Culture

«Let's party like it's 1999» (en attendant le bug de l'an 2000)

Temps de lecture : 6 min

Cette année-là, nombre de chansons véhiculaient la peur du bug qui nous aurait fait passer sans transition de 1999 à 1900.

Entre peur de la fin du monde et espoir d'un nouveau départ, cette année est caractérisée par l'expression «party like it's 1999». | mtmmonline via Pixabay
Entre peur de la fin du monde et espoir d'un nouveau départ, cette année est caractérisée par l'expression «party like it's 1999». | mtmmonline via Pixabay

Il n'y a pas besoin de grand-chose pour créer un phénomène de société. Juste du temps qui passe.

Par exemple, il y a deux décennies, on s'est passionné pour le passage à l'an 2000 sous prétexte qu'il marquait le changement de millénaire (alors que, en fait, il n'a eu lieu que le 1er janvier 2001 mais, comme on adore les comptes ronds, celui-ci était historique). Au cours de l'année 1999, des artistes musicaux en tout genres, stars comme anonymes, rêveurs comme catastrophistes, ont eu leur mot à dire sur un concept très égocentrique.

Millénarisme post-Guerre froide

Parlons d'abord des personnes qui ont voulu célébrer le moment. Paradoxalement, le morceau le plus symbolique de cette année date en fait de... 1982, quand Prince sort «1999», une chanson où le monde ressemble au jour du Jugement dernier, avec un ciel violet et des gens qui courent dans tous les sens. Une vision catastrophiste de l'avenir auquel l'artiste ne voulait pas croire: si l'an 2000 signifie la fin des temps, autant faire la fête comme si on était en 1999.

«Party like it's 1999» est ainsi devenue une expression courante pour signifier que l'on veut marquer le coup avant un éventuel changement majeur. Elle dérive en fait du millénarisme, un concept présent dans de nombreux courants religieux (puis politiques) et qui repose sur l'idée que l'ordre actuel va durer 1.000 ans, soit le temps de l'âge d'or qui précède une révolution radicale.

En 1999, donc, difficile de dire quelle part de la population croit dur comme fer en cette vision prophétique, mais impossible de se la sortir de la tête: on sent bien que, dix-sept ans après Prince, délestés du poids de la Guerre froide, beaucoup d'artistes tiennent absolument à célébrer ce moment comme s'il était unique.

Les gros succès populaires s'appellent Millenium des Backstreet Boys, Willenium de Will Smith, ou encore Chronic 2000 de Dr. Dre (finalement sorti sous le nom de 2001).

Will Smith va d'ailleurs jouer à fond la carte, avec son tube «Will 2K», un hymne du 31 décembre et un jeu de mots avec «Y2K», le surnom de l'an 2000. Il s'inspire directement de l'approche de Prince: «Qu'est-ce qu'il va se passer? / Personne ne le sait / On verra quand l'horloge atteindra minuit / Le chaos, les flics vont bloquer la rue / Mec, on s'en fout / N'arrête pas le son.»

L'excitation du moment avec la peur que le monde tombe soudainement dans le chaos, c'est un très bon argument de vente. On n'est pas dans un nihilisme punk, mais bien dans une démarche pop sur l'importance de l'instant présent. «Ce qui compte, c'est ce soir» est une recette qui n'a jamais cessé de fonctionner et qui, à ce moment précis, prend une tout autre ampleur. (On a même eu droit à la blague rétro-futuriste de Charly et Lulu avec «En l'an 2000».)

En parallèle, on a la vision pessimiste du groupe de rock australien Silverchair avec «Anthem for the Year 2000», le message d'une jeunesse fatiguée des excuses des politiques, ponctué par un «on se rattrapera en l'an 2000».

Obnubilation technologique

À l'image des sorties cinématographiques de l'année 1999, teintées d'appréhension, d'anticipation dystopique, de modèle factice révélé (Fight Club, Matrix, American Beauty), la musique est impregnée d'un sentiment très fort concernant l'avenir proche. On fête le progrès, quand on ne le craint pas.

L'évolution technologique (plus concrètement, l'apparition d'internet dans les foyers et la démocratisation du portable) sont devenus un gimmick dans la pop, de NSYNC («Digital Get Down») à TLC (l'album et le morceau «FanMail»), ou Britney Spears («Email My Heart»). Être connecté, c'est sexy, qu'il s'agisse d'un e-mail comme de cybersex.

Mais cette phase est assombrie par le sceau du «Y2K bug», l'inoubliable menace d'un bug planétaire.

Pour mémoire, le bug de l'an 2000 reposait sur l'idée que de nombreux programmes informatiques abréviaient les années à quatre chiffres en ne considérant que les deux derniers pour gagner de l'espace. Ainsi 1998 pouvait se résumer en «98», mais on craignait que «00» soit interprété comme une erreur par le système, qui y aurait vu un retour en 1900 et qui en serait rendu incapable de fonctionner. Rapidement, tous les systèmes automatisés seraient inutilisables.

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Cette peur a mené à une dépense globale estimé à 300 milliards de dollars pour mettre à jour les ordinateurs et applications en vue du 1er janvier... où il ne s'est rien passé d'aussi grave qu'annoncé.

Si beaucoup de gens n'ont pas pris cette menace au sérieux, elle a renforcé la fascination pour l'an 2000, avec l'apparition d'un mouvement survivaliste, et l'intérêt constant des médias (NBC nous a quand même offert Y2K: The Movie).

Côté musique, on a eu tout le prisme des interprétations, qui s'est renforcé à mesure que l'on se rapprochait de la date fatidique.

Jason Webley décrit sa journée en attendant que la mort le prenne dans «The Millenium Bug», Looper exprime dans «Who's Afraid of Y2K» l'espoir que le bug fasse s'écrouler le système et libère le peuple, quand les rappeurs de Screwball sont prêts à se défendre si le monde tombe en ruine.

La plupart de ces titres sont restés relativement confidentiels, mais ils étaient assez nombreux pour se faire remarquer. Dans l'article «The New Millenium Blues» daté de 2017, le media Tedium rappelle comment un célèbre animateur radio de Los Angeles, le Dr. Demento, a passé plusieurs mois à diffuser chaque semaine un morceau en lien avec ce passage à l'an 2000. Cela ne l'empêchait pas de penser que ces chansons «ne seraient plus que des curiosités après le 1er janvier».

Jim's Big Ego a par exemple écrit «Y2K Hooray», qui nous vend l'apocalypse sur une musique légère et enjouée. «C'était un problème très ancré dans son époque. C'était les débuts du web et, même là, on savait que l'on reposait sur des ordinateurs en réseau pour tout. Alors je me suis dit qu'une chanson qui célébrait le pire sécanrio possible serait amusante à écrire et à enregistrer. C'était de l'humour noir.»

De son côté, Loudon Wainwright sort «Y2K», un blues rock satirique où le chanteur affiche la crainte de notre dépendance à l'informatique, et qu'un simple bug pourrait nous ramener en 1900, marquant le début du chaos. Il rappelle aussi qu'il y a mille ans, au Moyen-Orient l'on fêtait l'arrivée d'une apocalypse (qui n'a pas eu lieu).

C'est sans compter des œuvres plus abstraites, comme le «Millenium Bug» composé par Giovanni Sollima, un arrangement de percussion en cinq mouvements.

Les long-termistes

À l'écart du plaisir instantané ou de la crainte catastrophiste, d'autres ont vu l'an 2000 comme une opportunité, à l'image de Sting et de son «Brand New Day». Le chanteur a sorti ce morceau en septembre 1999, avec l'idée «d'un nouveau départ». «Ça coïncide avec ce truc du millénaire, mais, vous savez, il faut remettre les pendules à zéro, donc c'est une très bonne métaphore pour faire passer le message “passons l'éponge et recommençons à nouveau”.» Ce morceau, optimiste, clôt l'album éponyme, un opus qui s'ouvrait par une chanson d'amour baptisée «A Thousand Years».

Il existe aussi une chanson du millénaire, une adaptation du Prelude Op.28 N° 20 in do mineur de Chopin, avec des paroles composées pour l'occasion. Michael Greenacre, originaire d'Espagne, a écrit «The Millennium Song», une chanson qui se veut porteuse d'un message universel. Pour cela, il a fait rentrer des arrangements de musique classique, de rock, de jazz et de techno en l'espace de trois minutes. Surtout, sa version originale en anglais a été traduite dans les différentes langues espagnoles puis en norvégien, et enregistrée par une chanteuse soprano.

Sur une page créée le 21 décembre 1999, il a invité qui le souhaitait à traduire, enregistrer et diffuser sa version en ligne. Trois ans après la dernière mise à jour, on comptait une dizaine d'adaptations enregistrées, et une soixantaine de traductions. (En français: Le temps est venu / De changer de vie / D'oublier le passé / Et de pardonner. / Donne-moi la main / Pour construire ensemble / Le monde différent / De notre millénaire). Courant 2000, la chanson a même été interprétée en simultané par des enfants de sept écoles sur cinq continents, chacun dans sa langue, via video conférence.

En cette période le monde était stable, et on a cru entrer dans une nouvelle ère d'un simple changement de chiffre.

Par ailleurs, depuis la fin du 31 décembre 1999, le phare de Trinity Buoy Wharf à Londres diffuse «Longplayer», une composition instrumentale qui se répète tous les... millénaires. «Il y avait une certaine absurdité de fêter quelque chose d'aussi long avec des stratégies aussi courtes. Ce qui m'intéressait, c'était de rendre ce millénaire concret. Le meilleur moyen de le faire était de composer une œuvre musicale», a expliqué le concepteur Jem Finer à la chaîne Great Big Story. Composé avec des bols chantants, «Longplayer» fonctionne grâce à un système de résonances et de superposition qui garantit que l'œuvre ne revienne jamais à son origine avant mille ans. En espèrant que quelqu'un puisse y jeter une oreille à l'orée de l'an 3000.

Avec le recul, l'année 1999 est devenue une bulle temporelle, une expression d'un futur que l'on voyait grandiose et révolutionnaire, que ce soit par crainte ou optimisme, avec une esthétique très marquée, robotique, colorée, brillante, sexy, comme une utopie technologique sans lendemain.

Le grand chamboulement que l'on nous a vendu n'a pas eu lieu, et ce qu'il en reste, ce sont les prémices de notre hyperconnectivité, notre dépendance quotidienne à un réseau global. C'est une période qui procure autant de nostalgie que de cynisme: le monde était stable comme jamais, et on a cru entrer dans une nouvelle ère avec un simple changement de chiffre et un modem.

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