Selon une logique de programmation un tantinet obscure, ce mercredi promettait d'être le jour de surgissement groupé de trois possibles très grands films, capables de dominer une compétition de bonne qualité, mais jusqu'à présent sans sommet incontestable.
C'est ce qui s'est produit, du moins en ce qui concerne le nombre de films, mais pas exactement la liste attendue. Serait-on aux courses qu'on parlerait de deux favoris et d'un outsider. On attendait Bong, Dolan et Desplechin, on a eu Bong, Desplechin et Gu.
Avec Matthias et Maxime, dont il est aussi un des deux interprètes principaux, Xavier Dolan ne démérite pas. Mais il repasse dans ses propres traces, explorant à nouveau les avantages et folies de l'appartenance à une famille, à un groupe générationnel, interrogeant ce que signifie l'identité sexuelle et affective.
Le film a des moments de grande intensité, qui ne peuvent faire disparaître l'impression d'avoir déjà vu tout cela, filmé par le même réalisateur, et de manière plus vivante, plus tendue vers un devenir. Les grandes joies du festivalier sont ailleurs.
«Parasite» de Bong Joon-ho
Avec le septième film du réalisateur de Memories of Murder, de The Host et de Mother, la compétition cannoise offre –enfin!– ce qu'on aurait envie d'appeler un film complet, une proposition de cinéma totalement accomplie.
Certains films sont des merveilles en étant incomplets, là n'est pas le problème, mais tant d'entre eux visent un accomplissement qui se perd dans les conformismes, les facilités, les clichés. Avec Parasite, Bong établit un contrat clair avec son public, contrat qu'il honorera sans faillir jusqu'à la dernière image.
Le film est drôle, très drôle, triste, très triste, violent, très violent. C'est une comédie sociale, une fable cruelle, une méditation incarnée par des présences ouvertement fictionnelles, et pourtant d'une grande vérité –la vérité de la fiction, qui a toute sa place au cinéma.
Présence fantômatique dans la maison des propriétaires. | The Jokers Films
L'histoire de cette famille très pauvre qui, avec ruse et énergie, s'infiltre dans l'existence d'une autre famille, très riche, et ce qu'il en adviendra, a les ressources d'un grand roman à la Dickens.
La puissance d'évocation de Parasite tient à un sens de la mise en scène, de la disposition dans l'espace, du mouvement, tout autant qu'à de très belles idées scénaristiques, comme le rôle attribué dans le film à la pluie, ou, différemment, à l'odeur.
Il se nourrit aussi d'un fantastique parfois loufoque, mais qui flirte avec l'horreur, une horreur qui est celle des films de genre, mais qui est aussi, et surtout, ce qu'on a appelé l'horreur économique. Chez Bong, le véritable gore, c'est l'injustice.
«Roubaix, une lumière» d'Arnaud Desplechin
Le dixième long-métrage du cinéaste de La Sentinelle, de Rois et reine et de Trois souvenirs de ma jeunesse, propose, sur le plan du cinéma, le contraire. Autant Bong Joon-ho approfondit la direction qui le caractérise depuis ses débuts, autant Desplechin emprunte ici une direction inédite.
Accompagnant le commissaire Daoud, qui dirige la police de Roubaix et un des jeunes inspecteurs qui vient d'intégrer son équipe, le film déploie un extraordinaire réseau de relations entre des éléments d'une vie quotidienne observée dans toute sa matérialité triviale.
Le commissaire Daoud (Roschdy Zem) et Claude (Léa Seydoux), soupçonnée de meurtre. | Le Pacte
Il semble d'abord qu'on n'ait accès qu'à des fragments de la vie de cette cité du Nord de la France, paupérisée à l'extrême, où crimes et délits fourmillent. Mais peu à peu, grâce à la circulation orchestrée entre ces fragments, c'est un monde et non plus un chaos qui s'esquisse devant nous.
Cette manière très singulière de procéder, sur le plan de la construction du récit, passe par plusieurs affaires –une rixe, une tentative d'arnaque à l'assurance, une fugue, un viol, un incendie volontaire– pour se cristalliser autour de l'assassinat d'une vieille dame, meurtre pour lequel sont très vite soupçonnées deux jeunes voisines de la victime.
Après avoir assemblé des petits blocs d'information, d'émotion, de compréhension du fonctionnement de la ville, et du fonctionnement de la police (la police de terrain), le film entre dans une longue trajectoire obstinément attachée à faire émerger la vérité de ce qui s'est produit dans la maison du meurtre.
Ce processus intrigant, qui fond ensemble éléments de description sociologique très concrets et exigence abstraite, totale, de vérité, est à vrai dire un double tout à fait légitime du travail du cinéma, du moins de la haute idée du cinéma qu'incarne Desplechin depuis toujours: l'agencement d'éléments très concrets et d'une quête d'absolu, intraitable, éthique, nécessaire.
Deux flics dans une ville, la nuit... et le contraire d'un film noir. | Le Pacte
À la mise en œuvre de ce processus, il faut ici, outre une très belle manière de filmer la ville, surtout la nuit, souligner deux apports majeurs.
Le premier ce sont les acteurs, à commencer par Roschdy Zem, exceptionnel dans le rôle du commissaire Daoud. Exceptionnel parce que, sans rien faire de spectaculaire, il s'impose à la fois comme un véritable héros de cinéma et comme une sorte d'idéal, pas seulement de flic, mais d'être humain.
Mais Léa Seydoux et Sara Forestier, dans les rôles à la fois symétriques et différents des deux suspectes, sont elles aussi admirables, grâce à une interprétation sans effet, sans pathos, sans numéro d'actrice. Là aussi se joue une forme supérieurement exigeante de recherche de la vérité, peu courante au cinéma.
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Une politique de la vérité
L'autre apport est difficile à nommer, il faut l'expérimenter en regardant le film pour en percevoir toute la richesse, toute la puissance d'attention au réel, aux humains, au social qu'il recèle.
Appelons-le, faute de mieux, la douceur (Desplechin lui-même le nomme d'un mot qui peut prêter à confusion: la pitié). Rien de mièvre, rien de gentil, mais une sorte de calme attentif, de précision dans le choix des distances, dans le choix des mots, dans le choix des gestes.
Cette douceur-là désamorce toutes ces violences supplémentaires qui salopent les rapports sociaux, souvent quand les flics s'en mêlent, comme ils salopent la plupart des films, a fortiori quand il est question de crime crapuleux et de misère sociale.
Aux antipodes de l'esprit même du film noir, qui est par construction pessimiste et cynique, cette douceur stratégique, proprement politique, est commune au commissaire Daoud et au réalisateur Desplechin. Elle permet à l'un et l'autre d'atteindre la vérité. Elle affirme qu'il existe, oui, une vérité qui n'est pas seulement celle des faits, mais celle des rapports entre les humains.
«Séjour dans les Monts Fuchun» de Gu Xiaogang
Puis, sans prévenir, voici qu'a surgi sur l'écran de la Semaine de la critique, un premier film d'un jeune réalisateur chinois jusque là inconnu au bataillon de la cinéphilie mondiale, avec une fresque de deux heures et demi qui est une renversante merveille.
Accompagnant un an durant la vie d'une famille composée de trois générations, le film fait preuve d'un souffle narratif et d'une élégance de réalisation rares. Et affirme, à nouveau d'une façon toute différente, ce que peuvent être les puissances, on aimerait écrire les vertus du cinéma.
Un mariage sur le fleuve Fuchun. | ARP Sélection
Son titre reprend celui d'un des plus célèbres rouleaux de la peinture traditionnelle chinoise. L'important n'est pas tant que le film contemporain se déroule dans ces lieux qui furent peints au XIVe siècle, mais qu'il mette à profit des équivalents cinématographique des techniques de représentation picturales d'alors.
Si l'utilisation de longs travellings latéraux rappelle en effet la manière dont l'œil parcourt les rouleaux de shanshui, bien d'autres choix de mise en scène font écho à cette esthétique, notamment l'importance du vide, du non peint, dont l'ellipse est une des possibles équivalences au cinéma.
Un fragment du rouleau peint par Huang Gonghuang, entre 1348 et 1351, musée national de Tapei. | Wikimedia
Mais si son esthétique singulière s'inspire de l'art pictural classique en Chine, le film de Gu Xiaogang n'est pas du tout une œuvre formaliste. C'est un vaste récit qui raconte des histoires d'amour, d'amitié, de trahison, mais aussi les mutations de la société chinoise, de la ville chinoise, de la famille chinoise.
Les gangsters, les enfants, les poissons du fleuve, les poésies anciennes, la neige et les arbres, les problèmes d'argent, d'honneur et de respect des traditions, les questions de travail, de transport et de logement, en tissent la riche trame romanesque, avec une admirable fluidité suggestive.
Les grands festivals sont aussi faits pour permettre la découverte des meilleurs cinéastes de demain. Avec Gu Xiaogang, on peut parier en confiance.