Mardi 14 mai, la compétition officielle s'est ouverte avec la comédie faussement horrifique et tout à fait «langue dans la joue», comme disent les anglophones, The Dead Don't Die de Jim Jarmusch. Le jour suivant voyait l'entrée en lice des autres sélections, les plus importantes s'inaugurant chacune avec un film marqué, à un titre ou à un autre, par une forte présence de la comédie.
On passera ici rapidement sur La Femme de mon frère, film d'ouverture de la section Un certain regard. Le premier film de l'actrice québécoise Monia Chokri, découverte en 2010 dans Les Amours imaginaires de Xavier Dolan, conte les tribulations psychotico-burlesques d'une jeune femme mal dans son corps, dans sa famille, dans son rapport aux hommes, dans son époque et dans tout le reste.
Ce qui donne lieu à une série de scènes surécrites et surjouées, auxquelles on n'est franchement pas sûr d'avoir envie d'assister durant 117 minutes.
«Le Daim» à la Quinzaine des réalisateurs
Beaucoup plus convaincant s'est avéré être le film d'ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, Le Daim, signé Quentin Dupieux. Celui-ci, depuis qu'il a été révélé par le mémorable Steak en 2007, est devenu un habitué de pochades loufoques, souvent construites autour d'une idée fixe, idée qui aura précédemment rarement justifié la durée d'un long-métrage. Cette fois, si.
C'est qu'à l'idée ouvertement zarbi de la passion monomaniaque d'un quidam pour les vêtements en daim, passion qui le transforme en serial killer dans une petite ville de montagne, s'ajoutent de multiples enrichissements, qui relancent le film sans le faire dévier de sa ligne implacablement absurde.
Adèle Haenel dans Le Daim. | Diaphana
Vêtu, de plus en plus, de cette panoplie régressive à la Kit Carson qui a littéralement pris le pouvoir sur son esprit égaré, le personnage bénéficie de l'interprétation tout en retenue de Jean Dujardin.
Le rapprochement chronologique entre les projections invite à faire le lien avec Bill Murray, qui chez Jarmusch semblait exagérer les traits de son jeu habituel. Au contraire, Dujardin trouve un ton étrange, inquiétant, cocasse et vaguement attachant, en en faisant le moins possible, mais avec une imparable justesse.
Il bénéficie au mieux de la présence face à lui de la formidable Adèle Haenel, qui n'est pas pour rien présente dans trois films sélectionnés à Cannes cette année, les deux autres étant Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma en compétition et Les héros ne meurent jamais d'Aude-Léa Rapin à la Semaine de la critique.
Face au délire de Georges l'homme à la veste de daim, l'apparente solidité de la jeune femme est rassurante, ou effrayante, comme l'eau dormante. Car une autre passion habite cette Denise en embuscade derrière son comptoir: rien d'autre que le cinéma.
D'où, évidemment, des possibilités de jeu décuplées, entre passion délirante pour un objet farfelu (le daim) et passion pour un objet supposément plus légitime, la réalisation de film, l'expression de soi. Et, aussi, entre les images filmés par Georges pour Denise et celles filmées par Dupieux, et les mises en abyme creusées, fut-ce à la pelleteuse, avec une savoureuse jubilation.
«Le Miracle du Saint inconnu» à la Semaine de la critique
Il s'en est fallu de peu qu'on n'écrive la même chose du Miracle du Saint inconnu, premier film d'Alaa Eddine Aljem, présenté en ouverture de la Semaine de la critique.
De cette histoire d'un butin enterré, et à l'emplacement duquel a poussé un mausolée suscitant dévotions et convoitises aux multiples motifs, le jeune réalisateur marocain fait une fable comique située entre désert et portraits de genre.
Le mausolée dans Le Miracle du Saint inconnu. | Condor Films
Plusieurs aspects du meilleur du cinéma italien –l'ironie vacharde d'un Dino Risi et les plans stylisés d'un Sergio Leone– inspirent la réalisation de ce pseudo-suspense aux multiples protagonistes: voleurs, dévots, paysans, figures folkloriques du village croquées en trois traits…
Le film se compose ainsi d'une série de saynètes, dont la plupart sont très réussies. Il ne lui manque que de trouver un mouvement intérieur qui permettrait de dépasser la succession de gags et de notations sur la société rurale marocaine, ou plus largement sur les travers des êtres humains. Soit un résultat prometteur, à défaut d'être entièrement accompli.
Pendant ce temps-là, en compétition
Tandis que les sections parallèles s'ouvraient avec des sourires, la compétition accueillait un autre premier film, Les Misérables de Ladj Ly. Cette fois, plus vraiment question de rire.
Les trois flics de la BAC (Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Didier Zonga) en mission périlleuse face à des gosses de cité. | Le Pacte
Entièrement situé dans les cités de Montfermeil, il accompagne le quotidien de trois flics de la BAC, circulant au pied des tours entre détresse, énergie vitale, violence aux multiples visages.
Attentif à la complexité des lieux, le film se démarque des clichés sur les banlieues. Et s'il se nourrit d'une série de conflits pouvant tourner à l'affrontement ultra brutal, il offre surtout une cartographie complexe des communautés et des pouvoirs, imbriqués, associés et rivaux, sur un même territoire. Multiples sont ceux qui prétendent faire la loi, et c'est ce qui nourrit la fiction très réaliste de ces Misérables.
Ladj Ly, qui vit depuis toujours et qui filme depuis près de vingt ans à Montfermeil, sait ce qu'il filme, et comment le montrer. Avec ce film traversé de multiples lignes de force, il raconte les mutations d'un monde où les affichages, verbaux, physiques, parfois armés, souvent théorisés à leur manière (par l'islamisme aussi bien que par la référence à la République) mènent peut-être, sans doute, à des formes et des niveaux de violence encore inédits.