Le massacre de Sharon Tate par les adeptes de Charles Manson est encore dans toutes les mémoires. À chaque drame perpétré par des sectes sur le territoire américain, on s'y réfère. C'en est presque devenu une mauvaise habitude, entraînant un certain nombre de tragédies.
Pourtant, ce jour-là, c'est le choc. On est alors le 18 novembre 1978 et 909 personnes, dont 304 mineurs, viennent d'être retrouvées mortes au Guyana, en Amérique du Sud. Soit, selon le FBI, «un véritable amoncellement de corps enchevêtrés, aux visages tordus par les affres de la mort».
Une vue aérienne des corps des victimes de la tragédie de Jonestown. | The U.S. National Archives via NARA & DVIDS Public Domain Archive
Toutes ont bu du Kool-Aid, une boisson fruitée, empoisonné au cyanure; toutes faisaient partie du People's Temple («Temple du Peuple» en français); et toutes avaient loué allégeance à Jim Jones, dont le corps gît lui aussi à quelques mètres de ceux de ses disciples.
Juste avant le drame, le gourou, qui avait fait signer un «pacte de la mort» à ses nombreux adeptes, aurait convaincu ces derniers d'ingérer du poison en leur assurant que le geste était la seule façon de mettre un terme à la guerre que venait de leur déclarer le gouvernement américain.
Méfaits divers
Avant d'être l'instigateur de ce qui est couramment nommé «la tragédie de Jonestown», Jim Jones était simplement James Warren Jones, un gamin élevé au sein d'une famille prolétaire de l'Indiana, très portée sur la lutte contre le grand capital de par sa mère, ouvrière syndicaliste. Au Petit Livre rouge communiste, James préfère toutefois la Bible, dans laquelle il trouve des réponses à ses questions sur la vie, un repère à même de l'amener à être une meilleure personne que son père, peu impliqué dans son éducation.
À 10 ans, en 1941, James rejoint l'Église pentecôtiste du mouvement charismatique évangélique à Indianapolis et aide le pasteur à évangéliser les habitants de la région. Sa vocation est toute trouvée: en 1964, James devient pasteur et prône illico l'égalité raciale au sein d'un pays alors agité par les prêches de Martin Luther King et le mouvement des droits civiques.
Plus troublant: l'homme que l'on surnomme désormais «Jim Jones» engage des détectives privés afin de recueillir le maximum d'informations compromettantes sur les personnes à même d'intégrer le Temple du Peuple qu'il vient de créer à San Francisco. Le ver est déjà dans le fruit…
Sous-couvert de prôner l'égalité et la fraternité, Jim Jones use et abuse de son autorité: on l'accuse d'agressions sexuelles, de sévices corporels, d'humiliations et de détournements de donations reçues pour sa secte. Pire encore: en 1977, une fois installé sur les terres agricoles du Guyana, non loin des frontières vénézuéliennes, Jim Jones exploite une population en situation de pauvreté et la contraint à défricher quotidiennement sur les 11.000 hectares possédés par la communauté.
Quand certains membres de la communauté voient leur état de santé fragilisé, le gourou simule de fausses guérisons miraculeuses. Quand d'autres réclament leur argent, il leur signifie simplement que celui-ci a été utilisé pour aider la communauté à se développer.
En 1977, le Temple du Peuple compte tout de même 1.200 personnes. Et les autorités, à la suite de «la tragédie de Jonestown», y auraient retrouvé «800 passeports, environ 500.000 dollars en argent liquide et de nombreux lingots d'or».
À chœur ouvert
Aujourd'hui, un certain nombre des biens récupérés le 18 novembre 1978 sont entreposés au Musée de la mort, à Los Angeles. Là, dans une galerie spécifique baptisée «Suicide Hall», on trouve des coupures de presse, des livres de poche publiés après le drame, et même une carte de visite de Jim Jones datant de l'époque où il officiait au San Francisco Housing Authority. On y trouve, surtout, un exemplaire encadré de He's Able, un disque à la croisée du gospel, de la pop et du funk enregistré en 1973 par le People's Temple Choir, dédicacé par un ancien membre de l'orchestre de la secte.
Sur la pochette, on voit les musiciens et chanteurs vêtus d'uniformes bleus se tenir près de l'étang du Golden Gate Park, à San Francisco. L'ambiance semble légère, paisible, conviviale. Tout l'inverse, en somme, des images de l'événement de 1978 restées dans l'imaginaire collectif. À l'arrière, on peut même apercevoir une photo en noir et blanc de Jim Jones et ses adeptes, de même qu'une note d'intention: «Notre chorale est composée de personnes de tous horizons. Nous nous consacrons à une cause commune: faire en sorte que les enseignements humanistes de Jésus-Christ fassent partie de notre vie quotidienne. Notre inspiration est un style de vie démontré par notre pasteur, James W. Jones.»
Pochette de l'album He's Able, enregistré en 1973 par le People's Temple Choir. | Capture d'écran Various Artists - Topic via YouTube
Nul besoin, dès lors, d'avoir un doctorat en sociologie pour comprendre que le gourou voit dans la musique un moyen de contrôler sa communauté, en même temps qu'une façon de répandre ce qu'il suppose être la bonne parole autour de lui.
Ancienne choriste du Temple du Peuple, Laura Johnston Kohl se souvient dans une interview à Rolling Stone de l'importance accordée à la musique lors des offices présidés par Jim Jones: «La toute première chose que l'on entendait était la musique, lorsque les gens s'asseyaient. Pendant ses sermons, Jim s'arrêtait pour faire chanter et jouer les gens: s'il avait besoin d'une pause ou s'il sentait qu'il fallait que les gens chantent et se lèvent, il faisait participer à nouveau la chorale ou le groupe.»
Lors de ces cérémonies résonnent surtout des hymnes gospel, même si quelques chansons contemporaines se font également entendre, systématiquement revisitées sur le fond dans l'idée de coller aux idéaux du Temple du Peuple.
On y entend ainsi «Something Got a Hold of Me» d'Etta James, «Walk A Mile In My Shoes» de Joe South (plus tard reprise par Elvis Presley) ou «Black Baby», un remake de «Brown Baby» de Nina Simone interprété par la femme de Jim Jones, Marceline: trois chansons que l'on finit par retrouver sur He's Able. Il paraîtrait même que des enregistrements existent où l'on entend le People's Temple Choir reprendre les Beatles, les Jackson 5 ou encore George Benson.
À entendre d'anciens membres de la chorale, tous disent que ces chansons donnaient de l'espoir, qu'ils n'avaient pas l'intention d'endoctriner qui que ce soit, qu'ils ne faisaient que s'amuser et ne pouvaient aucunement se douter que cette bienveillance contenue dans He's Able pourrait se transformer en des actes aussi dramatiques quelques années plus tard.
Il faut dire que ces douze morceaux, enregistrés le temps de deux week-ends en 1972, ne contiennent finalement rien d'inquiétant: ce sont des reprises orchestrées d'anciens spirituals, des grands classiques du gospel et de quelques tubes de la fin des années 1960.
Une réédition morbide
Parmi les maîtres à penser de cette œuvre séminale, il y a Jack Arnold Beam, dont les parents ont rejoint Jim Jones dès les prémices du Temple du Peuple, au mitan des années 1950. À l'époque, le jeune homme, passionné de rock, joue du piano dans des hôtels et des boîtes de nuit sur la côte ouest, et aimerait aller plus loin dans le geste créatif. Son objectif? Étudier la musique. Ça tombe bien: le Temple lui propose de lui payer ses frais universitaires.
En 1969, il s'installe à Ukiah, en Californie, où la secte est basée. Il dénote avec son blouson en cuir, intègre la chorale et instille dans la tête du gourou l'idée d'un album. D'après lui, celui-ci aurait deux intérêts: mettre en valeur les prêches de la communauté et générer des revenus pour l'église.
Fin 1972, la chorale du Temple du Peuple investit le Producers Workshop à Hollywood. Aucun des membres n'avait déjà mis les pieds dans un studio, ni eu l'occasion d'enregistrer un quelconque morceau. Le budget est serré, l'espace est étroit, limitant les sessions à une petite trentaine de personnes, mais l'album prend forme rapidement, alimenté par quelques compositions originales de Jack Arnold Beam, notamment «Set Them Free», où sa sœur assure le chant principal, «Because Of Him» ou encore «Hold On, Brother», aux inclinaisons très soul. Sur He's Able, il est même possible d'entendre Jim Jones le temps d'un «Down From His Glory» où ses penchants mégalomanes paraissent évidents: «Du haut de sa gloire, je suis Dieu».
Soutenu par Brothers Records, le People's Temple Choir édite l'album à 40.000 copies, qu'il vend pour 10 dollars pièce dans les églises où les services sont proposés. À côté du disque, on trouve aussi des porte-clés, des photos de Jim Jones et de l'huile sainte supposément produite par le gourou. Jack Arnold Beam comprend alors que son mentor, qu'il surnomme «Père», est de plus en plus envahissant. Au Rolling Stone, il déclare: «J'ai vu des années de comportement de personnalité paranoïaque et tyrannique s'accumuler chez Jim, et j'ai décidé de ne plus y être associé.»
Logiquement, il finit par quitter le Temple du Peuple, là où les autres membres de la chorale (Deanna Wilkinson, Ruth Coleman, Shirley Smith et Loretta Cordell), restées fidèles à Jim Jones une fois le déménagement au Guyana effectué en 1977, dans l'idée de fuir une couverture médiatique toujours plus négative, ont tous péri dans la tragédie de 1978.
Pochette de l'album réédité en 1993. | Capture d'écran TROGLODYTENANMERKUNG via YouTube
Pouvaient-elles se douter de ce qu'il se passerait? C'est peu probable. Toujours est-il que lors de la réédition de He's Able, en 1993, désormais orné d'une pochette où l'on voit clairement les cadavres de Jonestown, le label Grey Matter a l'idée (malsaine?) de faire figurer en bonus un morceau de quarante minutes. Intitulé «Mass Suicide», ce titre a été enregistré le 18 novembre 1978 et permet d'entendre Jim Jones exhorter ses disciples à se suicider. Après ça, difficile de voir en He's Able un simple album fédérateur, où tout ne serait qu'amour et bienveillance.