De retour sur la Croisette, Jean-Pierre et Luc Dardenne présentent Le jeune Ahmed –qui sort dans les salles françaises le 22 mai. Un film qui semble dans le droit fil de leur œuvre désormais au long cours, et à juste titre souvent consacrée à Cannes, notamment de deux Palmes d’or.
On y retrouve en effet l’attention extrême aux situations les plus à vif de notre temps, abordées avec une intense sensibilité aux personnes, et pas seulement aux idées générales. Simultanément, une interrogation éthique plus ample, qui dépasse la question précise prise en charge par le film.
Soit, cette fois, la question de la radicalisation islamiste, en particulier la manière dont, sous l’influences de prédicateurs habiles, voire charismatiques, elle s’empare de l’esprit de très jeunes gens dans les villes d'Europe de l'Ouest.
Ici, dans les quartiers pauvres d’une ville qui est sans doute Seraing, la cité près de Liège qui est le territoire de la plupart des films des frères belges, un groupe de garçons pour qui cet engagement est aussi manifestation d’indépendance envers des parents et des enseignant·es, également issu·es de l’immigration mais dont l’idéal est l’intégration.
Parmi eux, le plus exalté, le plus pur, ce tout jeune Ahmed, garçon de 13 ans, décidé à commettre un crime pour ce qu’il croit être l’accomplissement de la volonté d’Allah.
Le thème de la radicalisation de jeunes gens en Europe de l’Ouest n’est pas nouveau au cinéma, on en a eu un autre bel exemple avec le récent film d’André Téchiné, L’Adieu à la nuit, après une longue série très inégale[1]. La singularité de l’approche des Dardenne n’en est que plus visible.
La politique d'une bienveillance de principe
On y retrouve à la fois la précision rigoureuse dans la description des situations, l’élégance attentive dans la manière de filmer les personnes, particulièrement l’espace entre ces personnes, et ce qui se joue dans ces écarts. Depuis la caméra éperdument portée de Rosetta, depuis la mesure rigoureuse des écarts entre les protagonistes dans Le Fils, cette question des écarts, y compris avec la caméra, est une ressource et un enjeu explicites du cinéma des Dardenne.
Ahmed et Louise (Victoria Bluck), une des autres possibilités d'histoire. | Diaphana
À nouveau dans Le jeune Ahmed, ce travail de précision sur les distances et les cadres, sur la fixité et le mouvement permet d'atteindre à une forme de tendresse. Y compris à l’égard de celui qui porte la volonté de violence, et dont il n'est jamais question de cautionner les idéaux.
Lucide, politique, cette bienveillance de principe qui n'avait rien d'une conception bisounours des rapports humains, permettait, dans tant des précédents films de ces réalisateurs, d’accompagner des trajectoires possibles, ouvertes, dussent-elles passer par des situations horribles. Pas cette fois.
C’est là où le film diverge de toute l’œuvre antérieure des frères. Pourtant, ils y ont convoqué à nouveau la traduction fictionnelle, incarnée par des personnages, de ce que leur cinéma entreprend depuis La Promesse: chercher, sans angélisme aucun, la possibilité d’une transformation, d’un déplacement.
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Approcher d'un abîme
C’est en effet ce que font, chacune et chacun à sa manière, l’enseignante, la mère, les éducateurs, les paysans chez lesquels Ahmed a été placé pour rééducation après son premier geste meurtrier, et la jeune fille qu’il rencontre à la ferme.
D'autres histoires étaient, sont possibles. Mais le résultat se révèlera cette fois en complet décalage avec ce qui est recherché de concert par les cinéastes et leurs protagonistes. Là quelque chose résiste, plus profondément, plus obscurément que jamais.
Les Dardenne prennent acte de l'opacité de cet affrontement entre une exigence inhumaine et qui est pourtant perçue comme vitale par ce garçon bien sous tous rapports qu’est Ahmed et le reste de ce qui fait la vie des personnes. Le jeune Ahmed est aussi le récit d'une défaite, la nôtre, la leur. Mais, et c'est la grandeur de leur cinéma, ils en donnent une perception qui jamais ne surplombe, jamais ne décide à la place des autres.
Il s’agit d’approcher d’un abîme. Pour cela d’inventer sans cesse des points de vue qui se mettent eux-mêmes en question, quand les certitudes ne mènent qu’à l'enfermement des esprits, et à des catastrophes en chaîne.
À la fin d'un très beau texte qui vient d’être publié par l’excellent journal en ligne AOC, «Quelques remarques sur l’image cinématographique», Luc Dardenne explicite les partis-pris que lui-même et son frère mettent en œuvre: «Désirant, à notre façon, enregistrer les mouvements de la vie, nous essayons de trouver la mauvaise place pour la caméra, pour le spectateur, celle pour laquelle quelque chose manque, reste caché, échappe, résiste à la prise de son regard. […] Avec l’espoir que devant ces images de vie de corps, de visages singuliers, emportant le spectateur et en même temps rétifs à son emprise, celui-ci, immobile sur son siège, sente monter à ses lèvres, elles aussi immobiles, non pas le “Arrête-toi, tu es si beau” de Faust mais le “Vis encore, tu es si beau” du cinéma.»
Ce «vis encore, tu es si beau» vaut pour tout le monde, même Ahmed. C'est même peut-être, pour des cinéastes, le seul début de réponse possible à ce qui le hante.
L'imagerie sulpicienne de Terrence Malick
Cette magnifique idée de la désirable mauvaise place pour la caméra résonne avec force, face aux deux autres films en compétition officielle le même jour à Cannes. Deux films très appliqués, quoique de manière différente, à surtout ne tenir que la bonne place, celle qui sait d’avance, qui partage le convenu et le stable.
Le couple de paysans, incarnation du Bien dans un monde livré au Mal. | UGC Distribution
On peut opposer presque terme à terme le film des Dardenne à Une vie cachée de Terrence Malick. À certains égards, ils racontent la même chose: la détermination absolue d’un personnage à assumer le point de vue religieux et moral auquel il adhère. Sauf que chez Malick, ledit personnage, paysan autrichien refusant prêter allégeance à Hitler, est du côté du Bien.
Trois heures durant, sur un mode uniforme d’imagerie sulpicienne alternant la beauté de la nature et d’une vie agraire laborieuse et les violences et méchancetés des nazis, Terrence Malick enfonce le même clou, avec une sorte de certitude illuminée qui pourrait aussi bien être celle d’un mystique de n’importe quelle secte. Avec dans l'un et l'autre cas l'horizon du martyre.
Il ne s’agit évidemment pas ici de mettre sur le même plan la résistance au nazisme et l’engagement islamiste. Il s'agit de pointer combien la manière de filmer de Malick pourrait être exactement la même au service de causes très éloignées, voire antagonistes, à celle qu’il plaide ici de si pesante manière.
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Tiédeur de «la jeune fille en feu»
Plus complexe est le cas de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. À la fin du XVIIIe siècle, une aristocrate embauche Marianne, une femme peintre, pour faire le portrait de sa fille Héloïse, tableau qui est supposé sceller son mariage avec un type qu’on ne verra jamais.
Dans une grande demeure en bord d’océan, la peintre et son modèle, et un peu en retrait la servante et la comtesse, sont les protagonistes d’une parabole sur l’image et le regard, le désir et la soumission.
Entre le modèle (Adèle Haenel) et l'artiste (Noémie Merlant), la naissance des émotions. | Pyramide
Chaque plan est lui-même composé comme un tableau, souvent construit sur le contraste physique entre l’artiste, la brune et élancée Noémie Merlant, et le modèle, la blonde et robuste Adèle Haenel. Dès lors, on assiste au déroulement parallèle de deux récits, l’un en mineur, l’autre en dominante.
Le récit en mineur est tout simplement la peinture, à deux reprises, du portrait d’Héloïse par Marianne. Là, dans l’ajout silencieux de traits au fusain, de touches de couleurs, se joue de manière purement sensorielle un déploiement de questions et de réponses, d’incertitudes et de décisions.
Le processus est d'autant plus plaisant à suivre qu'il n'existe que par fragments. Au point qu'on est véritablement surpris et horrifié du résulat du tableau supposément réussi, et qui est plus une photo d'identité glacée qu'une œuvre pricturale.
Mais la peinture n'est pas vraiment la question. C'est que Céline Sciamma a de grands thèmes à traiter. La narration dominante s'applique à cocher toutes les cases du discours politiquement correct, des thèmes aujourd’hui convenus, et illustrés avec toute l’assurance de ce qui relève de l’académie la plus rigide –cette terrible bonne place de la caméra à laquelle tentaient d’échapper les Dardenne.
Ainsi Portrait de la jeune fille en feu, qui se voudrait une ode à la liberté des sentiments et du geste artistique, se révèle aussi corseté qu’une jeune fille de bonne famille.
Le Jeune Ahmed
de Jean-Pierre et Luc dardenne, avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou, Victoria Bluk, Claire Bodson.
Durée: 1h24. Sortie: 22 mai 2019
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