À l'été 1946, Linda Darnell vient de rentrer de Monument Valley. Elle y a tourné La Poursuite infernale devant la caméra de John Ford. Aux côtés de Henry Fonda, celle dont les longs cheveux bruns et le teint légèrement hâlé hérité du sang indien de sa mère l'avaient souvent cantonnée aux rôles dits exotiques, y incarnait Chihuaha, la maîtresse mexicaine de Doc Holliday joué par Victor Mature.
De retour chez elle, elle reçoit un appel de Howard Hughes, l'excentrique milliardaire fan d'aviation et réalisateur à ses heures perdues, qui veut l'inviter à dîner. Darnell connaît sa réputation de playboy: elle a déjà refusé ses avances à plusieurs reprises.
Mais la jeune femme, âgée de seulement 23 ans, a fini par céder, acceptant de passer du temps avec le séduisant quadragénaire qui, avec des dîners dans les restaurants les plus chers et les clubs les plus exclusifs, a su lui offrir le genre de vie dont on ne peut que rêver quand on est la fille d'un employé des postes de Dallas.
Elle vient d'ailleurs tout juste de lui parler au téléphone, le 7 juillet 1946, quand elle apprend qu'il a été victime du crash d'un de ses avions expérimentaux. Les blessures du milliardaire sont sévères et Darnell accourt à son chevet.
Une semaine plus tard, alors que les médecins viennent de déclarer Hughes hors de danger, elle annonce à la presse qu'elle se sépare de son mari, Pev Marley, un chef opérateur du double de son âge épousé trois ans plus tôt. Linda s'est persuadée qu'elle épouserait Howard Hughes.
«Un conte de fées devenu réalité»
Elle déchante rapidement. Lors d'une soirée organisée dans la maison du milliardaire à Coldwater Canyon censée mettre les choses au clair, Pev Marley annonce à Hughes: «Je suis prêt à la laisser partir. Je signerai les papiers du divorce pour 25.000 dollars par an à vie [328.000 dollars de 2019, ndla].» Linda Darnell, qu'on avait essayé de vendre comme «un jambon», ne reverra plus jamais Hughes.
Elle n'était probablement pas faite pour ce monde-là. Hollywood. Devenir une star. Elle-même, semble-t-il, ne voulait pas de cette vie. Ce n'était pas elle. Trop réservée. Trop polie. Trop naïve et influençable. «Je n'avais pas de grand talent, confiait-elle à son biographe. Et je ne voulais pas particulièrement être une star de cinéma.»
Toute sa vie, jusqu'à sa fin tragique, elle sera ainsi manipulée, exploitée, perdue dans cet univers impitoyable qui aspire et recrache les jeunes filles comme des morceaux de viande au bout d'une chaîne d'abattoir.
Cette carrière à Hollywood, c'est sa mère qui la voulait. À l'âge de 11 ans, elle l'inscrit dans des concours de beauté et lui fait faire des photos, avant de la mettre sur une scène de théâtre deux ans plus tard. À 14 ans, elle est repérée, à Dallas, pour «la perfection de son physique». À 15, elle signe un contrat avec la Twentieth Century Fox, emménage seule dans un petit appartement d'Hollywood et tourne son premier film, Hôtel pour femmes, dans un rôle dédié originellement à Loretta Young, de dix ans son aînée. Comme l'écrivait alors le magazine LIFE, «sa miraculeuse accession à la célébrité est une vraie histoire de Cendrillon».
Double-page consacrée à Linda Darnell par LIFE Magazine (18 décembre 1939). | Capture d'écran via Google Books
Avant ses 18 ans, la jeune fille a en effet déjà tourné dans huit films, souvent accompagnée de Tyrone Power, la star qui la faisait rêver, quelques mois plus tôt, quand elle feuilletait les pages des magazines.
C'est avec lui qu'elle tourne en 1940 son premier blockbuster, L'Odyssée des Mormons, alors considéré comme le film le plus cher produit par la Fox, puis Le Signe de Zorro, un énorme succès critique et commercial.
«C'était comme un conte de fées devenu réalité, racontait-elle à son biographe. J'ai mis le pied dans un pays fabuleux où, du jour au lendemain, j'étais devenu une star de cinéma. Dans les films, vous êtes encensée par tout le monde. Sur le plateau, dans les bureaux d'attachés de presse, où que vous alliez, tout le monde dit que vous êtes merveilleuse. Ça vous donne un faux sentiment de sécurité. Vous terminez un rôle et, partout, vous entendez que vous êtes belle et magnifique, une actrice née. Vous croyez ce que les gens vous disent.»
Détruite par un seul homme à qui elle a refusé de se donner
À ses 18 ans, Darnell commence en effet à réaliser qu'autour d'elle, certaines personnes, en particulier les hommes, ne sont pas mues que par l'envie de la faire progresser en tant qu'actrice.
L'histoire de Cendrillon, c'est en fait à l'envers qu'elle la vit quand, quelques jours seulement après son anniversaire, Darryl F. Zanuck, le patron de la Twentieth Century Fox, l'invite à une réunion pour lui parler d'un rôle.
À mesure qu'il se rapproche d'elle avec un langage de plus en plus cru, elle comprend. Il n'attend qu'une chose: l'inviter à visiter la chambre à coucher dissimulée derrière son bureau.
Darnell refuse. Mais après huit films en deux ans, elle n'en tournera qu'un seul pour le studio les deux années suivantes –tous les rôles qu'on lui propose étant attribués, au dernier moment, à d'autres.
Sa courte apparition en vierge Marie dans Le Chant de Bernadette en 1943 ressemble à un chant du cygne, sa carrière terminée, détruite par un seul homme à qui elle a refusé de se donner.
Parce que le système hollywoodien est alors ainsi fait, les seuls rôles que Darnell trouve sont ceux pour lesquels le studio accepte de la prêter. L'Aveu est l'un d'eux. Adapté d'un roman de Tchekhov, le film est réalisé par Douglas Sirk. Linda doit y jouer une séduisante paysanne menant trois hommes à leur ruine. Le rôle est à mille lieux de ce qu'elle a été habituée à jouer par la Fox.
Pour la première fois, elle incarne une femme sensuelle, manipulatrice, loin de la jeune fille effarouchée qui avait fait sa renommée. Le changement de type est si radical qu'on lui dit que le film ruinera une bonne fois pour toutes sa carrière.
Le deuxième grand amour de sa vie
Contre toute attente, ça marche. La machine à fantasmes fonctionne à plein régime. «Jamais les jambes de Miss Darnell n'étaient apparues à l'écran et c'était une perte immense. Elles sont un atout caché», écrivait alors le Los Angeles Citizen News à propos de sa prestation dans Le Grand John où elle incarne une showgirl.
Dans sa critique de Hangover Square, qui exploite à nouveau ses charmes dans un rôle de danseuse manipulatrice, Time écrit que «Miss Darnell va devenir, si elle ne l'est pas déjà, la plus vibrante incarnation à Hollywood du sexe décomplexé».
Revenue dans les bonnes grâces de Zanuck et de la Fox, Darnell est sur le point de devenir une légende, celle dont les films seraient encore visionnés des décennies plus tard.
Forte de ce succès retrouvé, à 22 ans, avec déjà derrière elle une traversée du désert et un come-back réussi, on lui propose coup sur coup le rôle féminin principal de Ambre, une fresque en costumes et en Technicolor que la Fox conçoit comme une réponse au phénomène Autant en emporte le vent, et un autre dans Chaînes conjugales de Joseph L. Mankiewicz. D'un côté, un blockbuster. De l'autre, une ambitieuse comédie dramatique avec un prestigieux auteur. «Je me suis dit que j'étais la fille la plus chanceuse d'Hollywood», relatait-elle à son biographe.
Mais encore une fois Darnell déchante. Ambre a beau être un succès au box-office, le film est massacré et ridiculisé par la critique. Quant à Chaînes conjugales, s'il lui vaut les plus unanimes critiques de sa carrière, Time écrivant par exemple qu'elle «n'a jamais montré aussi brillamment qu'elle pouvait être une actrice» ou Theatre Arts qu'elle «émerge soudainement comme une actrice après des années à n'être qu'un visage et un corps», son interprétation échoue à lui valoir une nomination aux Oscars, ce qui suffit à la marginaliser davantage.
Professionnellement, elle n'est toujours pas prise au sérieux, Zanuck continuant de lui refuser les rôles auxquels elle tient comme celui de Pinky dans L'Héritage de la chair, un rôle finalement tenu par Jeanne Crain, ou celui de Lola Montez.
Surtout, elle est tombée amoureuse de son metteur en scène sur le tournage de Chaînes conjugales et, de nouveau, comme avec Howard Hughes, elle est persuadée qu'elle a trouvé le grand amour de sa vie.
Mankiewicz, un séducteur impénitent mais discret qui a déjà fait succomber des actrices comme Gene Tierney ou Judy Garland, est un intellectuel. Il est sophistiqué. Il semble révéler à l'actrice provinciale, timide et naïve, sa nature de femme, celle qu'elle aurait aimé être et devenir lorsqu'elle lisait les pages des magazines de célébrités. Mais il est marié et... distant.
Après l'avoir fait tourner à nouveau dans La Porte s'ouvre grâce au désistement d'Anne Baxter, il fait de Darnell sa maîtresse occassionnelle.
La relation adultère durera pourtant quatre ans. Lui atteint les sommets de la célébrité hollywoodienne grâce à Ève qui récolte six Oscars en 1950 (dont ceux de meilleur film, réalisateur et scénario); elle tombe de plus en plus profondément dans la solitude, la dépression, l'alcool et les difficultés financières à cause d'un très coûteux divorce avec Pev Marley qui la met au bord de la faillite.
Elle est amoureuse et se persuade que les sentiments de l'auteur sont réciproques. En 1953, elle raconte alors partout que La Comtesse aux pieds nus, son nouveau film sur l'histoire tragique d'une actrice espagnole détruite par un conflit intérieur, a été écrit pour elle dans sa chambre à coucher. Comme l'héroïne, elle se promenait toujours pieds nus et détestait porter des chaussures.
Mais c'est dans la presse professionnelle que Linda Darnell apprend que Mankiewicz a choisi Ava Gardner. Elle ne reverra plus jamais Mankiewicz, qui ne la mentionnera pas une seule fois dans ses mémoires. Encore une fois, elle a été manipulée et trahie, puis oubliée et rayée de l'histoire.
Ruinée et oubliée
Elle n'a que 30 ans quand, pour ne rien arranger, la Twentieth Century Fox vient de la libérer de son contrat. L'avenir s'assombrit dramatiquement. «Supposez que vous gagnez quatre à cinq mille dollars par semaine pendant des années, disait Darnell à son biographe. Soudainement, vous êtes virée et personne ne veut vous embaucher à des chiffres similaires aux salaires précédents. J'ai pensé un temps que j'aurais des offres d'autres studios mais peu sont arrivées. La seule chose que je savais faire était d'être une star de cinéma. Personne ne s'attend à durer pour toujours dans ce business. Vous savez que tôt ou tard, le studio va vous virer. Mais qui veut prendre sa retraite à 29 ans?»
Entre séries B tournées en Italie, apparitions dans des séries télé et pièces de théâtre fauchées, Linda Darnell semble finie, allant même jusqu'à épouser, dans un mariage de convenance, le fils d'un industriel de la bière.
En 1963, l'année de ses 40 ans, après un troisième divorce, elle est contrainte de brader sa vaste maison de Bel Air à Los Angeles et de s'installer dans un minuscule appartement de la Vallée.
Rongée par l'alcool et les dettes, elle peut néanmoins compter sur le soutien de son ancienne secrétaire Jeanne Curtis qui l'accueille chez elle à Glenview (Illinois).
«Vraiment, je ne me rappelle pas si bien d'elle. Elle était toujours dans le fond.»
C'est là, le soir du 9 avril 1965 qu'ensemble, elles épluchent sa comptabilité pour trouver des solutions avec les impôts, avant de se mettre devant la télé pour regarder Star Dust, film semi-autobiographique de 1940 basé sur son arrivée à Hollywood.
Quelques heures plus tard, à la suite d'un incendie, Linda se retrouve bloquée au deuxième étage. Conduite à l'hôpital, elle est recouverte de brûlures aux deuxième et troisième degrés sur 90% de son corps. Linda Darnell meurt le lendemain, ruinée et oubliée, à l'âge de 41 ans.
«Vraiment, je ne me rappelle pas si bien d'elle. Elle était toujours dans le fond, disait d'elle Henry Hathaway, le réalisateur qui l'avait dirigée en 1940 dans L'Odyssée des Mormons. Mais plus gentille fille n'a jamais existé.»