Transfert
Comme nombre de sociologues le répètent depuis Norbert Elias dans les années 1960, sur un terrain de foot ne se joue pas seulement une partie de ballon, mais plutôt, comme le formule l’ethnologue Christian Bromberger, «une partie essentielle qui condense et théâtralise des valeurs fondamentales». Dans un long article du Monde diplomatique paru en 1998, le chercheur précisait:
«Dans sa forme actuelle d’organisation, le football offre –des championnats corporatifs et régionaux à la Coupe du monde– un terrain privilégié à l’affirmation des identités collectives et des antagonismes locaux ou régionaux. […] Le football s’offre [aussi] comme une riche variation sur la fortune ici-bas. Si, sur le chemin du but, il faut conjuguer le mérite et la chance, il faut aussi parfois s’aider de la tricherie, le simulacre et la duperie mis en œuvre à bon escient se révélant ici, plus que dans d’autres sports, d’utiles adjuvants. A ces multiples leçons de friponnerie –un moyen, parmi d’autres, de s’en sortir–, la figure noire de l’arbitre oppose les rigueurs de la loi. Mais, comme la plupart des sanctions punissent des fautes intentionnelles (dont l’intentionnalité est précisément délicate à établir: la main était-elle volontaire ou involontaire, le tacle régulier ou irrégulier?), le match se prête à un débat dramatisé sur la légitimité et l’arbitraire d’une justice imparfaite.»
Découvrir l'injusticeC’est ainsi à travers un match de foot (un des plus beaux de tous les temps) que Philippe a compris cette imperfection de la justice.
Il était tout jeune homme. Il avait depuis toujours en partage, avec son père et son grand-père, une passion pour ce sport. Les discussions sur le sujet, les compétitions regardées ensemble, tissaient en partie l’amour qu’ils se portaient les uns aux autres.
La passion était si forte, dans cette famille, qu’elle comprenait le passé douloureux du grand-père: deux guerres mondiales à son actif. Toute la haine anti-«Boches» dans ses veines, ses souvenirs d’obus et de résistant. Puisque, comme chacun sait, le sport est une manière de continuer la guerre par d’autres moyens, le grand-père la continuait, à chaque match France-Allemagne.
Mais la germanophobie se transmettant moins bien que la passion sportive, le jour où Philippe, adolescent, rencontre une correspondante allemande, il faut bien apaiser les passions. Le grand-père aimant Philippe plus qu’il ne déteste les Allemands, le passé doit se taire…
La responsabilité du sortC’était compter sans cette soirée fatale de juillet 1982. Cette nuit-là, Philippe allait comprendre l’injustice. Le passé anti-allemand de son grand-père allait se lier inextricablement à l’amour du foot de la famille.
«Dans des sociétés où chacun, individu ou collectivité, est appelé au succès», écrit Bromberger, «l’échec et l’infortune ne sont psychologiquement tolérables que si la malignité des autres, l’injustice ou le destin en portent la responsabilité. A un ordre irrécusable fondé sur le pur mérite, le football oppose le recours du soupçon et d’une incertitude essentielle. Qu’en serait-il d’une société ou d’un monde entièrement transparents, où chacun aurait la certitude rationnelle d’occuper, à juste titre, son rang?» Et il en va des pays comme des conflits, comme des hommes.
Cette histoire est signée Alexandre Mognol, réalisée par Charles Trahan.
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