Quand Céline Sciamma s'est retrouvée en début d'année au coeur d'une polémique déclenchée par des catholiques intégristes, demandant que son film Tomboy, sur une petite fille qui se fait passer pour un garçon, ne soit pas diffusé sur Arte, la jeune réalisatrice a hésité à prendre la parole. Elle ne l'a pas fait. Elle ne savait pas bien quoi dire qui n'implique pas de compromettre le film en le vidant de son sens politique ou en l'y réduisant. Sciamma dit que la personne qui l'a«libérée», qui a trouvé les mots qu'elle cherchait, c'est Virginie Despentes:
«Elle a réussi à mettre le doigt sur la seule chose qu’il fallait dire: le film est subversif parce qu’il regarde avec douceur des gens que [ces extrêmistes] considèrent comme des monstres. Ca s’applique à ce film-là aussi. J’aime mes personnages. Je les regarde avec amour.»
Ce «film-là», c'est Bande de filles, qui a fait l'ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Et reçu une standing ovation bien méritée. Une oeuvre bouleversante qui contient et diffuse l'énergie de quatre jeunes filles de banlieue, noires. Et ces trois adjectifs: jeunes, filles, noires, font d'elles la minorité. «L'inverse du pouvoir, un contre-pouvoir» a souri la réalisatrice au moment de la présentation du film.
A Slate, Céline Sciamma explique qu’elle ne va pas vers la marge pour être subversive, «mais la marge est forcément subversive. Et elle créé un désir fort»: ce qui n’existe pas dans les représentations collectives, l’invisible aux yeux de la société sont «des défis de mise en scène, des opportunités de fiction».
L'héroïne de Bande de filles est surtout Marième. Une adolescente qui rencontre trois filles plus bravaches, plus assurées, plus débrouillardes avec la vie qu’elle ne l’est. Elles l’embarquent dans leur amitié, comme pour former une mini-communauté au sein de laquelle Marième pourrait se construire. Parce que, comme l’expliquait le philosophe canadien Charles Taylor en 1989, quand les sociétés penchaient déjà vers l’individualisme mais ne l’étaient pas encore autant qu’aujourd’hui «on n’est un moi que parmi d’autres moi». Parce que l’identité d’un individu n’a de sens que par rapport à la communauté qui le détermine. Parce que «savoir qui je suis implique que je sache où je me situe. Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui déterminent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je [me situe]».
Fluidité
Au sein de sa nouvelle communauté, Marième troque son jogging pour des robes, tombe amoureuse, est aimée, grandit. Elle s’oppose, fait des choix, avance. Mais une communauté de quatre filles, dans un monde individualiste où l’identité liquide file entre les doigts, ce n’est pas assez. Marième se perd.
Tantôt archétype de la féminité, cheveux longs, lisses, rouge à lèvres et jambes nues. Tantôt cheveux courts, survêt, hostilité toute virile. L’identité est fluide. Elle peut tout être. Ce tout est un peu vaste. Déséquilibre.
Dans son premier film, Naissance des Pieuvres, Céline Sciamma parlait du désir homosexuel naissant. Dans le deuxième, Tomboy, d’une petite fille se faisant passer pour un garçon. Dans le troisième – il ne plaira pas à Civitas – la subversion est peut-être plus grande encore. L’identité flotte. Tout est possible. Tout, c’est trop quand on aime les cases et les assignations.
Marième est à l'image des stars de la pop culture américaine que l'on voit brunes, blondes ou rousses, selon les humeurs. A l’image de Rihanna qu’elle chante avec ses copines, dans une chambre d’hôtel, scène stylisée, galvanisante. Les visages s’affichent en gros plans. Les filles ont volé des robes qui portent encore les antivols. Elles mélangent l’alcool au coca. Elles violent les règles comme des garçons.
« Rihanna change de coupe de cheveux toutes les semaines, elle est dans la réinvention permanente» explique Céline Sciamma. Comme Beyoncé ou Miley Cyrus. «Ces filles sont dans des identités mouvantes, dans un épuisement de chaque identité successive, jamais dans une image figée.»
Marième non plus. C’est une absence de fixation vertigineuse: la jeune femme sait qu’elle ne veut pas rester sous la coupe de son frère. Elle sait qu’elle ne veut pas d’un CAP. Elle sait qu’elle ne veut pas qu’on lui fasse un enfant pour se retrouver mère au foyer dans une barre HLM. Elle veut être libre. Mais la liberté c’est vaste.
Ce questionnement sur l’identité est présent dans toute la société française. Céline Sciamma transcende la question du genre, qui a obsédé le débat public ces derniers mois, pour souligner à quel point ce questionnement identitaire la dépasse.
Et elle ne se résume évidemment pas aux banlieues, aux personnes issues de l’immigration. «Le film parle d’enjeux qui sous tendent nos existences à tous, qui sont universels; mais dans les banlieues ça devient des enjeux affirmés, officiels, violents, ailleurs ils peuvent être souterrains. Ce ne sont pas des enjeux réservés aux banlieues, ce serait sectaire de les leur assigner, mais ils y affleurent davantage».
Le film parle de construction identitaire, féminine, des injonctions au féminin, «mais à un endroit où ça bat un peu plus fort» remarque la réalisatrice. «Ce qui est aussi un peu le principe d’une fiction au cinéma: on va à l’endroit où ça palpite le plus».
Alors ce questionnement sur l’identité, Céline Sciamma a décidé de l’explorer chez des adolescentes noires. Parce qu’il n’y en a pas dans le cinéma d’auteur français. Elle voulait représenter les absentes. Montrer encore une fois avec tendresse, avec amour, les marginalisé(e)s.
C.P.