Culture

Comment Hollywood copie impunément les récits de scénaristes anonymes

Temps de lecture : 9 min

Il est quasiment impossible pour les aspirants auteurs et autrices de prouver que le géant du cinéma a plagié leur scénario.

La machine à écrire rose de Broken Flowers. | Capture écran via YouTube
La machine à écrire rose de Broken Flowers. | Capture écran via YouTube

C'est l'histoire d'une serveuse d'un restaurant de la côte Pacifique passant son temps libre à travailler sur le scénario d'une comédie romantique d'aventure. C'est l'histoire d'une assistante de production qui passe le sien à réfléchir sur le récit d'un road movie féministe. C'est aussi l'histoire d'une strip-teaseuse de Minneapolis écrivant sur une ado enceinte, ou encore l'histoire de deux jeunes acteurs de Boston imaginant la vie d'un génie des maths.

Ils et elles s'appellent Diane Thomas, Callie Khouri, Diablo Cody, Matt Damon et Ben Affleck, et sont à l'origine de À la poursuite du Diamant vert, Thelma & Louise, Juno et Will Hunting.

Ces histoires sont celles de scénaristes sans qualifications professionnelles dont les scripts ont, un jour, atterri sur le bureau d'un producteur ou d'une productrice d'Hollywood et qui ont vu, dans les mois et années suivantes, leur vie chamboulée par un Oscar et/ou un colossal succès au box-office.

C'est ce genre de récits qui fait qu'Hollywood est Hollywood et qui entretient le mythe d'une ville où tout est possible, à l'image de la vie de Cendrillon. Celle d'un conte de fées devenu réalité.

Cartes sur table

Jeff Grosso a sûrement dû être inspiré par ces itinéraires féeriques. Ce résident de Cleveland avait payé les frais de son école de cinéma en jouant au poker, plus précisément au Texas hold'em –une variante plus stratégique du jeu, mais aussi considérée plus dangereuse compte tenu des sommes pouvant être perdues.

Remarquant qu'aucun film n'a jamais traité du sujet, malgré les forts et évidents enjeux dramatiques qui en découlent, il décide d'utiliser son expérience pour écrire, pendant toute l'année 1995, un scénario intitulé «The Shell Game».

Une fois terminé, comme le ferait quelqu'un sans connection à Hollywood, Jeff Grosso envoie son scénario à, comme il le disait à The Associated Press, «tous ceux acceptant de le lire». Il le transmet en particulier, selon lui, à une compagnie qui affirmait avoir un contrat de première exclusivité avec Miramax –le mini studio alors au sommet de la hype grâce aux succès de Quentin Tarantino ou de films comme Le Patient Anglais.

Ses chances étaient maigres. Chaque année, près de 50.000 scénarios rédigés par des personnes espérant atteindre Hollywood sont déposés auprès du Writers Guild of America (WGA) –le syndicat des auteurs et autrices américaines. Quand on sait que seulement une centaine de spec scripts –pitchs écrits sans commande préalable– sont achetés par des sociétés de production, il y a de quoi perdre espoir. Dans le cas où le texte serait retenu, l'histoire n'en serait que plus belle. Pour un·e scénariste, c'est après tout l'essentiel.

C'est trois ans plus tard, à l'automne 1998, que le jeune homme entend à nouveau parler de son scénario. Les nouvelles viennent justement de Miramax. Mais, ce ne sont pas celles qu'il aurait aimé entendre: la société des frères Weinstein vient de sortir Rounders (Les Joueurs en version française), un film de John Dahl avec Matt Damon dans le rôle d'un étudiant en droit entraîné dans un spirale infernale après avoir joué trop gros dans des parties illicites de Texas hold'em.

Au générique, le scénario est crédité à David Levien et Brian Koppelman, les futurs créateurs de la série Billions, qui faisaient alors leurs débuts. Mais, celui qui a écrit l'histoire, lui, n'apparaît nulle part.

«C'est comme si on vous arrachait votre âme», déplorait alors Jeff Grosso, persuadé que Miramax avait utilisé ses personnages et son histoire pour construire Les Joueurs. «Tout ce qu'ils avaient à faire était de me créditer avec la mention “d'après une histoire de”. Ils auraient pu m'avoir pour rien. J'aurais pu ne rien dire et utiliser ce crédit pour trouver d'autres jobs. Tout ce que je voulais faire était d'écrire des films.» Encouragé par un avocat spécialisé, il attaque Miramax en justice en 1999.

Perdu d'avance

Au fil des années, beaucoup se sont retrouvé·es dans la même situation. En 2005, Reed Martin, un professeur de marketing à l'université de New York, remarque que «Heart Copy» (le script qu'il avait confié deux ans plus tôt à Glenn Rigberg, un ancien agent rencontré par des amis communs) avait d'étranges similitudes avec le nouveau film d'un de ses héros de cinéma.

«On m'a dit que [Glenn Rigberg, ndlr] ne pouvait plus m'aider, racontait-il à NPR. Je me suis dit que j'avais juste un peu abusé de son aide et je lui ai dit que je comprenais. Mais à mesure que j'envoyais mon scénario à d'autres, j'ai commencé à entendre qu'un film similaire était en développement, puis qu'un film y ressemblant était en tournage.»

Ce film, c'est Broken Flowers et, d'après son générique, c'est Jim Jarmusch qui l'aurait écrit et réalisé. Pourtant, selon Reed Martin –qui a passé dix ans à polir ce scénario qu'il considère comme l'œuvre de sa vie–, de l'ex-petite amie qui parle à ses chats en passant par l'enveloppe rose qui déclenche la quête du héros, ses soupçons ne pouvaient pas relever de la simple coïncidence. «C'est absolument le même type de personnage, un homme taciturne apparemment sans enfants qui parle peu et qui part dans un road trip pour essayer de savoir ce à quoi sa vie aurait ressemblée s'il était resté avec les femmes qu'il a négligé.»

Jim Jarmusch, lui, nie en bloc. Comme Jeff Grosso, Reed Martin attaque en justice pour faire valoir ses droits. Sur le banc des accusés: Jim Jarmusch, Glenn Rigberg mais aussi Vivendi Universal Entertainment et Focus Features.

Entre les mails avec Rigberg et les accusés de réception, il avait, pensait-il, assez de preuves. Malheureusement, la loi américaine n'est pas faite pour les personnes comme lui, les anonymes.

Selon les lois fédérales américaines, protéger son scénario auprès du US Copyright Office (l'institution en charge d'enregistrer les copyrights et de maintenir le Copyright Catalog), comme l'a fait Reed Martin à douze reprises pendant ses huit années d'écriture, ou auprès de la WGA, ne donne en effet aucun droit... hormis celui d'attaquer en justice le prétendu voleur.

L'auteur ou l'autrice doit prouver que le voleur ou la voleuse a été en contact avec le scénario.

C'est ensuite à l'auteur ou l'autrice de prouver que le film fini est presque identique au scénario. Une tâche beaucoup plus difficile qu'elle n'en a l'air, malgré le genre d'évidences compilées par Reed Martin.

Sachant que les idées ne sont pas protégeables et que seules le sont l'expression des idées, un script terminé par exemple, il suffit en effet à la personne qui copie de changer quelques détails et idées pour faire passer son plagiat pour une simple coïncidence.

Surtout, l'auteur ou l'autrice doit prouver que le voleur ou la voleuse a été en contact avec le scénario. C'est là que la tâche relève, en général, de l'impossible. Un·e scénariste sans réseau professionnel tente toujours de faire passer son texte au maximum de personnes, que ce soit par l'ami·e d'un·e cousin·e qui travaille chez Disney, par la sœur de la secrétaire du dentiste de Robert De Niro ou par le frère d'une connaissance agent chez William Morris.

Martin, lui, était persuadé que, grâce à Rigberg, son scénario avait atterri dans les mains de Julie Delpy ou dans celles de l'agent de Sharon Stone, deux actrices présentes dans le film, mais aussi dans celles de David Linde, le coprésident de Focus Features, la société de production de Broken Flowers.

Mais comment le prouver? Après avoir éventuellement démontré un premier lien entre Rigberg et Delpy (une de ses clientes) grâce à des mails, comment prouver que le script avait fait son chemin de Delpy à Jarmusch ou de Linde à Jarmusch?

Poker menteur

Pour ces scénaristes de l'ombre, qui semblent de bonne foi comme Grosso ou Reed, le combat se résume souvent à celui de David contre Goliath. Comme indiquait l'avocat de Grosso et Martin au Boston Globe, «dans beaucoup de cas, ils sont traités justement car les relations ont besoin d'être protégés». Comprendre: un studio ne voudra pas passer à côté du prochain Tarantino.

«Mais c'est un monde arbitraire. Ils n'ont pas à vous traiter justement. Au contraire, ça devient de pire en pire à mesure que vous descendez dans la chaîne alimentaire de la production cinéma.»

Les studios savent que les avocat·es acceptent rarement de travailler sans avances. Ils savent aussi qu'un·e scénariste de ce genre ne prend jamais les précautions nécessaires avant d'envoyer son scénario comme, par exemple, s'adjoindre les services d'un avocat dès le début du processus. «Ça garde les gens honnêtes», disait l'avocat à The AP.

Surtout, les studios savent qu'il y aura toujours un problème de crédibilité, qu'il y aura toujours quelqu'un pour affirmer que la personne a eu l'idée d'un blockbuster cinq, dix ou vingt ans avant ses auteurs ou autrices crédité·e·s.

Les studios n'hésitent jamais à dépenser plusieurs millions de dollars pour se défendre.

Il suffit de regarder la liste des procès intentés ces dernières années. À (presque) chaque succès du box-office. Les œuvres accusées de plagiat: Avatar, Pirates des Caraïbes, Le Monde de Nemo, Cars, Titanic, Le Dernier Samouraï, Ted, Les Aventuriers de l'Arche Perdue, Terminator, Matrix, Her, Voyage au bout de l'enfer, L'Arnaque, American Nightmare, la liste est très longue.

Ils savent que pour une accusation sérieuse, comme celle de Douglas Jordan-Benel qui a assigné Universal Pictures en justice pour l'utilisation de son scénario «Settler's Day» comme base du film American Nightmare, un procès finalement réglé à l'amiable –en général une issue prouvant la bonne foi de l'auteur ou de l'autrice–, il y en a des dizaines, voire des centaines d'autres qui ne reposent sur rien de sérieux.

Sophia Stewart a beau avoir réussi à faire croire pendant dix ans qu'elle avait gagné un procès à 200 millions de dollars après s'être fait voler à la fois l'histoire de Terminator par James Cameron, mais aussi celle de Matrix par les soeurs Wachowski, elle n'avait en fait réussi qu'à créer une légende urbaine.

Mais ils savent également qu'une jurisprudence en faveur des auteurs et autrices pourrait avoir des effets dévastateurs sur les sources d'approvisionnement du principal carburant de leur industrie.

Quand, en 2004 la juge d'une cour californienne a admis, dans le procès de Jeff Grosso contre Miramax, qu'un «contrat, parfois, peut être implicite même en l'absence d'une promesse rapide de paiement», des frissons d'effroi ont parcouru le tout Hollywood.

Cette décision marquait la fin des célèbres pitchs d'ascenseur, peut-être même la fin de ces histoires de Cendrillon, obligeant chaque producteur et productrice, chaque agent à faire signer des contrats pour se protéger d'éventuelles attaques.

C'est pourquoi les studios n'hésitent jamais à dépenser plusieurs millions de dollars pour se défendre. C'est pourquoi Grosso comme Reed n'ont pas eu gain de cause et c'est pourquoi aucune de ces personnes n'a jamais gagné un procès contre Hollywood.

D'autant que Miramax ou Jim Jarmusch étaient peut-être, eux aussi, de bonne foi? Peut-être n'avaient-ils jamais plagié? Ou peut-être l'avait-ils fait inconsciemment? Les idées sont volatiles, elles peuvent venir de partout, y compris de moments ou de choses jugées, à l'instant t, sans importance. Le cinéma est une industrie créative qui se nourrit de tout et de tout le monde. C'est sa nature.

«Rien n'est original», écrivait Jim Jarmusch lui-même en 2004 dans un essai pour le magazine Moviemaker, alors en pleine préparation du tournage de Broken Flowers. «Volez à tout ce qui résonne avec l'inspiration ou nourrit votre imagination. Dévorez des vieux films, des nouveaux films, de la musique, des livres, des peintures, des photographies, des poèmes, des rêves, des conversations, de l'architecture, des ponts, des panneaux de signalisation, des arbres, des nuages, des corps d'eau, de lumière et d'ombre. Choisissez seulement des choses à voler qui parlent directement à votre âme. Si vous faites cela, votre travail et votre vol seront authentiques. L'authenticité est inestimable. L'originalité n'existe pas. Et ne vous embêtez pas à reconnaître votre vol: célébrez-le que si vous le sentez. Dans tous les cas, rappelez-vous toujours ce que Jean-Luc Godard disait: “Ce qui compte n'est pas ce que vous prenez, mais ce que vous en faites”.»

Reste que pour Martin, voir ses idées –plagiées ou non– créditées à un autre ne pouvait être qu'un véritable crève-cœur. «C'était ma vie qu'il volait, pas juste mon scénario», expliquait-il avant de conclure que «personne n'a plus cru au conte de fées que moi. Il y a le fantasme Quentin Tarantino et la réalité Reed Martin. J'ai suivi le rêve au fond de l'océan».

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