Culture

On va parler de «Succession» [GARANTI SANS SPOILER]

Temps de lecture : 5 min

Et s'il y en avait eu, c'était pas grave.

Rien de significatif ne s'est produit dans cet épisode. | Capture d'écran HBO Max via YouTube
Rien de significatif ne s'est produit dans cet épisode. | Capture d'écran HBO Max via YouTube

Ce lundi 10 avril, après un week-end de Pâques déjà marqué par une lourde tragédie (la rupture de Taylor Swift et Joe Alwyn), internet s'est mis à frémir autour d'un événement d'ampleur mondiale: la diffusion du dernier épisode de Succession, «Connor's Wedding».

Succession, dont la formule répétitive et parfaitement rôdée repose sur des répliques assassines et des moments de malaise, n'a jamais été une série particulièrement axée sur les twists. À quelques exceptions près, ses épisodes sont peu susceptibles d'être véritablement spoilés. Mais voilà, «Connor's Wedding» fait partie des exceptions. Alors ce qui devait arriver arriva.

Soudainement, internet fourmilla de spoilers. Les eaux de Twitter se changèrent en sang. Les furoncles se mirent à pousser sur nos téléphones portables. Telles des nuées de sauterelles numériques, les médias américains inondèrent les réseaux sociaux de dizaines d'articles révélant éhontément le rebondissement interdit. Certains Américains commencèrent à traiter de «mauvais fans» les personnes n'ayant pas visionné l'épisode pile au moment de sa première diffusion sur la côte est –oubliant qu'on ne vit pas tous sur le même fuseau horaire, et aussi que certains d'entre nous ont des trucs à faire le lundi matin. Le monde plongea dans les ténèbres et à la fin, seul HBO régnait en maître.

Libérez-vous et acceptez le spoiler

Étymologiquement, l'anglicisme «spoiler» (v., infinitif) signifie «gâcher». Pour les films et les séries, il s'agit plus précisément du fait de gâcher l'expérience de visionnage de quelqu'un. Ces dernières années, le terme est devenu synonyme de «révéler un point central de l'intrigue», puis, progressivement, de «parler de n'importe quelle information concernant n'importe quel épisode d'une série, même ancienne, dont quelqu'un n'aurait pas encore vu tous les épisodes». Avec les clowns et l'inflation, les spoilers sont devenus l'une des plus grandes sources d'angoisse de notre époque.

Il faut pourtant se rendre à l'évidence: cette phobie frénétique a atteint une ampleur intenable. En proposant cette chronique au directeur des rédactions de Slate, sa réponse était la suivante: «Chut. J'ai pas encore vu. Je ne lis pas ton message.» Le camp de la peur a gagné.

Pour se prémunir contre le terrible fléau du spoiler, il existe quelques solutions. La plus simple étant de masquer tous les mots dangereux sur Twitter, jusqu'à ce que vous ayez vu l'épisode. Une astuce pratique, mais loin d'être infaillible. Je me permets alors d'en proposer une autre: s'autospoiler. Rejoindre les rangs de ceux qui se roulent dans le spoil et s'abreuvent de divulgâchis. Adopter le spoiler, le regarder droit dans les yeux et lui dire que vous n'aurez plus peur.

C'est bien connu: l'information, c'est le pouvoir. Plus on en sait, mieux c'est. Bien sûr, le choc d'un rebondissement narratif imprévu peut susciter un picotement sensoriel des plus agréables. Mais il y a une raison pour laquelle même après de nombreux visionnages, «Les Pluies de Castamere» (un autre volet de série centré autour de… euh… non rien) reste le meilleur épisode de Game of Thrones.

Ce qui en a fait un moment monumental de télévision n'était pas seulement l'effet de surprise collective, certes euphorique –des milliers de lecteurs de la saga savaient déjà à quoi s'attendre depuis longtemps. C'était aussi et surtout l'exécution parfaite de l'épisode, de son écriture à son découpage, en passant par la performance des acteurs ou encore la musique… C'est aussi la raison pour laquelle chaque nouveau visionnage du finale de The Americans me fait encore plus pleurer que le précédent: savoir vers où l'histoire se dirige, ça peut aussi être très puissant.

Cette image ne contient pas de spoiler. | WatchMojo Français via YouTube

Un jour, une amie qui vivait aux États-Unis m'a spoilé une mort tragique de Game of Thrones quelques minutes seulement avant que je ne voie l'épisode –épisode pour lequel j'avais mis un réveil à 6h du matin. J'en garde encore un souvenir douloureux. Mais après les larmes et les cris, j'ai décidé que je ne pouvais plus vivre ainsi. J'ai compris que les spoilers, comme la mort, étaient inévitables. Alors autant les accepter.

La bataille contre les spoilers est perdue d'avance. Comme pour la fidélité, personne n'a jamais réussi à s'accorder sur les règles. Et comme pour l'infidélité, on aura beau espérer que ça ne nous touche pas directement, ça continuera quand même d'exister.

Savoir à l'avance quels twists un épisode nous réserve, c'est renoncer à un plaisir immédiat pour se consacrer à un plaisir durable. C'est pouvoir se délecter en connaissance de cause de chaque décision prise par l'équipe créative pour mettre son plan à exécution. Savourer les signes annonciateurs, lire différemment chaque regard et chaque mot. C'est sacrifier la surprise, mais s'ouvrir à l'analyse. Libérez-vous et acceptez le spoiler: tel est mon programme.

Le vrai problème: la hype

Surtout que le vrai problème est ailleurs. Le pire, ce n'est pas de savoir à l'avance ce qui va se produire dans un épisode (ô douce libération). Le pire, c'est de subir la hype de Twitter. Impossible actuellement de découvrir n'importe quelle œuvre culturelle sans se détacher de cette maudite hype, celle qui accompagne les grandes sorties de films, de séries ou d'albums.

«Tout le monde dit que c'est génial, je ne comprends pas l'engouement» est devenu une réaction de plus en plus courante. Et sur internet comme autour de la machine à café, il est de rigueur de réagir aussi bien à l'œuvre elle-même qu'à sa réception en ligne. Certes, ce phénomène a toujours existé (je crois que la hype était déjà bien présente à l'ère de L'Exorciste). Mais l'engouement est désormais amplifié par l'instantanéité des réseaux sociaux, et à moins d'être toujours les premiers à découvrir une œuvre, il teinte de manière inévitable notre appréciation.

Ce tweet ne contient pas de spoiler.

Sur Twitter, temple des déclarations raccourcies, le sens de la mesure a disparu avec autant de rapidité que nos acquis sociaux. Il ne s'agit plus de dire qu'un épisode de série est excellent, mais de le proclamer, quelques minutes ou heures seulement après sa diffusion, comme le MEILLEUR épisode de cette série voire le MEILLEUR épisode de TOUTES LES SÉRIES. Succession étant devenue la MEILLEURE série qui ait jamais existé. C'était le cas il y a quelques mois avec l'épisode 3 de The Last of Us, et cette semaine avec celui de Succession.

Le public a la mémoire courte. Game of Thrones a, à plusieurs reprises, marqué l'histoire de la télé avec des morts aussi choquantes que déchirantes, tout comme The Wire et Les Sopranos. Buffy contre les vampires a réalisé, avec «The Body», ce qui reste encore le plus bel épisode de télévision sur le décès brutal d'un proche. Et The Leftovers a, chaque semaine de sa diffusion, trouvé de nouvelles manières d'explorer les répercussions du deuil et du traumatisme.

L'excellent «Connor's Wedding» fera certainement date, pour son importance dans l'intrigue de Succession et pour la qualité de son exécution. Mais on pourrait peut-être faire quelques exercices de respiration avant de le qualifier de meilleur épisode de série de tous les temps. Au bout du compte, la hantise des spoilers et la hype ont un résultat identique: étouffer toute possibilité de communication nuancée sur une œuvre.

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