Au début du XXe siècle, dans les cercles intellectuels d’Europe centrale, on parlait beaucoup d’un philosophe nommé Rudolf Steiner. C’était un philosophe occultiste, comme il y en a eu beaucoup. Il était convaincu que le monde allait se souvenir de lui pour ses ouvrages à propos des chemins de la connaissance, mais il se trompait. La seule raison qui fait qu’on parle encore de lui concerne la bouse de vache, des cornes farcies, le pinard et les légumes.
Peu avant de mourir, il s’était bizarrement passionné d’agriculture, et avait écrit un traité qui théorisait les bases de ce qu’on appelle depuis la biodynamie. Si l’agriculture biologique se résume, avec beaucoup d’ambiguïtés, à l’idée de ne pas utiliser de pesticides chimiques, la biodynamie essaie plutôt d’accompagner la croissance des végétaux avec d’autres petits acteurs qui les aident, les nourrissent et les protègent.
Je suis pour ma part un être terriblement inapte aux pratiques agricoles. Ma temporalité dépasse rarement l’espace d’une journée: j’arrive à peine à prévoir une nuit de repos pour une pannacotta, donc je ne me verrais vraiment pas m'investir sur un cycle de plusieurs mois, d’années ou de saisons. Steiner lui-même, d’ailleurs, était assez peu calé en vie agricole, mais il avait vu quelque chose.
La question n’est pas, il me semble, de se ranger du côté de la nature ou de celui de l'humain: nous sommes résolument et inévitablement culturels, et c’est très bien comme ça. Être humain signifie déranger le cours naturel des choses; la question, plutôt, c’est ce qu’on décide de faire après. On chamboule l’ordre, bien sûr, mais on essaie d’en rétablir un autre derrière nous, parce que quand on squatte chez quelqu’un qui ne nous avait pas vraiment invité, on essaie de faire la vaisselle, de garder nos affaires bien rangées sans complètement envahir le salon. Et quand, finalement, on s’en va, c’est bien de laisser un cadeau, genre une bonne bouteille de vin sur la table. Ça s’appelle être bien éduqué.
Le vin oxydatif, votre allié dans la cuisine
Parmi les classiques confidentiels de la cuisine romaine, il y a une sorte de ratatouille radicalement printanière que j’affectionne beaucoup cette année. Ça s’appelle «vignarola» parce que, si l'on en croit la petite histoire, les ingrédients seraient les légumes qu’on avait l’habitude de planter autour de la vigne. On bêchait et on mêlait ensuite les racines et les tiges de ces plantes parmi les rangées, et ça se transformait en nutriments pour la vigne. On estime ainsi que ces légumes la protègent au printemps, lorsqu'elle commence tout juste à germer.
Le truc drôle, c’est que les légumes de cette recette –petits pois en premier– sont généralement considérés comme des «wine killers», c’est-à-dire qu’ils sont très difficiles à marier avec le vin. J’aime beaucoup cuisiner au vin, je le substitue souvent à des bouillons que j’ai rarement envie de faire. Dans ce cas-là, par exemple, j’adore faire cette recette avec des vins oxydatifs.
En général, on considère que l’oxydation dans le vin est un défaut: les barriques ne sont pas complètement imperméables à l’air, ce qui fait que, avec le temps, une partie du liquide s’évapore (la fameuse «part des anges»). Ce liquide évaporé laisse un espace vide et le vin rentre en contact avec l’air. Presque tous les vignerons remettent ponctuellement à niveau les barriques en rajoutant du vin, mais il y a quelques endroits dans le monde où, depuis très longtemps, on décide de laisser le vin s'oxyder. On n'en rajoute pas, et sur la surface se crée alors une couche de levures qui oxyde le breuvage lentement et judicieusement. Ça donne le Rivesaltes, le Madère, le Malvasia di Bosa de Sardaigne, le Vin Jaune, l’Arbois du Jura et le Xérès espagnol.
Surtout, ça donne des goûts magnifiquement complexes et versatiles pour aller avec la bouffe (dont les petits pois!). En plus, en ce qui nous concerne, ça nous permet de restituer du vin dans notre vignarola.
Vignarola
Ça se marie magnifiquement bien avec le goût parfois un peu rebelle de l’agneau. Il vous faut:
- 4 artichauts poivrade
- 3 oignons nouveaux ciselés
- 200g de petits pois frais, écossés
- 200g de fèves fraîches, écossées
- 1/2 verre d’huile d’olive
- 1 verre de Savagnin ou d’un autre vin oxydatif
- 2 bulbes de sucrine, coupés en 4 dans le sens de la longueur
- 1 citron
- 10 feuilles de menthe fraîche
- 1 demi-cuillère à café de sel complet
- poivre du moulin
Nettoyez les artichauts, coupez-les en quatre quartiers et plongez-les dans de l’eau fraîche avec quelques gouttes de jus de citron. Dans une casserole assez large, commencez par dorer très doucement les oignons et artichauts avec la moitié de l’huile. Quand les oignons seront translucides et les artichauts attendris, ajoutez les fèves entières, les petits pois, et le sel. Continuez à cuire, tout en remuant très doucement avec une cuillère pendant deux ou trois minutes encore, puis montez le feu et ajoutez le vin. Laissez évaporer la moitié du vin, puis baissez le feu à nouveau et ajoutez la sucrine. Remuez encore une minute, puis ajoutez le reste de l’huile, la menthe, du poivre et quelques gouttes de jus de citron. Goûtez, rectifiez la quantité de sel si nécessaire, goûtez à nouveau et servez.
Risi e bisi
Ceci n’est pas un risotto aux petits pois. C’est une soupe de riz: épaisse, crémeuse, mais quand même une soupe. Il vous faut :
- 160g de riz blanc de qualité (carnaroli, vialone nano ou rosa marchetti)
- 400g de petits pois frais
- 100g de pancetta coupée en dés (facultatif)
- 1 cuillère à café de sel complet (une demi-cuillère si vous utilisez la pancetta)
- 1 cuillère à soupe d’huile d’olive
- quelques écailles de parmesan
Lavez bien les petits pois dans leurs cosses, séchez-les et écossez-les. Écartez les pièces les plus fatiguées et mettez les cosses à cuire dans une grande casserole d’eau claire avec le sel.
Cuisez au moins 20 minutes dans un litre et demi d’eau frémissante, puis filtrez. Dans une autre casserole, faites revenir la pancetta à l’huile d’olive jusqu’à ce qu’elle soit croustillante. Ajoutez la moitié du bouillon et le riz et cuisez, toujours à frémissement, pendant 10 minutes. Ajoutez ensuite les petits pois et cuisez 5 minutes encore, en ajoutant du bouillon si nécessaire. Vous devez obtenir une soupe dense, opaque et verte. Divisez le tout dans des bols et parsemez de parmesan à votre guise.