Les instits nous mentent. Voilà le testament de Jérôme Savary, mort le 4 mars 2013 à Levallois, à 70 ans. A l’école, on laisse trop souvent penser que les classiques sont ennuyeux. Mais le metteur en scène le montrait bien: ils impliquent une jouissance de tous les instants, à tous les mots prononcés, ils sont un appel à l’ivresse et au plaisir de la chair.
Je l'ai appris en 1996, en allant voir son Bourgeois Gentilhomme. Mes parents avaient dit «Nous allons voir une pièce de Molière». J’avais dix ans et je me demandais quel degré d’ennui cela supposait.
Nous nous sommes installés à Chaillot. Le rideau s’est levé. Monsieur Jourdain portait une moustache à la Charlot, il y avait du jazz et du rock, un habit tyrolien et un caniche déguisé, une main comme celle du capitaine Crochet, beaucoup d’alcool et des nonnes. Je ne connaissais pas de nonne mais je sentais bien que les présenter aussi guillerettes ou sortant de sous un fauteuil roulant n’était pas chose courante. Molière valait bien Anne Sylvestre, et dans mon panthéon d’alors ce n’était pas rien.
Tout a été dit sur sa vie: et la biographie que lui a consacré Colette Godard en 1996 s'assurait déjà que le mystère ne reste pas bien épais. Savary est né à Buenos Aires dans une famille française, il arrive à Paris à 22 ans. Se lance dans la mise en scène l’année suivante.
En 1966, à Londres, il fonde le Grand Magic Circus qui devient, dans la décennie suivante une compagnie de premier plan dans le monde entier, marquée par l’audace du directeur. En 1988, il prend la direction de Chaillot qu'il dirige pendant douze ans, faisant presque doubler le nombre d’entrées et laissant un budget bénéficiaire. Puis il renouvelle l’Opéra Comique jusqu’en 2006 avant de se consacrer à sa propre structure: La Boîte à rêves.
Emmerdement interdit
En plus de quarante ans, Savary n’a pas tellement changé de méthode. «En une minute, on reconnaît la patte», assure-t-il en 2008 à l’Express. «Ne croyez pas que j'ai la grosse tête, au contraire, je suis plutôt modeste. Mais cela fait un quart de siècle que je remplis les salles, à deux ou trois exceptions près. (…) Ce n'est pas toujours réussi, mais on ne s'y emmerde jamais».
C’était un théâtre en forme de bulle de champagne. Et effectivement, très souvent des succès. C’était devenu une marque: on allait voir une pièce de Savary comme on achète toujours le même assouplissant. On sait que ce sera doux et rassurant. Dans cette douceur, avait progressivement disparu la subversion. Au fur et à mesure des années, Savary était toujours aussi rieur, mais de moins en moins surprenant.
Les tétons de la Revue nègre
Après avoir vu le Bourgeois Gentilhomme, je vis notamment Cyrano de Bergerac en 1997, La Périchole en 1999, Zazou, une histoire d’amour sous l’Occupation en 2003, Les contes d’Hoffmann en 2004. Le sentiment de pyrotechnie s’émoussait. Mais autour de moi il y avait toujours des enfants et ils semblaient ressentir ce que j’avais ressenti face au Bourgeois Gentilhomme. En 2006, spectateurs d'A la recherche de Joséphine en 2006, ils admiraient l'exubérante Josephine Baker et fixaient les tétons des danseuses de la Revue nègre.
Et Savary le savait: «Je crois que je fais du théâtre enfantin», confiait-il en 2008. «J'ai eu beaucoup de mal à quitter le monde de l'enfance, racontait-il en 2008. Ma mère, un jour, a eu la cruauté de m'expliquer que les animaux ne parlent pas. J'en ai été scandalisé. Cet âge où l'imaginaire est tant sollicité, on vous demande tout à coup de l'abandonner. En même temps, je n'ai pas beaucoup aimé être un enfant.» Au moins il facilita la tâche à ceux qui vinrent après lui.
Charlotte Pudlowski