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Plaidoyer pour les atypies sexuelles

Un texte court, drôle, documenté et engagé pour revoir nos a priori sur la différence des sexes.

<a href="http://bit.ly/1mCusOH">Sex statue in Thirumayam temple </a>/ Ravindraboopathi via <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.en">WikimediaCC</a>
Sex statue in Thirumayam temple / Ravindraboopathi via WikimediaCC

Temps de lecture: 4 minutes

Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femme ne sont pas suffisants. Anne Fausto-Sterling


Comment cet essai publié en 1993 dans la revue The Sciences aux Etats-Unis est-il parvenu entre mes mains de psychologue et pourquoi? À cause de mes préjugés, tout simplement!

C’est au cours d’un groupe de travail et de réflexion sur la question queer et la psychanalyse, que je me suis entendue dire qu’évidemment, d’un point de vue anatomique, il n’y avait que deux sexes: mâle et femelle. Et quelle n’a pas été ma surprise d’apprendre que je me trompais, qu’un tel binarisme anatomique n’était pas si évident! Pour en savoir plus, je n’avais qu’à m’intéresser aux travaux d’Anne Fausto-Sterling, une biologiste et historienne des idées américaine. Je me suis alors empressée d’aller à la rencontre de son manifeste Les cinq sexes, Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, récemment publié chez Payot.

Fausto-Sterling y explique que, d’un point de vue strictement biologique, il existe de nombreuses gradations entre la femelle et le mâle et que, à l’intérieur d’un tel spectre, il y aurait au moins cinq sexes. Tout ce qui se trouve entre les deux extrêmes mâle et femelle reçoit cependant dans les manuels de médecine la dénomination «d’intersexuation».

Son texte est rafraichissant. Il fut publié avec une visée aussi politique que provocatrice. Il entraîna des conséquences concrètes: c’est après cette lecture que Cheryl Chase décida de créer l’INSA, la Société des intersexes d’Amérique du Nord.

Mais peut-être est-il nécessaire de resituer quels sont ces autres trois sexes que la plupart d’entre nous méconnait? Ce sont les hermaphrodites. Il y en aurait de trois types : les hermaphrodites véritables (herms), qui possèdent un testicule et un ovaire, les pseudo-hermaphrodites féminins (ferms) qui possèdent des ovaires, quelques aspects de l’appareil génital masculin mais pas de testicules, et les pseudo-hermaphrofites masculins (merms) qui possèdent des testicules, quelques aspects de l’appareil génital féminin mais pas d’ovaires. Au sein de ces catégories, il y aurait d’importantes variations. Ces trois nouvelles catégories viennent donc s’ajouter aux mâles et aux femelles. L’auteure précise que le pourcentage des sujets dits hermaphrodites est loin d’être dérisoire: 4% de l’humanité. Du coup, pour ne plus exclure personne, elle propose un continuum des sexes à la place d’un binarisme femelle-mâle.

Fausto-Sterling n’écrit pas pour le simple plaisir d’affirmer une vérité scientifique capable de bouleverser la représentation du monde. Mais elle s’efforce de changer quelque chose au sort réservé aux personnes nées avec une anatomie hors norme. Il faut savoir qu’aujourd’hui encore, ces personnes sont souvent soumises, dès la naissance, à de lourdes opérations chirurgicales qui visent la réassignation d’une anatomie plus conforme à la norme, à savoir: soit mâle, soit femelle. Or ce genre d’intervention n’est pas sans conséquence: ce qui est mutilé, c’est, par exemple, une partie du corps qui aurait pu être susceptible d’apporter une jouissance sexuelle.

Anne Fausto-Sterling tire donc la sonnette d’alarme: ne sommes nous pas en train de mutiler le corps de sujets qui pourraient s’en sortir autrement, par une voie plus «thérapeutique» et non «chirurgicale»? Bref, ses recherches envisagent une alternative à la violence de faire entrer le sujet dans la norme à coups de bistouri.

La sincérité avec laquelle cette biologiste investit ses recherches est séduisante. Ainsi est-elle revenue sur son texte en 2000, en rédigeant Les cinq sexes revisités qui est maintenant disponible en français dans le même petit ouvrage. Elle y corrige le pourcentage d’hermaphrodites recensé et le fait passer de 4 % à 1,7%. Elle évoque le plaisir qu’elle a éprouvé devant certaines conséquences positives sur un plan social de son petit «manifeste», pour le moins provocateur (elle pense notamment à la création de l’INSA).

En outre, elle explique que la psychologue Suzanne J. Kessler refusa d’intégrer ses «cinq sexes» dans son livre Lessons from the Intersexed. Fausto-Sterling nous retranscrit la réponse de Kessler: «La proposition de Fausto-Sterling a ses limites, car elle confère toujours un statut prépondérant aux organes génitaux, alors que, dans la vie quotidienne, les attributions de genre se font sans une inspection préalable de cette partie du corps. […] Ce qui a la plus grande importance, c’est le genre adopté par la personne, sans rapport avec ce qui se trouve réellement sous ses vêtements.»  Fausto-Sterling poursuit dans son Cinq sexes revisités: «Aujourd’hui je suis d’accord avec Kessler».

Pour ma part, il est difficile d’être convaincue par l’existence des cinq sexes ou encore par un continuum de sexes à la place du binarisme sexuel anatomique. Pourtant, ce 1,7% de sujets naissant dans des corps où la détermination sexuelle n’est ni mâle ni femelle existe bel et bien. Peut-on appeler cela une erreur de développement sexuel de l’embryon? Peut-être. Mais sans doute vaut-il mieux appeler cela un développement sexuel atypique de l’embryon; le terme «atypie» ayant moins de chances de provoquer des dérives idéologiques douteuses?

En tous cas, nous ne devons pas mélanger les concepts. Une erreur, une atypie de développement n’est pas une erreur de sujet. Elle ne signifie jamais qu’un sujet n’aurait pas dû être. Tout sujet a sa raison d’être, indépendamment de son anatomie. De mon point de vue, le sujet est indépendant de son anatomie, même si celle-ci peut influencer sa subjectivité. Et un monde sans atypie, où tout fœtus en proie à ces «erreurs» serait susceptible d’être éliminé par des diagnostics prénataux, un monde où l’on corrige ces soi-disant «erreurs» du développement, où l’on refuse ces «malformations» n’a aucune raison d’être.

Mais revenons au genre. Fausto-Sterling, conclut son Cinq sexes revisités par des mots qui auraient aussi pu être énoncés par quelqu’un du champ de la psychanalyse: «Il existe et existera toujours des personnes extrêmement masculines. Simplement certaines sont des femmes. Et dans mon entourage, certaines personnes des plus féminines sont bel et bien des hommes.»

Dans son texte de 1993, l’anatomie et le genre restaient encore trop englués l’un dans l’autre. Le support anatomique avait alors toute son importance pour Fausto Sterling, d’où la description des multiples possibilités de sexuation anatomique entre les deux extrêmes polarisées par mâle et femelle. Presque dix ans plus tard, elle accepte la critique faite par Kessler. Et nous aussi, nous concluons avec elle que, finalement, le genre qu’un sujet adopte est indépendant de l’anatomie qui le supporte. Il n’y a pas de raison pour que sexe et genre aient une relation de cause à effet. Ou, pour le dire avec ses mots: «le sexe et le genre [sont] différents points dans un espace multidimensionnel.»

Cette conceptualisation est tout aussi contre-intuitive que celle qui proclame cinq sexes, mais elle est, à mon sens, beaucoup plus juste car, en tant que psychanalystes, nous savons très bien que le mode de jouir est toujours hors norme et indépendant de l’anatomie en question.

Flavia Hofstetter

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