C'était le signe extérieur de pouvoir le plus insignifiant de l'univers. Un marqueur social à peu près aussi dérisoire qu'un tote bag New Yorker. Et pourtant, on ne s'imaginait pas vivre sans. Certains ont de l'argent, d'autres ont un capital beauté, d'autres encore des amis haut placés. Moi, j'ai un badge vérifié sur Twitter. Enfin, j'avais. Cela fait déjà quelques jours qu'il m'a quittée, mais je sens encore sa présence, comme un membre fantôme.
C'est avec une immense douleur que nous nous réunissons aujourd'hui, pour dire un dernier adieu à l'un des piliers de notre existence en ligne. Il avait de nombreux noms: vérification, certification Twitter, statut vérifié, badge bleu, coche bleue… Dernièrement, on le connaissait aussi sous l'appellation legacy blue check. Il était notre phare dans la nuit d'internet, notre bouée dans un océan de bots et de photos de profil-œufs. Le 20 avril, cette petite marque bleue qui régissait nos vies numériques nous a définitivement quittés.
Petite, mais puissante
Depuis sa naissance, la coche bleue était fournie par Twitter pour garantir l'authenticité d'un profil (et convoitée par toutes celles et ceux qui rêvaient d'être Quelqu'Un). Elle était généralement réservée aux comptes populaires, aux célébrités et personnalités publiques, aux journalistes ou aux experts dans leur domaine. Ses règles d'attribution n'étaient pas toujours claires ni entièrement méritocratiques –pour ma part, je l'avais simplement obtenue en tant que salariée d'une entreprise médiatique américaine. Aujourd'hui, elle est supplantée mais pas remplacée par l'infâme Twitter Blue, qui garantit à votre compte la même authenticité qu'un California roll de Sushi Shop.
Certes, le badge bleu de l'ancien temps nous permettait de savoir que Stephen King était vraiment Stephen King. Mais pour beaucoup, le statut vérifié était surtout ça: un statut. Cette simple petite coche pouvait procurer un sentiment d'accomplissement aussi factice qu'inouï. En accord avec la théorie du signal, elle permettait de signifier au monde extérieur que nous avions une légitimité particulière. Dans les moments de doute professionnel ou d'ego blessé, elle pouvait rassurer, regonfler, voire compenser des années d'atrophie émotionnelle causée par un parent absent (quoi, je ne juge pas). Oui, la coche était petite, mais puissante.
Cause du décès? Le capitalisme. Depuis le rachat du réseau social par Elon Musk, on savait ses jours comptés. Le symbole était devenu gâteux, le milliardaire ayant décidé de rendre ce privilège payant, sous forme d'un abonnement. D'ailleurs, l'offre annuelle de Twitter Blue sur le web est actuellement en solde: 100,80 euros par an au lieu de 115,20 euros [l'équivalent de douze mois à 9,60 euros mensuels, ndlr]. Étant assez peu réceptive au chantage d'entreprises de tech en perdition et ayant déjà du mal à me payer un pass Navigo, j'ai préféré conserver le peu de dignité qu'il me restait et dire adieu à mon statut.
Une lente agonie
Dans les semaines qui précédaient sa disparition, une ambiance de pré-apocalypse régnait sur Twitter. Allait-on courir comme des poulets sans tête dans cet internet sans foi ni loi? Des milliers de comptes allaient-ils se mettre à usurper immédiatement notre identité? Qui saurait dire qui il est désormais? Allait-on douter de l'identité de tout le monde, comme dans Mission impossible 3, où tous les personnages portent un masque de Philip Seymour Hoffman?
L'agonie a duré longtemps. Dans ses derniers jours, la coche bleue était accompagnée d'un message de mauvais augure: «Ce compte est certifié depuis un certain temps. Il n'est peut-être plus notoire.»
C'est toi qui n'est plus notoire. | Capture d'écran via Twitter
Puis d'un autre avertissement, du même genre: «Ce compte est certifié car il est abonné à Twitter Blue ou parce qu'il avait obtenu une certification avec l'ancien système.» Et bim. Finalement, la coche bleue s'en est allée le 20 avril, dans la soirée, au milieu du repas, sans crier gare. La vérification n'existait plus. Bienvenue dans l'ère du doute.
Petite coche partie trop tôt... | Capture d'écran via Twitter
Dans les premières heures suivant le décès, une certaine hébétude était de mise. Sans notre précieuse coche, on se sentait tout nus. Mais après la douleur, le déni et la colère, vint alors un léger soulagement. Pour paraphraser Roman Roy dans la dernière saison de Succession, ces quelques semaines de chaos et de bugs générés par une plateforme malade nous avaient peut-être permis de faire un pré-deuil.
Et puis au final, le ciel ne s'est pas effondré. On arrive toujours à reconnaître Stephen King. On n'est peut-être plus «notoires», mais sinon, pas grand-chose n'a changé... À part le fait que certaines personnalités, narguées par le patron de l'entreprise, ont hérité d'une coche bleue sans leur consentement (j'attends vraiment le jour où quelqu'un va révéler que cet homme est en fait trois enfants de CM2 empilés sous un trench-coat).
En fait, Elon Musk a compris la même chose que nous: ne plus être vérifié, c'est être punk. Libérés du poids des attentes, on peut enfin tweeter les trucs les plus profondément stupides (oui je sais, on le faisait déjà avant).
Sans ce vernis de professionnalisme, les options sont infinies. On peut partager plein de thirst traps et de photos de bouffe moches, comme si on était sur Instagram. Lâcher des nudes. Faire des fautes d'orthographe. Tweeter bourré. Insulter des politiques. Tout est permis! Le grand chaos est enfin là. De toute façon, on n'en a plus pour très longtemps. Elon Musk, grand égalisateur devant la mort de Twitter.