CANNES, JOUR 8
Il est devenu habituel que dans la sélection officielle figurent quelques films de genre, des films d’action ayant la vertu supposée de secouer un peu le festivalier à mi-parcours, tout en proclamant l’unité du cinéma, contre les stériles oppositions «film d’auteur» versus «films spectacles». Encore faut-il trouver les réalisations en mesure de jouer ce rôle. Cette année, deux titres semblaient particulièrement convenir, ne serait-ce que parce qu’ils sont signés de réalisateurs déjà estampillés dans ce rôle, le Japonais Takeshi Miike et le Danois hollywoodien Nicolas Winding Refn.
De prime abord, Le Bouclier de paille du premier et Only God Forgives du second semblent en effet jouer dans le même registre, celui du polar survolté, dopé aux scènes stylisées et aux explosions de violence, graphiques et sanglantes. Ce sont pourtant deux films profondément opposés.
Le scénario du premier repose sur une idée dramatique très forte: un petit groupe de flics d’élite doit protéger un assassin particulièrement odieux, alors que le richissime grand-père d’une de ses victimes offre une somme faramineuse à quiconque le tuera. C’est virtuellement tout le pays qui se trouve candidat au meurtre, avec la caution de se débarrasser d’une ordure, de toute façon promise à l’exécution dans un pays où la peine de mort est toujours pratiquée.
Points d'appui
De carambolages monstres en fusillades frénétiques et finalement combats au sabre, les étapes en formes de jaillissements sanglants scandent une sorte de parabole autour des notions de justice, de respect de la loi, de fidélité à la parole donnée. Développée de manière méthodique et explicite, et même laborieuse, ce débat où mémoire du code de l’honneur samouraï et sens moderne de la liberté sont convoqués n’a pas vraiment l’air d’intéresser le réalisateur, au-delà de sa capacité à servir de prétexte à la succession de crises violentes qui sont sa marque de fabrique.
Obéissant à des règles formelles posées comme un cadre préétabli (réduction progressive du nombre de protagonistes, montée du niveau de violence proportionnel au caractère de plus en plus individuel des affrontements), Le Bouclier de paille n’en reste pas moins appuyé sur un prétexte à la fois narratif et thématique: au nom de quoi le policier intègre continue-t-il de protéger le sadique violeur de petites filles? Quelle est la légitimité de la volonté de vengeance du vieillard mourant, grand-père affectueux et grand patron impitoyable? En quoi la violence de l’Etat est-elle plus acceptable que celle des victimes, ou de gens qui ont été eux-mêmes victimes du même Etat? Ces questions ne sont pas là pour qu’on y réfléchisse, elles ne sont que des points d’appui pour faire couler le sang des protagonistes et secréter l’adrénaline des spectateurs.
Très différent est le choix de Nicolas Winding Refn. Deux ans après Drive, qui l’a hissé parmi les réalisateurs en vue dans la zone très peu fréquentée des signatures labellisées «auteur» mais à succès, il retrouve sa vedette Ryan Gosling pour un polar entièrement situé à Bangkok. Au contraire du précédent film, qui mimait non sans une certaine efficacité les signes extérieurs d’une intrigue, avec des problèmes sentimentaux et psychologiques supposés conduire l’action de ses personnages, Only God Forgives affiche d’emblée son parti pris d’hyperstylisation et de désincarnation.
Le mépris
Gosling et son frère organisent des combats et dealent de la coke, le frère en manque de sensation viole et massacre une jeune prostituée, le chef des flics offre le meurtrier à la vengeance du père de la victime qui le massacre à son tour, la mère des frères, sorcière ultraliftée et dominatrice (Kristin Scott Thomas, étonnante) débarque des Etats-Unis pour exiger une autre vengeance, le pauvre Ryan G. se trouve requis de consommer ladite vengeance.
Tout ça en plans fixes dans des lumières rouges trouant parcimonieusement une ombre savamment composée, en ralentis oniriques, en effets de décorations exotico-postmodernes et en ironiques imitations surjouées de gestuelle d’arts martiaux, et jaillissements de violence traités par un designer chic.
Si on ne peut pas dire que Only God Forgives ne raconte aucune histoire, il est entièrement construit dans le déni de l’idée même de raconter, si raconter suppose de construire des liens entre ceux à qui on raconte et ce qu’on raconte. Refn affiche au contraire son mépris pour une telle banalité, tout comme il balaie d’un revers de caméra l’idée que les gens qu’il montre pourraient avoir la moindre relation avec des êtres réels.
Plus proche du manga, ou d’un «geste» d’art contemporain que de ce qui dans le cinéma d’une manière ou d’une autre s’élabore à partir des êtres de ce monde, le film cultive une forme d’abstraction ironique qui finit par défaire tout enjeu dramatique et pas seulement toute possibilité d’identification à un protagoniste.
Ne restent dès lors, dans les pénombres pourpres et les hurlements de douleur, que des termes réduits à leur abstraction: pulsion, castration, fétichisme, sadisme, masturbation, dépendance. Ils ne sont plus ici le prétexte de quoi que ce soit, ils sont le seul «matériau» du film, soit l’exact contraire de la fabrication de Miike, même si le vide est au bout de ces deux manières de séparer le romanesque de ce qu’il était supposé prendre en charge.
Comme quoi l’équation «film de genre X œuvre digne de la compétition cannoise» peut, par des voies différentes, mener au même résultat négatif.
Jean-Michel Frodon
Le Bouclier de paille, de Takeshi Miike, avec Tatsuya Fujiwara, Nanako Matsushima, Takao Osawa... 2h05.
Only God Forgives, de Nicolas Winding Refn, avec Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas, Yayaying, Vithaya Pansringarm... 1h30