fait pas être plus différents. Fils d'un tailleur juif new-yorkais, le flamboyant Begelman, loin du posé et intransigeant Robertson, est un beau-parleur très dépensier qui se marie parfaitement avec le tape-à-l'oeil hollywoodien. Le profil parfait pour monter les échelons dans cette ville fondée sur les apparences. En 1973, il devient directeur de Columbia Pictures.
Columbia se contente de suspendre son directeur, David Begelman, le temps de quelques congés payés.
C'est là, quatre ans plus tard, qu'une enquête interne démontrera clairement son implication dans l'affaire du chèque contrefait de Cliff Robertson. Il était coupable. Cela ne faisait plus aucun doute.
L'acteur n'est pas sa seule victime: la signature du réalisateur Martin Ritt, qui a tourné Le Prête-Nom avec Woody Allen pour le studio, a également été imitée pour un salaire de 5.000 dollars, tout comme celle du restaurateur Pierre Groleau, qui aurait travaillé comme consultant marketing sur le film Madame Claude moyennant 25.000 dollars –une invention totale.
Reste qu'après des mois d'une guerre au sein du studio entre les personnes qui souhaitent virer Begelman sans ménagement et celles préférant n'y voir que des manigances sans importance, Columbia n'a toujours pas agi, se contentant de suspendre le cadre le temps de quelques congés payés.
Le directeur avait réussi à sauver le studio de la faillite grâce à des succès tels que Shampoo, Funny Lady, Les Grands Fonds et, surtout, Rencontres du troisième type. Des membres du conseil d'administration estiment que cela pèse bien plus lourd qu'une poignée de dollars détournés.
«Hollywoodgate»
Un avis évidemment loin d'être partagé par Cliff Robertson. Il a promis de ne pas parler afin que l'enquête soit menée sereinement. Ne voyant aucun résultat concret, il décide d'exposer l'affaire en détails au Washington Post, le journal qui avait permis, quelques années plus tôt, la démission de Richard Nixon après les révélations sur le Watergate.
Aucune menace ne peut l'arrêter, comme il le racontera des années plus tard à propos du coup de fil d'un «grand patron de studio» l'enjoignant à se taire. «Il y a trois choses que vous autres ne comprenez pas, expliquait-il. L'une est que vous ne comprenez pas le mot “non” car vous achetez des “oui” 365 jours par an. Vous achetez des corps, vous achetez des âmes et vous achetez de l'intégrité. Vous pensez que tout et tout le monde peut être acheté. Et la dernière chose que vous ne comprenez pas est la phrase “Vous ne m'effrayez pas”.»
Bientôt il parlera à toute la presse, du New York Times au journal télé de CBS. Le scandale, désormais appelé «Hollywoodgate» est à la une de tous les journaux d'Amérique.
Les malversations ne s'arrêtent pas aux seuls chèques détournés. Avec eux ressortent quelques vieux dossiers enfouis mettant davantage en évidence les péchés de Begelman.
Les techniques de détournements de fonds utilisés chez Columbia, il en aurait déjà usé avec Judy Garland, abusant de la faiblesse psychologique de l'actrice et chanteuse pour lui soutirer des centaines de milliers de dollars au début des années 1960. Avec, en sus, quelques détails sordides: selon Sid Luft, manager et ex-mari de Garland, Begelman aurait fait croire à la fragile quadragénaire, en pleine négociation avec CBS pour une émission de télé, qu'il existait une photo d'elle à moitié nue où l'on voit son estomac en train d'être purgé après une overdose à Londres. Le mensonge vise à extorquer à l'actrice un chèque de 50.000 dollars –chèque dont Luft découvrira plus tard qu'il avait été encaissé par Begelman via une société écran à New York.
Le directeur de studio n'est pas inquiété chez Columbia. Bien au contraire. C'est son patron, Alan Hirschfield, accusé d'avoir exagéré les méfaits du cadre et fervent défenseur d'un licenciement de Begelman, qui est remercié par le conseil d'administration.
Dans le New York Post, Cliff Robertson dénonce: «C'est comme si Begelman [était] au-dessus des lois. Le scandale a à voir avec Hollywood et je pense qu'il concerne d'énormes sommes d'argent, une incroyable dissimulation. Je pense qu'on n'en perçoit que le sommet émergé de l'iceberg», rajoutant à Associated Press que «le manque d'action légale dans cette affaire laisse à penser qu'il y a deux niveaux de justice à Hollywood. La fortune et le pouvoir créent une atmosphère de peur. Je pense qu'ils commencent à penser qu'ils sont au-dessus des lois».
Robertson contre Begelman
L'acteur vient de déclencher une guerre aux airs de lutte entre le bien et le mal où les gentils personnages s'opposent aux méchants. Un scénario hollywoodien presque parfait. C'est Robertson contre Begelman, l'artisan intègre contre le financier corrompu.
À la manière d'un héros de Frank Capra, ironiquement l'homme qui avait hissé le studio Columbia au plus haut dans les années 1930 avec des films comme Monsieur Smith au Sénat ou L'Extravagant Mr. Deeds, Robertson semble vouloir forcer Hollywood à se regarder dans le miroir pour affronter ses pires démons.
Dans le Los Angeles Herald Examiner, le plus célèbre éditorialiste d'Hollywood, James Bacon, écrivait: «Le Washington Post est apparemment furieux que la presse hollywoodienne professionnelle n'ait jamais utilisé le mot “détournement de fonds”. Il y a une raison pour ça. Détourner des fonds n'est pas un péché à Hollywood, c'est un mode de vie. J'ai un jour demandé à un producteur hollywoodien très connu, qui n'avait jamais fait un film pour moins de 10 millions de dollars, s'il ne serait pas plus heureux de faire des films pour 1 million de dollars. Moins de prises de tête, tout ça. Sa réponse: “Tu ne peux pas voler 1 million de dollars en faisant un film à 1 million de dollars.” Hollywood, pour toutes ses prestigieuses récompenses, qu'un segment de l'industrie donne à un autre et vice versa, est vraiment la plus grande concentration d'arnaqueurs dans le monde».
Il faudra l'intervention du procureur de Los Angeles et la création d'une brigade spéciale destinée à enquêter sur la corruption pour que Columbia prenne des mesures et se décide à virer son directeur.
N'empêche, à l'image de sa peine finalement réduite à un simple délit mineur, l'homme est loin d'être ostracisé par son milieu. Sa conduite a été mise sur le dos de problèmes psychiatriques pour lesquels, insistait le studio, il se soignait.
Dès 1979, il sera engagé pour prendre les reines de la dormante Metro-Goldwyn-Mayer (MGM). Il aura beau y enchaîner des flops comme Tout l'or du ciel avec Steve Martin, Cannery Row avec Nick Nolte et Deux filles au tapis avec Peter Falk, ça n'a pas l'air d'embêter son employeur suivant, un milliardaire texan du pétrole souhaitant se lancer dans le cinéma, pour lequel il produit WarGames avec Matthew Broderick ou La Faute à Rio avec Michael Caine, un nouveau flop très médiatique.
Dans les années 1980, malgré le scandale et les insuccès, Begelman continue de prospérer à Hollywood. Il est le fils spirituel des fondateurs de la ville, les Jack Warner, Louis B. Mayer et autres Darryl F. Zanuck et se sent comme un poisson dans l'eau de cette ville où les coups bas sont considérés comme des marques d'affection, où Jack Warner pouvait dire sans complexe à John Wayne, inquiet d'être trompé par son studio: «Duke, bien sûr qu'on te baise mais on est tes amis!».
À Hollywood, rien de nouveau
Évoluer à Hollywood, cette «ville cruelle, malheureuse où le succès est encore plus difficile à assumer que l'échec», comme la qualifiait Kirk Douglas, c'était en quelque sorte faire un pacte avec le diable. Tant que les milliards rentraient dans les portefeuilles, aucune raison de se plaindre, peu importe les mensonges, les trahisons et la corruption.
«Dans cette ville, ajoutait Kirk Douglas, Cliff Robertson a dénoncé Begelman comme voleur et faussaire; résultat: Begelman a reçu une formidable ovation dans un restaurant d'Hollywood, tandis que Robertson a été inscrit sur la liste noire pendant quatre ans. Les mauvais jours, on ne peut s'empêcher de songer aux paroles de Tallulah Bankhead: “Qui dois-je baiser pour me sortir de cette histoire?”.»
Dans cette ville, les héros ne gagnent que dans les films. On y trouve sûrement la raison pour laquelle cette histoire a toujours échoué à être adaptée au cinéma malgré de nombreuses tentatives depuis trente ans. Ce long-métrage aurait été «“Le Parrain” de l'industrie cinématographique», comme le décrivait au New York Times le producteur Edward Pressman (Conan le Barbare, Wall Street, The Crow), à l'origine du projet.
Cliff Robertson avait parlé. Il avait exposé la corruption et, par conséquent, avait vu sa carrière anéantie. Entre 1979 et 1983, il n'a décroché aucun rôle et il lui faudra attendre presque deux décennies pour en rerouver un d'envergure en incarnant Ben Parker dans Spider-Man de Sam Raimi. «À grands pouvoirs grandes responsabilités», y disait-il, comme s'il s'adressait à la machine à rêves.
Un film, ironie encore, produit par Columbia. Le studio est depuis passé aux mains japonaises de Sony après que la firme l'a racheté à Coca-Cola en 1989. Officiellement, le vieil Hollywood, ses méthodes et sa corruption s'étaient éteints à mesure que cet univers se faisait absorber par des conglomérats sans tête à la comptabilité carrée. Les personnages du type de David Begelman, qui, lui, s'était suicidé en 1995 rattrapé par des dettes accumulées à cause d'un système de Ponzi incontrôlable, avaient disparu. Officiellement.
Comme l'avait dit David Chasman, le vice-président de la MGM, dès 1981, «le nouvel Hollywood est exactement le même que le vieil Hollywood».