Disponibles à l'unité dans la plupart des bonnes crèmeries (d'UniversCiné à Filmo TV), ces films inédits en salles valent le détour. Et peuvent permettre de patienter encore un peu jusqu'à la réouverture (prochaine?) des salles de cinéma. À propos: pour savoir sur quelle plateforme trouver tel ou tel film en vidéo à la demande, il n'existe guère de meilleur outil que celui proposé par le CNC lui-même. Pas infaillible mais néanmoins fondamental.
«The Exception», leur morale et la nôtre
Y a-t-il une analogie possible entre le harcèlement au travail et les actes de certains tortionnaires pendant les génocides? À cette question potentiellement pachydermique, The Exception (signé Jesper W. Nielsen, l'un des réalisateurs de la série Borgen) répond avec une remarquable finesse d'esprit.
Trois de ses personnages, qui travaillent sur les génocides au sein d'une ONG danoise, mènent la vie dure à une nouvelle collègue (Sidse Babett Knudsen, l'héroïne de Borgen, également vue dans plusieurs films français), qui souhaiterait juste pouvoir s'intégrer. C'est à travers leurs réflexions sur les phénomènes de groupe qu'elles vont observer leurs propres comportements.
La première heure de The Exception est passionnante: on n'est pas si loin du théâtre (bien) filmé, la dynamique du quatuor étant suffisamment riche pour captiver. La suite, qui déploie des artifices de thriller légèrement plus convenus, n'est pas mal non plus, elle interroge notre rapport au bien, au mal, à la complicité et à l'envie de faire souffrir.
Le cinéma contemporain manque cruellement de thrillers captivants, les séries et mini-séries semblant occuper la majeure partie de ce marché si populaire. L'avantage du film de Jesper W. Nielsen, c'est qu'il semble parvenir à en raconter autant en moins de deux heures que certaines séries en six ou dix épisodes. Une efficacité qui fait réellement beaucoup de bien.
«Possessor», une tueuse dans la tête
Le principal défaut de Brandon Cronenberg, c'est qu'on voit un peu trop qu'il est le fils de son père. Âgé de 41 ans, le réalisateur canadien signe avec Possessor, un deuxième long-métrage très différent d'Antiviral, son premier, mais toujours aussi marqué par la figure du grand David.
Au programme: manipulations neuronales, voyages au cœur de la chair et pics horrifiques signifiants. C'est l'histoire d'une technologie permettant de se glisser dans le cerveau (et dans la peau) de n'importe qui pendant une poignée de jours, dispositif utilisé par la tueuse Tasya Vos pour exécuter incognito de juteux contrats. Mais le corps humain et la technique font parfois de gros caprices.
Le film se consacre à une opération qui tourne mal: toujours debout alors qu'il aurait dû être mis hors d'état de nuire, un homme, dont Tasya a emprunté la peau pour tuer, décide d'essayer de comprendre. L'ensemble est un condensé de malaise, de mal-être, de geysers d'hémoglobine d'êtres humains que l'on raccorde comme de vulgaires machines.
La filiation est tellement évidente qu'elle en devient triviale. Possessor pourrait figurer sans (trop) rougir parmi les premiers films de David Cronenberg, mais l'absence d'une singularité scénaristique ou d'un parti pris esthétique prononcé empêche le fiston de se démarquer. Reste que le film vous happe malgré tout, grâce aux prestations habitées de Christopher Abbott (découvert dans Girls, immense dans James White) et Andrea Riseborough.
«Judas and the Black Messiah», la panthère et la taupe
Autant s'indigner d'entrée: comment explique-t-on que les deux acteurs principaux du film réalisé par Shaka King aient tous deux été nommés... à l'Oscar du second rôle masculin? Non seulement la mise en concurrence de Daniel Kaluuya (le héros de Get Out) et Lakeith Stanfield (Sorry to bother you) aurait pu leur être préjudiciable (c'est finalement le premier qui a raflé la mise) mais surtout, les deux acteurs sont incontestablement les têtes d'affiche de ce film.
Et pas n'importe quelles têtes d'affiche: très impressionnant, Kaluuya incarne Fred Hampton, l'une des figures emblématiques du mouvement Black Panther, tandis que Stanfield joue William O'Neal, petit malfrat sommé par le FBI d'infiltrer les rangs de l'organisation afin de jouer les informateurs... ce qui n'ira pas sans quelques questionnements éthiques.
Apparemment très fidèle à la réalité, Judas and the Black Messiah est avant tout un film politique de premier ordre. Mais la façon dont Shaka King décrit l'infiltration de William O'Neal au sein du Black Panther Party de l'État d'Illinois est magistrale, rappelant le brillant Donnie Brasco de Mike Newell.
Si la détermination sans faille du charismatique Fred Hampton passionne, c'est avant tout la trajectoire de O'Neal qui fascine, le scénario montrant l'écartèlement de plus en plus douloureux d'un homme de plus en plus acquis à une cause contre laquelle on lui a demandé de comploter. Malgré quelques défauts regrettables (avait-on besoin de grimer à ce point Martin Sheen pour obtenir un J. Edgar Hoover convaincant?), Judas and the Black Messiah confirme qu'il n'a pas volé ses six nominations aux Oscars.
«Cross the Line», une nuit en enfer
Il est permis de pester contre le principe de ce thriller espagnol. Son héros est un type bien sous tous rapports, qui vient de consacrer plusieurs années de sa vie à un père agonisant, mais est soudainement aspiré dans une nuit faite d'événements malheureux et de violence par la faute d'une belle jeune femme paumée.
Le gentil mec très timide et la fofolle à bas résille: on connaît le principe, celui de la manic pixie dream girl, archétype de personnage féminin uniquement destiné à permettre au héros de se révéler. Ici, la belle Mila donne surtout l'occasion au personnage principal d'être pris en pitié jusqu'au bout.
Du salon de tatouage où travaille la jeune femme jusqu'au loft industriel où elle le traîne avec quelques idées derrière la tête, Dani est le spectateur de sa propre nuit, jusqu'à un climax aux conséquences irréversibles. Cross the Line fonctionne bien, en tout cas comme un film du samedi soir, parce que sa montée en puissance intrigue suffisamment et que la brutale redescente du héros s'accompagne de quelques rebondissements bien sentis (même si pas toujours crédibles).
Bien réalisé, le film de David Victori (réalisateur de plusieurs épisodes de la série Netflix Sky Rojo) manque cependant d'un brin de panache. Le résultat final pâtit par exemple de la comparaison avec son cousin allemand Victoria, virée nocturne d'autant plus mémorable qu'elle était constituée d'un unique plan-séquence permettant de rendre palpable l'urgence des situations.
«The Nightingale», la vengeance dans la peau
Elle avait créé une certaine sensation avec Mister Babadook, thriller horrifico-psychologique qui en avait sous la semelle. Après une attente interminable et plusieurs dates de sortie successivement annulées, l'Australienne Jennifer Kent revient avec The Nightingale, qui replace le rape and revenge dans un contexte historique.
Présenté au festival de Venise en 2018 avant d'être longuement tenu à distance du public français, le film (qui se déroule en 1825) raconte l'épopée vengeresse de Clare, jeune femme irlandaise qui poursuit un lieutenant britannique à travers la Tasmanie afin de lui faire payer ses crimes.
Violée à plusieurs reprises, privée de son mari et de son bébé, la jeune femme désespérée ne peut compter que sur Billy, un guide aborigène qui tente de l'aider à atteindre son but. L'occasion pour Jennifer Kent de brocarder l'appétit de domination de l'homme blanc, prêt à avilir et à détruire pour le simple plaisir de montrer qu'il est bien le maître.
Clairement pas à mettre devant toutes les paires d'yeux, The Nightingale est éprouvant, tant sur les thèmes qu'il développe que par la façon dont il leur donne vie à l'écran. La cinéaste ne lésine pas sur la violence graphique, tant pour décrire la brutalité de l'époque que pour rendre palpable l'inextinguible rage d'une jeune héroïne, privée de ses raisons de vivre.
«La Voix humaine», Tilda au bord de la crise de nerfs
Ce qui aurait dû être l'un des événements un peu arty du festival de Cannes 2020 est finalement devenu une sortie VOD comme une autre. Libre adaptation de la pièce de théâtre du même nom écrite par Jean Cocteau, La Voix humaine permet à Pedro Almodóvar de travailler pour la première fois avec Tilda Swinton, actrice devenue icône.
C'est un film confiné. Hormis une introduction se déroulant dans un magasin de bricolage, La Voix humaine prend place entre les quatre murs de l'appartement de l'héroïne, qui attend depuis trois longues journées que la personne qu'elle aime rentre enfin. Spoiler: l'attente ne s'arrêtera pas là. Et c'est à un long monologue téléphonique que le cinéaste espagnol nous permet d'assister. Celui d'une femme usée mais pas tout à fait résignée.
On navigue ici en terrain conquis: la direction artistique et la musique nous plongent en quelques secondes dans l'univers d'Almodóvar, où Tilda Swinton se fond idéalement. Le film tient autant de l'autoportrait (malade et agoraphobe, le réalisateur a plus d'une raison de vivre reclus) que de la mise en abyme, tant l'actrice semble parfois jouer son propre rôle –c'est d'ailleurs l'impression laissée par un certain nombre de ses prestations.
La Voix humaine dit de très belles choses sur le vieillissement des femmes et particulièrement des actrices, jamais très loin du cimetière des éléphants mais s'accrochant toujours à l'espoir d'un rebond inattendu ou d'un revirement sociétal leur permettant d'exister encore un peu. La meilleure façon de patienter avant, on l'espère, que le prochain long d'Almodóvar ne vienne créer l'événement lors d'une des prochaines éditions cannoises.
À LIRE AUSSI Pedro Almodóvar, reclus entre douleur et gloire
«Amours irlandaises», deux de trèfle
Trois films réalisés en trente ans: c'est le bilan ciné de John Patrick Shanley, dramaturge new-yorkais à qui l'on doit Joe contre le volcan (pas le plus connu des films de Tom Hanks et Meg Ryan) et Doute (duel entre Meryl Streep et Philip Seymour Hoffman sur fond de pédocriminalité dans l'Église). Reste que personne ne semblait particulièrement attendre Amours irlandaises.
Il faut dire que cette adaptation d'une pièce de Shanley par lui-même est certes éminemment sympathique, mais qu'elle est également très anecdotique. Il s'agit d'une comédie romantique aussi rurale qu'irlandaise dans laquelle une agricultrice (Emily Blunt, très en forme) ne désespère pas de faire craquer un fermier (Jamie Dornan, loin de Christian Gray) dont elle est amoureuse depuis l'enfance.
Le tout se veut folklorique et haut en couleur, avec ses accents travaillés à la serpe et ses problématiques pour le moins stéréotypées (les familles de l'une et de l'autre cultivent un vieux désaccord autour de la possession d'un lopin de terre situé entre leurs deux propriétés). Le moins qu'on puisse dire, c'est que tout le monde semble bien s'amuser, y compris des Christopher Walken et Jon Hamm qui jubilent dans des rôles secondaires savoureux.
Possible que ce genre de romcom truffée de traditions soit susceptible d'insuffler du peps et de la couleur (verte) dans nos salons de cinéphiles frustrés de n'avoir toujours pas vu le moindre film en salles en 2021. Reste que, malgré un tandem Blunt-Dornan qui fonctionne bien, Amours irlandaises s'inscrit clairement dans la catégorie des films non essentiels, pour reprendre un qualificatif bien connu.
«Wander Darkly», loin des vivants
Comme l'indique son titre, le film réalisé par Tara Miele (qui a mis en scène des épisodes des séries Arrow et Hawaii 5-0) raconte une errance dans les ténèbres. Sienna Miller et Diego Luna incarnent Adrienne et Matteo, un couple de jeunes parents qui peinent à s'épanouir et à raviver la flamme des débuts. Jusqu'à ce qu'un terrible accident de voiture vienne tout changer.
L'errance du titre, c'est celle d'Adrienne: bien que déclarée morte, l'héroïne assiste à la suite des événements, plonge à la fois dans son passé et dans l'avenir de sa petite fille, pour constater notamment à quel point Matteo est un père défaillant. Un véritable cauchemar éveillé pour celle qui ne peut hélas pas influer sur les événements.
Tara Miele, qui raconte avoir elle aussi vécu un carambolage qui a tout bouleversé, cache longtemps son jeu: Wander Darkly ne dit pas tout de suite s'il est un drame psychologique ou un film fantastique gorgé de surnaturel. Car si certaines séquences peuvent rappeler Ghost (sans Patrick Swayze ni Demi Moore), le film en est finalement assez éloigné.
Sienna Miller poursuit en tout cas une carrière de plus en plus riche, ce que confirme ce rôle dans un film certes confidentiel. Elle porte sur ses épaules cette belle réflexion sur le deuil et l'usure du couple, qui ne manquera pas de débloquer les conduits lacrymaux de ses spectateurs et spectatrices. En cette période interminable, cela ne peut que faire du bien.