Avant de mourir, Edward W. Saïd travaillait à un texte un peu particulier, qu'il n'a pas pu terminer. Il était conscient d'être malade et savait très bien ce qui l'attendait. Le livre intitulé Du style tardif est resté inachevé; comme si, quelque part, Saïd essayait de reporter indéfiniment les dernières pages en même temps que sa propre mort. Peu avant la fin, il a écrit un essai qui parle, justement, de comment on écrit avant la fin.
Qu'est-ce qu'on s'attend à trouver dans l'œuvre d'un artiste âgé, qui a accompli de grandes choses pendant sa vie et qui en est conscient? On imagine peut-être une forme de sérénité et de détachement du monde, reconnaître ce sentiment dans ses travaux ultimes.
Or, la réponse de Saïd est: pas du tout. Les œuvres tardives qui l'intéressent trahissent au contraire des sentiments assez contradictoires et des troubles irrésolus. Il est question, dans ces pages, de Beethoven, de Jean Genet, de Richard Strauss, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, de Glenn Gould: Saïd retrouve dans chacun de ses cas d'étude un refus obstiné de réarranger les choses, une allergie aux bilans définitifs, et surtout aucune envie de se réconcilier avec qui ou quoi que ce soit.
Il en résulte que les œuvres tardives –tout en cachant une grande maîtrise technique– peuvent parfois paraître remplies de conneries colossales.
On perçoit une certaine gêne, dans ces textes et dans ces musiques, une envie de balancer deux ou trois trucs en vrac sur la page ou les ondes. Mais l'expérience et le talent de ces artistes émergent quand même, de manière presque involontaire, produisant le dernier souffle de leur grandeur.
Je trouve que, quand approche la fin de l'été, il arrive quelque chose de similaire aux personnes qui ont l'habitude de cuisiner tout le temps. Il a fait tellement chaud, l'automne tarde à prendre le relais, la nature et la végétation qui nous entourent sont désormais brûlées par des semaines et des semaines de sécheresse. Et nous, qui faisons tout le temps la cuisine, on en a juste marre. Plus envie de cuisiner, même plus envie de manger.
Mais manger, il le faut, et celles et ceux qui cuisinent tout le temps râlent et pestent... avant de se mettre à préparer quand même un petit truc, en balançant trois bricoles dans une assiette, donnant l'impression de n'en avoir rien à foutre.
C'est le cas de cette variante d'un petit classique de la cuisine estivale de ces dernières années, à savoir la salade de pastèque avec de la feta.
Dans ma recette, la pastèque est traitée différemment, avec une petite salaison qui la rend légèrement confite. Comme j'avais pas envie d'aller acheter de la feta, je l'ai remplacée par du pecorino romano, le fromage de brebis essentiel à la cuisine romaine et qui, à mes yeux, ressemble résolument à un morceau de feta qui a rêvé de devenir du parmesan.
Salade de pastèque et pecorino
Pour 4 personnes, en entrée ou en repas léger, avec du pain.
- 500g de pastèque
- 50g de pecorino romano
- 50g de groseilles
- 4 cuillères à soupe d'huile d'olive
- Le jus d'un demi-citron
- Persil frais
- Thym frais
- Sel non raffiné et poivre du moulin
Coupez la pastèque en morceaux irréguliers et posez-les sur un grand plat de service. Saupoudrez de sel et de petites feuilles de thym, couvrez et gardez au frigo pendant au minimum 30 minutes et au maximum une nuit. Dès que vous avez faim, retirez le plat du frigo, videz l'eau de végétation que la pastèque aura crachée, puis effritez le pecorino du bout des doigts au-dessus de la pastèque. Quelques filets d'huile d'olive, un splash de jus de citron, quelques feuilles de persil et pour terminer, faites tomber les groseilles. Servez et mangez sans mélanger.