Ce jeudi 16 mai, les esprits étaient là. Cannes aura accueilli de multiples manières les djinns et les envoûtements, convoqués sur grand écran à des titres divers, fictionnels ou documentaires, ou les deux, bénéfiques ou inquiétants, ou les deux. Et toujours, cela tenait de la magie bien réelle de ce rituel d'invocation connu sous le nom de cinéma.
Bacurau, fresque baroque et libertaire
C'est une fresque lyrique et violente, où passe le souffle de l'épopée, qu'ont concoctée ensemble les Brésiliens Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles.
Bacurau est à la fois le nom du film présenté en compétition officielle et celui de cette bourgade perdue dans le Pernambouc où règne une vie collective attentive au bien commun et à la liberté de chacun.
Cet îlot d'utopie est contraint d'affronter les menaces conjuguées de la sécheresse déclenchée par les puissants qui se sont appropriés les ressources en eau, du gouverneur corrompu, et de yankees pratiquant le shoot 'em up à balles réelles.
Attaqués, les habitants de Bacurau pleurent leurs morts mais se préparent à la résistance. | SBS Distribution
Mais les habitants de Bacarau ne sont pas que des doux rêveurs préoccupés de bien élever les enfants et de prendre soin de la nature. Ces femmes et ces hommes savent aussi se battre. Et faire appel aux éternels rebelles de l'histoire longue d'un Brésil transgressif, ici incarné par une sorte de voyou trans et illuminé, version millennial des cangaceiros de jadis.
Entre guérilla subtile, massacres des pauvres tout ce qu'il y a de réalistes dans cette région du monde, et figures plus ou moins mythiques, les réalisateurs brésiliens réussissent une fable pleine de bruit et de fureur, mais aussi de magie et de gags.
Bacurau est supposé se passer dans un futur proche. Avec l'arrivée au pouvoir à Brasilia du fasciste Bolsonaro, ce futur est devenu terriblement présent. Si le film, hanté de multiples figures extrêmes, ne prétend à aucun réalisme stricto sensu, il n'en évoque pas moins une réalité qui menace de devenir des plus actuelles, fut-ce sous des formes moins spectaculaires.
Atlantique, les amants de légende, par-delà corruption et noyade
Également en compétition, Atlantique est le premier long-métrage de Mati Diop, déjà remarquée en 2004 pour l'admirable moyen-métrage Mille Soleils.
Si elle repart, littéralement, de la situation de départ du chef-d'œuvre signé par son oncle Djibril Diop Mambety, répétant la grande scène de déclaration d'amour au bord de l'eau du début de Touki Bouki, c'est pour raconter une histoire d'aujourd'hui.
Ada (Mama Sané), l'héroïne amoureuse et combattante. | Ad Vitam
Une histoire au temps de grands chantiers faisant surgir des tours arrogantes et inutiles dans les métropoles d'Afrique, construites par des ouvriers surexploités et méprisés. Une histoire au temps des pirogues qui s'élancent sur l'océan, chargées d'hommes en quête d'une vie meilleure, et qui trop souvent sont dévorés par les vagues.
Cette histoire, sentimentale et réaliste, violente et tendre, Mati Diop la filme avec une attention sensuelle aux visages et aux corps des jeunes gens qui en sont les principaux protagonistes. Et d'abord le visage et le corps de son héroïne, Ada, en lutte pour la vérité de ses sentiments et contre les carcans et les mensonges, les visages et les corps de ses amies les jeunes filles du quartier de Dakar.
Et c'est cette présence charnelle qui ouvre l'espace à la dimension surnaturelle du film, avec le retour des victimes des injustices, venant hanter les vivant·es et réclamer justice.
Les amants légendaires et troublants d'Atlantique sont les attracteurs de forces qu'ils incarnent et symbolisent à la fois. Aussi bien la puissance visuelle des plans de la jeune cinéaste, en particulier ceux de la mer dangereuse et pleine de promesses, participent d'une invocation où les puissances de la nuit trouvent naturellement place.
Kongo, combat sans merci du guérisseur
Ces puissances accueillies avec une nécessité intérieure dans les deux fictions qui précèdent sont cette fois très concrètement présentes dans le documentaire qui illumine les premiers jours de la sélection ACID, toujours fertile en heureuses découvertes.
Les réalisateurs Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav accompagnent durant des mois les travaux et les jours d'un guérisseur de Brazzaville, connu sous le nom d'Apôtre Médard.
Apôtre Médard, qui affronte les monstres actuels, les malheurs de tous les jours et les maléfices immémoriaux. | Pyramide
Cet homme-là, avec des méthodes issues d'une longue tradition, passe ses journées à prendre en charge les souffrances physiques et psychiques de ses concitoyen·nes, avec autant de réussite (et d'échecs) qu'un médecin de ville.
Possédant lui-même un sens certain de la mise en scène, et filmé en images somptueuses malgré la simplicité des moyens, Médard se révèle un être attachant, modeste, et d'un courage qui l'amène à affronter des forces, naturelles et surnaturelles (mais savons-nous bien ce que nous qualifions ainsi?), forces qui lui sont bien supérieures.
Si, pour un spectateur européen, le film est aussi l'occasion d'une saine remise en question de ses certitudes scientifiques, pour quelque spectateur que ce soit, la vision de Kongo est d'abord une aventure, à la fois sociale, spirituelle et esthétique.
Être vivant et le savoir, dans le commerce de la mort
Les rassis diront qu'il n'y a rien de surnaturel dans le nouveau film d'Alain Cavalier, Être vivant et le savoir. Ils auront, comme d'habitude, mal regardé, mal écouté.
Ce documentaire au ras du quotidien, qui reprend les caractéristique désormais habituelles de l'auteur du Filmeur (petite caméra portée, pas d'équipe de tournage, voix off du réalisateur accompagnant les images en train de se faire) est au contraire hanté d'une bouleversante mise en relation de l'ici-bas et de l'au-delà.
Des figures, religieuses, artistiques, légumineuses, enfantines, animales, en porteront non la preuve –il n'y a pas ici de preuve– mais la trace, l'écho, la réverbération, entre musique et soupir, et sourire.
Quelques signes parmi tant d'autres des circulations entre vie et mort, deuil et énergie. | Pathé
Cavalier avait conçu le projet de tourner un film avec son amie l'écrivaine Emmanuèle Bernheim. Plus exactement une adaptation du livre où elle raconte la mort de son père, parti en Suisse mettre fin à ses jours, Tout s'est très bien passé.
Elle devait jouer son propre rôle, et Cavalier celui du père. On comprend tandis que se met en place le projet qu'il s'agit pour le réalisateur non d'un rôle de composition, mais d'une manière d'approcher sa propre mort, d'utiliser le destin d'un autre comme une sorte de répétition. Le cinéma et l'amitié devaient fournir les rites d'une rencontre vivable avec sa propre mort.
Mais la rencontre avec la mort est venue par d'autres chemins, infiniment plus cruels, dès lors que le premier puis le deuxième cancer d'Emmanuèle Bernheim ont été diagnostiqués. Avec une délicatesse infinie, vibrante de tendresse et d'émotions, Cavalier et son amie, chacun à une place fatalement différente, parcourent ce chemin, qui s'affirme aussi, quand même, chemin de vie, chemin d'espoir, chemin d'intelligence, d'affection et d'humour –sans rien éluder de cela qui approche.
Être vivant et le savoir est bouleversant. Mais –magie du cinéma si on veut– au-delà de ce qui s'est joué entre Emmanuèle, Alain et la Camarde, il est aussi, et surtout, une formidable invitation à éprouver et à questionner, au plus intime de chacun·e.
Présenté hors compétition, le film sortira en France le 5 juin, il sera grand temps d'y revenir.