CANNES 2014, JOUR 4
Saint-Laurent de Bertrand Bonello. (Compétition officielle) | durée: 2h30 | sortie: 1er octobre 2014
Il y a comme cela des jours où, même au risque d’une certaine injustice, un film renvoie les autres projections du Festival dans une pénombre qui est le contrecoup de leur éclat. Ainsi en va-t-il du Saint Laurent de Bertrand Bonello, projet risqué depuis son origine, puis entouré de davantage d’attentes, qui sont autant de menaces, d’être devenu malgré lui l’enjeu d’une guerre comme le cinéma n’en a jamais connu : s’il est arrivé par le passé qu’un homme riche et puissant tente d’empêcher l’existence d’un film le concernant, on ne connaît pas d’exemple que celui-ci ait commandité un autre film pour torpiller le projet qui lui déplait, comme l’a fait Pierre Bergé avec l’inintéressant biopic réalisé par Jalil Lespert. Il faut moins de dix minutes au cinéaste de L’Apollonide pour balayer ce qui bourdonnait et papillonnait autour de son nouveau film, et imposer sa rigueur, sa beauté et sa liberté.
Les grandes dates qui scandent, pas dans l’ordre, le surgissement de moments décisifs, inscrivent le cadre temporel, de 1967 à 1977, avec une brève incursion à la fin des années 80, une encore plus brève au début des années 60. Saint Laurent n’est pas une biographie filmée, c’est l’histoire d’une époque bien particulière racontée sous un angle bien particulier, et c’est la mise en jeu infiniment précise et riche de suggestions d’une idée. Dès la première séquence de travail dans l’atelier de haute couture, où se combient travail collectif, exigence extrême, hiérarchie rigide, rapport très concret à des matières et des gestes, et tension vers une idée sinon un idéal, il vient naturellement à l’esprit qu’on assiste aussi à un film sur le cinéma, un film où un cinéaste partage la manière dont on fait un film.
C’est le cas en effet, mais pas seulement : accompagnant les embardées autodestructrices, les vertiges hédonistes et les lubies exhibitionnistes de son héros, sans oublier aussi de prendre en compte les stratégies capitalistiques et commerciales menées d’une main de fer par Pierre Bergé créant les conditions matérielles de l’essor foudroyant du style Yves Saint Laurent, de la marque Yves Saint Laurent, finalement de la star Yves Saint Laurent, le film s’approche comme rarement du mystère même de la création artistique. Et ce que la mode a de superficiel ou de trivial fait la puissance même de cette approche, en débarrassant l’art de sa dimension intimidante, de son surplomb. Cet homme-là a changé l’image de la femme? S’il y a du vrai dans cette formule rebattue, il est clair que ce n’est au nom d’aucune visée libératrice ou sociale, mais en suivant une quête formelle, une folle ambition esthétique personnelle.
Il serait ridicule de faire de Saint Laurent un artiste engagé de quelque cause que ce soit, lui qui, comme le rappelle le film, traverse les années d’immenses bouleversements politiques sans leur prêter la moindre attention. Et pourtant, mais tout autrement, sa quête à lui, quête extrême qui nourrit aussi toutes les courses à l’abime, se répercute en effet dans le monde, dans les mœurs, dans des manières d’être. Une scène magnifique suffit à emporter vers l’évidence le sens réel de cette débauche de couleurs, de matières et de dessins. Valeria Bruni-Tedeschi y interprète une femme très riche et assez mal dans sa peau. Avec une grâce où passe une once de démoniaque, Saint Laurent lui fait en quelques modifications de plissé, de revers, avec une ceinture et moins d’épingles à cheveux, l’offrande d’une autre chance d’être au monde. C’est assez bouleversant – aussi parce que cela excède infiniment le cadre social où cela se situe, ou la futilité hors de prix des ingrédients ici mobilisés.
Yves Saint Laurent est bien, ici, cet être très singulier à qui Andy Warhol écrivait qu’il le reconnaissait comme son seul alter ego, être qui est déjà à bien des égards un personnage de fiction avant même que Gaspard Ulliel parvienne à se glisser impeccablement dans son apparence, personnage qui a «vécu d’art» comme le chante La Callas – et rarement le Vissi d’arte de Tosca aura semblé aussi concret. Répondant à la liberté que se donne son héros par la sienne propre, Bonello trouve en fragmentant l’écran, en circulant à sa guise entre les années, en agençant Mozart et James Brown, en faisant surgir figures historiques et serpents mythologiques avec la même évidence un espace qui donne à son Saint Laurent la possibilité de distiller les riches composants qui portent le personnages, sa folie, sa drôlerie, sa tristesse, son exigence.
Ensemble, le cinéaste et son film témoignent ainsi, par l’émotion et la beauté, des puissances de la mise en forme. On s’interrogeait ici même sur la place à Cannes de films jaillis du feu des tragédies les plus actuelles (Mali et Syrie) pour affirmer leur légitimité au sein d’une manifestation artistique. Saint Laurent en est l’exact pendant, lui qui pourtant ne semble dédié qu’à un formalisme narcissique porté par un cercle de créateurs décadents. Dans leur somptuosité et leur trouble, chacune de ses séquences ne cesse d’affirmer au contraire l’exigence décisive des manières de faire – de voir, de construire, de penser – pour affronter la réalité.
Jean-Michel Frodon.