Culture

Quatre films par jour et pause pipi stratégique: l'envers du Festival de Cannes

Temps de lecture : 6 min

Tous les ans, on martyrise nos rétines et notre vessie lors du festival de cinéma le plus prestigieux du monde.

Un peu comme Mark Walhberg dans The Fighter avec Amy Adams (2010), on ferme parfois aussi les yeux pendant les films projetés officiellement au Festival de Cannes... | Capture d'écran Movieclips via YouTube
Un peu comme Mark Walhberg dans The Fighter avec Amy Adams (2010), on ferme parfois aussi les yeux pendant les films projetés officiellement au Festival de Cannes... | Capture d'écran Movieclips via YouTube

Tous les ans à la fin du mois de mai, le critique cinéma (espèce en voie de disparition à laquelle votre humble serviteuse a pourtant choisi d'appartenir) s'adonne à son sport préféré: râler sur le Festival de Cannes.

Cannes, c'est l'événement de tous les extrêmes: la période la plus stressante de l'année, et aussi la plus stimulante. Un rendez-vous glamour marqué par une contestation politique de plus en plus forte, un tapis rouge de renommée mondiale, où l'on peut monter les marches en salopette, cheveux gras et auréoles de transpiration à quelques mètres d'une actrice ensevelie sous trois tonnes de maquillage et de diamants.

On y voit des chefs-d'œuvre, mais aussi des ratages légendaires. On vit des expériences transformatives devant des films dont on se souviendra encore dans trente ans, et on atteint des niveaux de stress et de fatigue qui pourraient sans doute être condamnés par le tribunal de La Haye.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

Caféine, cernes et (très, très) longs métrages

Cannes, ce n'est pas que tapis rouge, stars et palmiers. Pour la plupart des professionnels du milieu, qu'ils soient journalistes, attachés de presse ou sélectionneurs, c'est plutôt privation de sommeil chronique, malnutrition éphémère et addiction dangereuse au café Nespresso.

Je sais, je sais, quel sacerdoce. Voir des films toute la journée dans une ville balnéaire de la Côte d'Azur, avoir la chance de croiser Martin Scorsese ou Cate Blanchett entre deux projections: un véritable enfer. Une tragédie épique digne de Racine. Pourtant, malgré l'immense privilège que constitue ce travail absurde consistant à regarder des films et écrire dessus, je pense quand même que vous devriez tous nous plaindre. Et voici pourquoi.

Chaque année, le festival de cinéma le plus prestigieux du monde équivaut pour beaucoup à un marathon couru au sprint. Après avoir dépensé un SMIC pour dormir à six dans un cagibi, on arrive déjà fatigués par une préparation intensive. Objectif: dix jours pour voir une quarantaine de films, produire une montagne d'articles/critiques/vidéos avec le peu de neurones qu'il nous reste. Et, quand on peut, trouver le temps de s'alimenter. En ce qui concerne le sommeil, on a laissé tomber.

À Cannes, on ne dort pas, on ferme les yeux. Parfois dans notre lit, parfois pendant une énième conversation sur cette «vraie proposition» dans laquelle «il y a du cinéma» (Que trouve-t-on dans les films qui ne contiennent pas de cinéma? De la semoule? Une question pour un autre jour...) Mais on ne va pas se mentir: parfois, on ferme aussi les yeux pendant les films.

Savoir distinguer les mauvais films devant lesquels on a dormi et les bons films devant lesquels on a dormi.

Cette année, en l'occurrence, pas de chance: une grosse partie des longs métrages sélectionnés affichent une durée franchement haineuse. Je n'ai rien contre les films longs, d'ailleurs j'ai même des amis qui sont des films longs. Mais comme tout le monde n'a pas forcément l'occasion de s'adonner à ce genre de pratiques extrêmes, il faut quand même le dire: passer plusieurs journées à enchaîner plusieurs œuvres qui durent entre trois et quatre heures, ce qui en temps de chien équivaut à environ neuf ans, le tout en ayant peu dormi et peu mangé, c'est sportif.

Une performance qui mériterait presque une médaille olympique

Surtout qu'à Cannes, on n'est jamais à l'abri d'un coup du lapin éditorial. Dans la même journée, on a vu le dernier volet de la saga Indiana Jones, un petit bijou britannique sur le consentement et la sexualité adolescente, un film fantastique australien dans lequel Cate Blanchett joue une nonne alcoolique, et une œuvre aussi monumentale que sidérante sur l'horreur de la Shoah.

Mais la vraie performance olympique arrive le lendemain: au programme, trois interviews et quatre films, le premier commençant à 8h30 et le dernier s'achevant à 1h du matin. Après une «nuit» –comprendre trois heures de sommeil– pendant laquelle vous avez rêvé que vous perdiez votre badge d'accréditation, vous enjambez des flaques de sang (oui, vraiment) dans les rues vides de Cannes pour arriver à l'heure à la séance de rattrapage des Herbes sèches. Un film du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, virtuose mais aussi aride que son titre. Durée: 3h17. La bonne nouvelle, c'est que si le film est mauvais, vous pourrez finir votre nuit. Si le film est bon, vous finirez quand même votre nuit.

Bilan de fin de séance: après avoir tourné de l'œil pendant 60% du film, vous décidez qu'il était quand même bien. Comme le dit un personnage du film de Justine Triet en compétition, quand on ne sait pas, il faut faire un choix. Et parmi les nombreux talents du journaliste cannois, il y a celui de savoir faire la différence entre les mauvais films devant lesquels on a dormi et les bons films devant lesquels on a dormi.

Un café bien serré servi pendant l'une de vos interviews vous sert d'unique repas de la journée: il est temps d'enchaîner avec Killers of the Flower Moon, l'opus très attendu de Martin Scorsese. Durée: 3h26. Devant les sièges, qui se remplissent en quelques secondes, la moindre hésitation sera fatale. Si vous calculez mal votre coup, vous devrez déranger au moins vingt-cinq personnes pour aller uriner, ou pire, passer la séance à côté d'une personne qui, sans doute inspirée par le dernier Indiana Jones, a décidé de se lancer dans une exploration archéologique de tous ses orifices faciaux.

Quand un film nous fait oublier la fatigue, on a au moins la certitude de tenir une très grande œuvre.

Même en forme, enchaîner les projections sans temps de pause exige une discipline corporelle digne des plus grands athlètes. Puisqu'il reste à ce jour nécessaire d'être un minimum hydraté pour ne pas décéder, quand on doit enchaîner des films sans pause pendant sept heures, on apprend à immobiliser intégralement notre organisme. Plus précisément, oublier l'existence de notre vessie sous peine de devoir déranger toute une rangée de spectateurs (et si certains dorment, c'est encore plus complexe).

Pour éviter l'infection urinaire, toutes les stratégies sont bonnes: éviter les vêtements trop serrés, choisir méticuleusement le moment où l'on boit… Et rentabiliser le temps passé aux toilettes pour ne rien perdre des films –si vous avez opté pour une combi-short ou une salopette, vous êtes foutu·e.

Pas le temps de manger, voici l'unique repas de la journée, avalé entre deux séances ou interviews. | Anaïs Bordages

Séance nocturne, rêves et filet de bave

Le film de Martin Scorsese s'achève et vous n'avez fermé les yeux qu'une dizaine de minutes, performance plutôt satisfaisante pour un film qui dure presque une demi-journée. Il est déjà 20h, votre estomac s'est autodétruit et vos cernes ressemblent à des cratères, mais vous n'avez pas le temps de manger: la prochaine séance, Le Temps d'aimer de Katell Quillévéré, débute à 20h30. Dès votre sortie de salle, il faut vous remettre dans la file suivante, et espérer que vous aurez le temps de passer aux toilettes avant que les lumières ne s'éteignent.

Ce troisième film de la journée ne dure «que» 2h05. À ce stade, c'est presque un court métrage. La présence de Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier à l'écran a mis un peu de baume sur votre journée et vos micro-siestes précédentes vous ont permis de retrouver des forces. Mais déjà, c'est l'heure d'aller au film suivant: May December de Todd Haynes. Démarrage prévu à 23h, ou plutôt 23h30 si l'on compte les retards en série qui ont affecté ce début de festival à la programmation surchargée. Durée du film: 1h53, c'est quasiment un TikTok.

Malgré tous vos efforts et la qualité indéniable de ce film à mi-chemin entre la satire et le mélodrame, chaque minute est une lutte homérique pour ne pas sombrer. D'ailleurs, dans ce genre de situation, on est plus proche de l'évanouissement que de l'endormissement. Parfois, on dort alors qu'on est persuadé d'être éveillé. On commence à rêver, et notre inconscient se mélange aux bruits du film. Parfois, on croit avoir vu des scènes qui n'ont en fait jamais eu lieu. Et parfois, on apprend après la projection qu'on a raté une scène de fellation de quinze minutes (vraie histoire).

Alors certes, personne n'est fier d'admettre qu'il s'est bavé dessus devant un film projeté dans d'excellentes conditions, entouré du gratin de la presse cinéma. Au cours d'un festival à l'agenda parfois tyrannique, cette expérience est pourtant inévitable –et reste généralement cantonnée à une poignée de moments. Quand un film parvient à nous faire oublier le stress, la fatigue et la persécution de nos organes, on a au moins la certitude de tenir une très grande œuvre. Et on aura beau se plaindre tous les ans, on a de la chance: des comme ça, à Cannes, il y en a beaucoup.

Anaïs regarde beaucoup trop de choses
On va parler de «Succession» [GARANTI SANS SPOILER]

Épisode 10

On va parler de «Succession» [GARANTI SANS SPOILER]

Éloge funèbre pour ma certification Twitter

Épisode 11

Éloge funèbre pour ma certification Twitter

Newsletters

Quelle place avaient les mères dans la Grèce antique?

Quelle place avaient les mères dans la Grèce antique?

Si l'on n'organisait pas de fête des mères comme on le fait aujourd'hui, la maternité était bel et bien célébrée lors de festivités.

La Palme

La Palme

Pourquoi ce qu'a dit Justine Triet à Cannes est légitime

Pourquoi ce qu'a dit Justine Triet à Cannes est légitime

C'est bien en cinéaste que s'est exprimée la réalisatrice d'«Anatomie d'une chute» au moment de recevoir sa Palme d'or.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio