Parents & enfants / Culture

Pour en finir avec l'histoire du soir lue aux enfants

Temps de lecture : 6 min

Lire un livre à son enfant ne devrait pas être une obligation. Et les parents qui rechignent à le faire ne devraient pas en avoir honte.

Festival à Londres en 2012. REUTERS/Olivia Harris
Festival à Londres en 2012. REUTERS/Olivia Harris

A priori et dans l’absolu, tous les articles pointant les inégalités de temps passé à prendre soin de l'enfant entre le père et la mère sont bons à prendre. Et pour cause: en France, après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux.

D'après les chiffres de l'INSEE, les femmes consacrent 206 minutes par jour au temps domestique dont 36 sont dédiées aux enfants, tandis que les pères, eux, consacrent onze ridicules petites minutes quotidiennes à leur progéniture. Ces disparités criantes et désespérantes méritent donc d'être dénoncées. Mais pas n'importe comment.

En Grande-Bretagne, une récente étude a déclenché les foudres de Harry de Quetteville, père et journaliste au Telegraph. Elle révélait que seuls 19% des très jeunes pères (16-24 ans) avouaient prendre du plaisir à lire la fameuse histoire du soir. Pour les autres, il s'agissait ni plus ni moins d'une corvée.

Et ce sont des chiffres qui indignent le journaliste du Telegraph qui va jusqu'à qualifier les pères qui rechignent à sacrifier à ce petit rituel d'«idiots»:

«Nous les hommes devons realiser le plaisir que nous pouvons retirer de l'histoire du soir. Je veux dire: combien de fois avez-vous l'occasion, pendant 15-20 minutes, de dépasser votre propre petite vision du monde pour vous consacrer à celle de votre enfant de deux ans (...) Normalement, quand vous êtes ensemble, vous devez faire ce que veut votre enfant -quelque chose d'horrible comme l'emmener au parc ou à une fête d'anniversaire. Beurk. Le reste du temps, vous êtes au travail. C'est terrible de penser qu'une assistante maternelle ou même votre femme, sont les seules à pouvoir former l'imagination de votre enfant».

Il y a beaucoup de choses à dire sur ces quelques lignes. La première, c'est qu'alors que l'article est censé démontrer les formidables bienfaits de l'histoire du soir sur l'enfant, le journaliste semble bien plus préoccupé par ses bienfaits sur le père.

Ainsi, l'histoire du soir est présentée comme un moyen fort valorisant pour le père de dépasser «sa petite vision du monde» en se mettant à hauteur d'enfant. C'est l'enfant qui va distraire le père et non l'inverse.

Ensuite, ce rituel permettrait aussi de concurrencer un peu la supposée omniprésence des femmes. D'ailleurs, à la fin de l'article, le journaliste suggère aux pères qui ont lu une histoire de se récompenser en buvant un verre juste après «parce qu'ils le méritent».

Lire une histoire à son enfant le soir serait donc presque de l'ordre du dépassement de soi et serait surtout un expérience gratifiante, bien plus que celle qui consiste à changer une couche sale ou à se réveiller 8 fois en pleine nuit.

Ne pas lire «Petit Ours brun» n'est pas de la maltraitance

La vérité, c'est que si les pères veulent participer davantage à la vie de l'enfant et cesser de se comporter comme des «idiots» en évitant de s'acquitter des tâches, ça n'est certainement pas par l'histoire du soir qu'il faut commencer. Participer davantage aux tâches ménagères, prendre les journées enfants malades, préparer les repas, emmener l'enfant chez le pédiatre sont autant d'activités qui permettront aux hommes de s'impliquer davantage. Lire un livre n'est en aucun cas à ranger du côté des soins à apporter à l'enfant. Le nourrir, l'habiller, oui... lui lire 12 fois la même histoire de «Petit Ours brun», non.

Avec ces arguments, on sacralise à tort le rituel de l'histoire du soir en en faisant tout à la fois une classe préparatoire à la maternelle —le journaliste écrit aussi que «lire quotidiennement un livre à son bébé va lui permettre d'avoir 12 mois d'avance» a son entrée à la maternelle: est-ce à dire qu'un bébé à qui on n'a pas lu de livres aura 12 mois de retard dans sa scolarité? (SPOILER :NON)—, un moment magique parent-enfant et un soin à apporter au même titre que le fait de fournir vêtements et nourriture.

Or, un parent peut renoncer à ce rituel pour un ensemble de raisons valables. Certains parents ne savent pas lire, d'autres s'ennuient profondément dans ces moments, d'autres encore n'en ont tout simplement pas le temps. Ils en ont parfaitement le droit.

Ça peut paraître superflu dire que ne pas lire de livres à son enfant le soir n'est pas de la maltraitance. Pourtant, les réactions radicales sur le sujet montrent à quel point cette activité est, pour certains, considérée comme indispensable et comment les parents qui ne s'y plient pas seraient défaillants. Un article de Rue89 recensait les différentes techniques pour raccourcir ou échapper à la fameuse histoire du soir (saut de pages, la remplacer par un CD). Les commentaires sous l'article sont stupéfiants d’intransigeance:

«Si on ne veut pas passer du temps avec ses enfants: on n’en fait pas. Tout simplement. Il est aujourd’hui très simple, très facile, et gratuit (pilule 1G et 2G) de ne pas avoir d’enfants. Et hors cas exceptionnels, les méthodes de contraception fonctionnent très bien. Si on en veut, on en fait, et on ne se plaint pas après»

«oui prenez vos pillules et merci de laisser vos gosses à la DASS au passage, pour leur bien hein...»

Les autres commentaires émanent de parents qui racontent avec émotion à quel point ils adooooorent lire des histoires à leurs enfants, et comment ces enfants leur en sont reconnaissants en étant devenus, au choix ou tout à la fois de doux rêveurs, d'excellents élèves, des rats de bibliothèques. Comment font les parents illettrés?

Prenons les choses dans l'ordre.

D'abord, aucune étude sérieuse n'a établi de corrélation entre l'histoire du soir et les résultats scolaires. Le goût pour la lecture non plus ne se transmet pas uniquement ainsi.

Aujourd'hui en France, 2,5 millions de personnes sont illettrées (soit 7% des adultes de 18 à 65 ans). Parmi eux, il y a des pères et des mères de famille qui sont dans l'incapacité totale de lire une histoire à leurs enfants. Pour autant, ces enfants peuvent faire des études, lire des livres, devenir ce qu’on appelle des «littéraires» même.

Mes propres parents ne savent ni lire ni écrire. Ils n'ont jamais lu une seule ligne ni à moi ni à aucun de mes frères et soeurs. Aujourd'hui, nous sommes tous les cinq diplômés et grands lecteurs. Peut-être parce nos parents ont malgré tout fait en sorte qu'il y ait toujours des livres à la maison, peut-être parce qu'il s'agissait de «faire mieux» que nos parents. Mais mon expérience et celle de beaucoup d'autres montrent bien que des parents qui ne lisent pas ne font pas des enfants allergiques aux bouquins et nuls en classe.

Rien ne sert de se forcer, l'enfant le saura

Pourtant, cette idée selon laquelle il faut leur lire des contes le soir au coucher pour former des futurs bacheliers persiste. Gaelle-Marie, mère de Simon et Mathilde, aujourd'hui adolescents, n'a jamais aimé ça, et a eu du mal à l'assumer au début:

«La sacralisation ambiante de l'histoire du soir me donnait l'impression d'être une mère indigne si je ne le faisais pas: tous les psys nous vendent l'histoire du soir comme un truc essentiel et structurant, un moment de partage et de complicité avec son enfant, et je me disais que si je ne le faisais pas, mes gosses allaient forcément être traumatisés, et qu'un jour ils feraient la une du 20h après avoir assassiné toute une maison de retraite, tandis qu'un psy dirait "Oui mais il faut prendre en compte une enfance très douloureuse: leur mère ne lisait pas d'histoire le soir”».

Elle a tenu bon, leur a lu très peu d'histoires, et «ils n'ont aujourd'hui aucune séquelle de cette inaptitude maternelle».

Si Gaelle-Marie ne lisait pas, c'est parce que ça l'emmerdait profondément. Et elle n'est évidemment pas la seule, même si le sujet est visiblement tabou. Eloise, maman d'une petite fille de 4 ans, y a d'abord mis du coeur mais le plaisir s'est étiolé avec le temps, sa petite fille choisissant des livres qui ne plaisaient pas à sa mère.

«Je ne voulais pas choisir à sa place, et dans le même temps je ne voyais pas où était l'échange entre nous vu que moi, ça me gonflait...». Et sa décision d'arrêter et de remplacer un rituel par un autre (mères et filles se racontent leur journée) est judicieuse.

Tous les spécialistes s'accordent à dire que quand il s'agit de jouer ou de lire avec son enfant, il ne sert à rien de se forcer. L'enfant va le sentir et le vivre beaucoup moins bien que si on lui dit «je ne lirai pas de livre avec toi, parce que je n'en ai pas envie, mais on peut faire autre chose».

Enfin, si ce rituel de l'histoire du soir tend à disparaitre, c'est aussi parce que nos modes de vie ont changé. Aujourd'hui, la journée de travail de huit heures, tous les jours au même endroit, et qui finit à heures fixes n’est plus le modèle majoritaire.

Pourtant on demande aux parents de faire exactement la même chose que quand ils disposaient de davantage de temps et de régularité: préparer les repas (sains et avec des fruits et légumes), surveiller les devoirs, surveiller le brossage de dents, lire une histoire, etc... On peut le déplorer mais c'est ainsi, les parents ont peu de temps à consacrer à leurs enfants, mais ils ont aussi peu de temps à consacrer à eux-même.

Alors s'il faut absolulement niveler par ordre de priorités les différentes séquences de cette deuxième journée de travail: sacrifions l'histoire du soir. Et cessons le snobisme («j'adore lire des livres et discuter du sens de la vie avec Matteo, 4 ans»), cessons la culpabilisation, et cessons de créer artificiellement de nouveaux diktats éducationnels.

Nadia Daam

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