Il y a des détails de nos existences dont, au fond de nos cœurs, nous sommes bien conscients, mais que nous choisissons délibérément d'ignorer. Des évidences, parfois, qui concernent notre vie privée, mais aussi quelques règles qui régissent la société où nous vivons –ou du moins ce qu'il en reste. On le sait, ces trucs-là sont moches, mais on préfère faire semblant de ne pas les voir.
Ces petits secrets que l'on se pardonne, pour éviter de s'y confronter, risquent en réalité de nous briser l'âme un peu plus chaque jour, et deviennent au fil du temps des choses qu'on ne peut plus dire à personne.
Je pense notamment aux ami·es qui auraient besoin de nous et que nous négligeons; aux factures impayées dont nous avons honte; aux filles et aux garçons qui ne nous aiment pas assez; aux déclarations des impôts sur lesquelles nous nous sommes planté·es; et au fait que les mini-carottes du supermarché n'ont jamais existé.
Vous voyez forcément de quoi je parle: ces petits sachets en plastique qui contiennent ces carottes toutes mignonnes, toutes pareilles, toutes splendides et toutes croquantes, qui n'attendent rien d'autre que de se plonger dans un joli pot de houmous industriel.
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À la fin des années 1980, le marché des carottes était en grande crise. Les supermarchés commençaient à refuser les carottes bizarres –et il y avait plein de carottes bizarres. Toutes ces carottes refusées partaient pour faire des jus ou pour nourrir les animaux; mais la plupart d'entre elles étaient tout simplement jetées.
Mike Yurosek, un entrepreneur agroalimentaire qui souffrait beaucoup de la crise de la carotte, a donc eu une idée pour sauver l'avenir du légume orange par excellence: il a pris les pièces moches et les a découpées en mini-carottes. Il a ensuite inventé une machine assez complexe, qu'il a revendue partout dans le monde.
Ce nouveau légume était très demandé et beaucoup plus cher, facile à proposer aux enfants ainsi qu'aux adultes qui ont oublié de grandir.
Mais le problème venait de plus loin: nos traditions gastronomiques européennes ont beaucoup de mal à identifier les carottes comme un repas, comme un ingrédient qui a sa propre dignité (on en a déjà parlé ici).
Ce n'est pas le cas dans d'autres cultures, par exemple celle de la cuisine levantine, où circule depuis toujours l'idée des carottes farcies.
Carottes farcies au riz, curcuma & orange sanguine
Il existe un outil spécifique pour perforer les carottes, mais il est assez rare. On peut le commander sur internet, ou bien s'en sortir avec un vide-pomme, ou encore avec un économe droit (celui avec la petite pointe, sans lame mobile).
Pour 4 personnes, en plat, avec une salade ou un légume de votre choix.
- 1 kg de carottes de gros calibre
- 300 g de riz blanc, rond ou basmati
- 2 oranges sanguines, une coupée en fines tranches, l'autre pressée
- 3 cuillères à soupe d'huile d'olive
- 2 petits oignons rouges, grossièrement coupés
- 1 œuf entier
- 2 cuillères à café de curcuma en poudre
- 1 racine de curcuma frais
- 4 tiges de menthe fraîche, les feuilles séparées des tiges
- 1 cuillère à café de sucre roux
- 1 petit piment (facultatif)
- 2 cuillères à café de sel non raffiné
- poivre noir du moulin à volonté
Pelez les carottes et coupez-en les deux extrémités. Commencez à les vider avec votre outil. Le but étant de faire tourner l'outil, sans exercer de force (ce qui risquerait de casser les carottes). Cela prendra un peu de temps, mais vous pouvez le faire même plusieurs jours à l'avance: une fois vidées, les carottes se conserveront très bien au frigo, dans une boîte fermée. Gardez les chutes des carottes pour un bouillon ou mixez-les quelques instants au robot pour obtenir des carottes râpées minute. Sinon, regardez-les bien: oui, vous venez de faire des mini-carottes.
Dans une grande poêle pour laquelle vous avez un couvercle, posez les carottes vidées avec la moitié du sel et les tiges de menthe (gardez les feuilles pour plus tard). Versez de l'eau jusqu'à couvrir les carottes, portez à ébullition, cuisez 4 minutes puis éteignez le feu et laissez-les refroidir dans leur bouillon. Dans une autre casserole, portez plein d'eau à ébullition, salez avec le reste du sel et précuisez le riz 8 minutes. Égouttez et refroidissez le riz à l'eau fraîche: il doit être encore un peu ferme sous la dent.
Versez le riz dans un bol et assaisonnez-le avec du poivre et la poudre de curcuma. Mélangez, puis ajoutez l'œuf battu et amalgamez à nouveau.
Égouttez les carottes et gardez deux louches de leur bouillon à côté. Avec une petite cuillère à café, commencez à farcir les carottes (coupez-les en plus petits tronçons si l'opération vous paraît difficile).
Une fois que vous avez farci toutes les carottes, posez-les dans la poêle avec l'huile, les oignons, le piment, le sucre et la racine de curcuma finement hachée. Ajoutez les tranches d'orange ainsi que le jus. Allumez le feu, couvrez et cuisez 20 minutes à feu doux, jusqu'au moment où le liquide deviendra un jus dense et enrobant. Si le tout vous semble sec, ajoutez un peu du bouillon que vous aviez gardé avant.
Servez chaud, tiède ou à température ambiante, avec quelques feuilles de menthe fraîche.