Jon était un homme qui savait «que les phoques sont des animaux pinnipèdes, aux pieds palmés», un homme «qui comprend les ours et les ours le comprennent» un homme au milieu du bras duquel «il y a de petites rafales de neige, à peine visibles maintenant, et des petites gouttes de sang sur les touches du piano». C'était le père d'Eleni Sikelianos, un père qui parle d’héroïne en disant: «C’est la dame qui fait tourner les Cieux, la Roue de la Fortune, la neuvième sphère, le premier cercle de l’Enfer…» Un héroïnomane mort dans un motel d'Albuquerque, avec 11,42 dollars sur lui.
Le livre de Jon, récit autobiographique percutant, est un livre-cendrier. Eleni Sikelianos, poétesse américaine d'origine grecque, y met les cendres de son père, mort il y a douze ans, quand elle en avait 35, et raconte dans une prose poétique (traduite par Claro) cet homme, et l’importance de la littérature. C’est un livre en forme de route, qui essaie de cheminer vers une personne aimée, détestée, morte.
Jon tenant Eleni dans ses bras ©Actes Sud
«La vérité c’est que je connais à peine mon père, et que ç’a toujours été le cas, et que ça le sera toujours», écrit-elle. Mais le livre essaie de fixer un faisceau de souvenirs pour maintenir le père dans un cadre, biscornu, entrouvert, mais un cadre, qu’il ne s’échappe plus.
Surréalisme
Eleni Sikelianos ne ressemble pas à ce que l’on imaginerait d’une enfant élevée par des parents bohêmes et instables. Elle a plutôt l’air d’une grande bourgeoise new-yorkaise, une amoureuse de Paris qui explique, en buvant son thé, l’influence que Lautréamont a eu sur elle.
On aurait penché pour Breton (qui voyait dans les Chants de Maldoror de Lautréamont «l'expression d'une révélation totale qui semble excéder les possibilités humaines»). Le livre de Jon a quelque chose de Nadja. Dans la fragmentation du récit, dans la mise en écho du texte et des images. La première partie de Nadja s'ouvre sur une question «Qui suis-je?» C’est cette question qui parcourt le récit de Sikelianos. Raconter le père aussi pour se trouver soi-même. Breton choisissait pour répondre de raconter des anecdotes, des sensations. Eleni Sikelianos procède de même. Un voyage en bus, un rêve, une conversation, des listes, des photos, un fantasme de son père qui aurait pu être autre. Et même la parole donnée à des membres de l'entourage, leur vision pour ne surtout pas avoir une seule vision, uniforme, voire accusatrice. Pour ne pas ressembler à ces récits sur le père «à la Sylvia Plath» précise-t-elle: cousus de reproches.
«J'ai toujours su que je devais écrire ce livre. Dès mes sept ans je me mettais à la machine à
écrire de ma mère et je tapais des histoires. Et j’y pensais tout le temps. Mais tout était bordélique. La vie était bordélique.»
A 20 ans passés, l’écrivaine commence à écrire l’histoire de son père. Elle lui montre quelques pages: ils ne se parlent plus pendant trois ans. «Il n’avait pas supporté ce que j’avais écrit. Je crois qu’il avait honte de se voir comme ça, en junkie. Après j’ai su qu’il faudrait que j’attende qu’il meurt pour l’écrire vraiment. Dans ce genre d’histoires, compliquées, s’il y a ne serait-ce que le soupçon que la personne concernée va lire, on n’ose pas écrire. Moi je n’ai plus osé.»
Un peu avant la mort de Jon, Eleni Sikelianos a recommencé. Après des périodes de décrochage, Jon avait replongé. Il était devenu SDF et sa fille écrivait sur sa situation. «Il était dans un état déplorable et ça me poussait à me mettre à l’écriture. Mais j’avais 20 ou 30 pages seulement.» Et puis il est mort.
«J’avais eu une bourse Fullbright. Je devais partir en Grèce pour écrire une enquête sur l’une de mes ancêtres. Mais je n’ai pas écrit sur elle. Pas une ligne. J’ai écrit sur mon père. C’était un processus sauvage. Je ne savais même pas si ça pourrait être quelque chose pour un lecteur extérieur.»
Le petit livre bleu
Pour la famillle de l'auteur, cela n'a pas forcément été simple. La dernière compagne de son père, pourtant montrée sous un jour peu flatteur, a été très ouverte. L'un de ses frères, moins. «Il est lui-même héroïnomane - c'est mon père qui l'avait fait commencer. Et il consommait à l'époque, donc c'était dur à lire pour lui.»
Pour le lecteur extérieur, c'est un texte d'une beauté convulsive, un jaillissement bleu: la couleur qui parcourt le récit. Sikelianos écrit:
«Un rêve à flot, ou, plus exactement, en train de sombrer. Et partout où j’allais, toujours plus de mares, de flaques, de lacs et de marais, où se noyer. Bleu, bleu et par le fond».
«Il y a une sorte de synesthésie qui intervient dans les expériences intenses» explique-t-elle. «C’est la partie du monde qui n’a plus de langage, mais une couleur. Pour moi le livre est bleu. Noir et bleu. Bleu c'est aussi la couleur de la fumée, sourit-elle, et mon père était comme une colonne de fumée.»
Le récit dont le titre forcément évoque le Livre de Job - qui était une réflexion sur le mal, parfois une invocation à la droiture - fige le père qui n’a jamais su être là, solidifie la fumée. Enfin Jon existe dans les mots de l’auteur, devenu personnage il lui appartient.
«Avant d’écrire ce livre, je refusais de parler de l’écriture comme catharsis. Dire ça, il me semble que c’est diminuer son importance, presque la déprécier. C’est assimiler la littérature à un passe-temps. Alors qu’elle nous met en contact avec la grandeur de l’imagination, avec une infinitude. C’est bien plus qu’un simple moyen d’expression ou de soulagement. Mais écrire ce livre a tout de même changé ma conception des choses. J’accepte, non pas que l’écriture ne soit qu’une catharsis, mais qu’elle soit aussi cela.»
Ayant pu fixer son père, Sikelianos peut aussi se fixer elle-même. Répondre un peu mieux à la question: «qui suis-je».
Charlotte Pudlowski
Le livre de Jon, Eleni Sikelianos, Actes Sud. Traduit par Claro.