Culture

La joie en marche

Trois récits de voyages témoignent de la force de l'expérience de l'itinérance pédestre sous toutes ses formes.

<a href="http://bit.ly/1n5BsmD">Alta via meranese 2005-05</a> / Domaine Public via Wikimedia Commons <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/">CC</a>
Alta via meranese 2005-05 / Domaine Public via Wikimedia Commons CC

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Dans le flot des publications immédiates, centrées sur l’actualité la plus brûlante, il est souvent malaisé de prendre du recul, de la hauteur et de défier le rythme effréné du temps. «Les événements ne sont que l’écume des choses, ce qui m’intéresse, c’est la mer», écrivait Paul Valéry. Et si le vrai luxe de notre civilisation consumériste résidait dans l’évasion et dans l’ascétisme de la marche au long cours?

C’est bien selon cette belle idée simple et féconde que trois récits, documentés et vécus, viennent d’être publiés presque simultanément, de manière plus ou moins surprenante, témoignant sans doute d’un signe de notre temps.

Le premier d’entre eux est sans aucun doute le plus sportivement ambitieux, de la plume d’un « alpiniste professionnel » (oxymoron s’il en est), puisque Le Tour de la France, exactement (publié chez Stock en 2014) de Lionel Daudet constitue rien de moins que le journal de bord d’un incroyable voyage sans moyens motorisés que l’auteur, très expérimenté voyageur des cimes, a réalisé du 10 août 2011 au 15 novembre 2012 le long du tracé précis de nos frontières hexagonales, du sommet du mont Blanc jusqu’au même point, 15 mois plus tard, en passant par le lac Léman, le Jura, le Rhin, les Ardennes, le littoral de la mer du Nord au Pays basque, les Pyrénées (traversées intégralement), la côte méditerranéenne et la Corse, ainsi que, pour finir, la remontée des Alpes dans le froid de l’automne… Une épopée – surnommée « Dodtour » par l’auteur – d’une longueur phénoménale, marquée par bien peu de pauses, mais pas toujours effectuée (fort heureusement pourrait-on dire) en solitaire, Lionel Daudet ayant été rejoint à plusieurs de ses étapes par des amis qui bénéficiaient de temps et de beaucoup de volonté pour l’accompagner, à pied, en grimpant ou en marchant, ainsi qu’en canoë-kayak (notamment sur la ligne qui partage la frontière entre la France et la Suisse au milieu du lac Léman), en voilier ou à vélo ! Ce parcours, qui est déjà un exploit en soi, a été réalisé par un homme mutilé de huit orteils (perdus il y a quelques années lors d’une ascension très difficile de la face nord du Cervin en hivernale), qui, tel un défi lancé autant à lui-même qu’à ses semblables, ne fait que rarement état de ses souffrances et de ses fatigues.

Réviser la géographie et les frontières

Le texte en lui-même est dynamique et donne autant de détails des différentes étapes qu’il apporte des indications sur le ressenti du voyageur, loin des siens mais y pensant toujours, malgré l’effort et la poursuite de cet objectif a priori insensé. Ce voyage inédit – on peut penser d’ailleurs qu’il le restera longtemps – est en effet constitué par la bagatelle de 3000 kilomètres terrestres (ces fameuses « frontières naturelles » qui ont fait le lit des esprits nationalistes) faits d’arêtes herbeuses, rocheuses et neigeuses, de forêts, de rivières et de fleuves (le Rhin, en particulier, fleuve-frontière par excellence), mais également de 6000 kilomètres de littoral (nos « vraies » frontières naturelles pourrait-on dire), qu’il s’agisse de côtes rocheuses déchiquetées comme en Bretagne, dans les Calanques marseillaises ou en Corse, ou des larges plages sablonneuses de Normandie, de Vendée ou des Landes…Au fil de ce tracé au peigne fin, l’on se prend au jeu de réviser la géographie française (grâce en particulier aux cartes assez précises de chacune des grandes portions du parcours, formant chacun des chapitres du récit) et de connaître plus intimement, presque de manière charnelle, grâce au texte du journal de voyage, les contours d’un pays qui a tendance à oublier que les frontières physiques existent. Précisément, dans un épilogue qui propose « un certain regard » sur la signification d’un tel périple, Lionel Daudet considère, alors que la liberté du voyageur s’exprime le plus parfaitement dans sa capacité à se jouer des frontières, que « la diversité existe parce que les frontières existent » (p. 294.). À califourchon sur le fil des frontières hexagonales, les pensées de Lionel Daudet, après l’effort et la concentration, renvoient à notre passé – les frontières terrestres formant les cicatrices des guerres et des annexions/amputations –, à notre présent, offrant un regard éclairant sur la réalité du pays – « la France des confins n’est pas ce qui a été appelé la France du vide : des gens vivent dans cette frange, agricole et/ou de moins en moins industrielle » (pp. 296-297.) – mais également à notre futur, qui est celui de partager toujours et de plus en plus avec nos voisins, comme le remarque très justement l’auteur : « telle que je l’ai éprouvée, la frontière rassemble et tisse des liens » (p. 299.). On le voit : au-delà d’un défi sportif et d’une odyssée idéale se profile une aventure humaine, constituée de rencontres et de témoignages instructifs.

Dans le cas de l’historien et universitaire Antoine de Baecque, professeur à l’Université de Nanterre parti dans les Alpes pour un mois sabbatique en septembre 2009, la marche est davantage une manière de remonter le temps, de cheminer dans le passé d’une montagne au cœur des contacts de civilisation et des activités humaines. La traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée (essai publié chez Gallimard en 2014), qui découle de son expérience, peut ainsi être lue de deux manières bien distinctes mais complémentaires : à la fois un récit de marche – bien plus modeste dans l’effort, en comparaison avec celui de Lionel Daudet, et également bien moins ambitieux dans le projet, consistant à suivre le sentier du GR5 pendant un mois, du Léman à la Côte d’Azur (en passant par les massifs du Chablais, du mont Blanc, du Beaufortain, de la Vanoise, des Cerces, du Queyras, de l’Ubaye et du Mercantour) – mais, aussi, et c’est sans doute la lecture qui nous a paru la plus intéressante, une mise en perspective historique de la randonnée alpine à travers les âges et les usages.

Ainsi, Antoine de Baecque s’attarde longuement, de manière documentée[1] et passionnée, sur quelques figures alpines oubliées et sur les strates multiséculaires laissées par les circulations alpines passées. Le géographe Raoul Blanchard, fondateur de l’Institut de géographie alpine de l’Université de Grenoble et directeur, jusqu’à sa mort en 1965, de la Revue de géographie alpine, fait par exemple l’objet d’un beau portrait, dans lequel il est montré à quel point ses « excursions de terrain » (que l’on nommerait aujourd’hui randonnées) à travers la chaîne alpine lui ont permis de nourrir au fil des décennies une érudition scientifique sans doute sans comparaison au sujet d’une chaîne de montagne si essentielle dans les contacts européens. Antoine de Baecque, entre deux étapes de sa traversée des Alpes racontée au jour le jour, revient également sur les différents emplois des sentiers alpins (anciennement muletiers, avant de devenir à usage sportif) à travers les époques historiques (transhumance, commerce, contrebande, pèlerinage, opérations militaires…), démontrant avec force en quel sens ces circulations alpines révèlent un patrimoine historique riche et vivant. De manière plus contemporaine, l’historien du cinéma devenu historien-randonneur solitaire pour un mois (650 km, 30 000 m de dénivelée positive et sept à neuf heures de marche quotidienne, il est d'ailleurs dommage qu'aucune carte n'illustre ce récit de parcours) se plaît aussi à « historiciser » l’usage sportif de la marche en montagne en retraçant, parallèlement à son récit quotidien, les grandes étapes et les acteurs (Jean Loiseau, Roger Beaumont, Marc de Seyssel, Philippe Lamour) de la création, de l’aménagement et du balisage des sentiers alpins de grande randonnée, celui du GR5 (appelé « Grande traversée des Alpes » depuis les années 70) en particulier. S'inspirant également du géographe et anarchiste Elisée Reclus, auteur en 1880 d'Histoire d'une montagne[2], de Baecque écrit : « c'est en randonnant qu'on comprend une montagne, son histoire physique, son évolution géologique, son peuplement végétal, animal ou humain. C'est en marchant qu'on fait cette histoire, qu'on la rencontre physiquement, qu'on devient historien » (p. 337.).

L'Histoire par la marche

C’est donc bien une forme d’histoire expérimentale qu’Antoine de Baecque cherche à faire naître de sa traversée alpine, en voulant vivre par son propre corps le cheminement d’une montagne qui, malgré son éloignement et son parcours éprouvant, apprend à la fois sur lui et sur les hommes qui l’ont précédé dans cet itinéraire. Comme chez Lionel Daudet, mais d’une manière plus érudite et plus calculée, le texte d’Antoine de Baecque, par l’expérience de la marche et de la prise de hauteur face aux enjeux quotidiens de l’existence, aboutit ainsi à une réflexion sur la capacité de l’exercice physique solitaire d’endurance à créer une plénitude mentale, propice à l’introspection créatrice, permettant de remettre les choses matérielles et de l’esprit à leur juste place. Comme l’explique l’historien-randonneur, s’inspirant de Frédéric Gros[3], « marcher met en action un système de connaissance à travers le rythme cadencé du pas-à-pas, une technique respiratoire, un effort d’endurance physique. Cela représente un engagement à comprendre le monde extérieur et intérieur. Le rapprochement entre la marche et la pensée réside d’ailleurs dans la nature même des mots et des expériences consacrées : on parle du « cheminement d’une pensée », de « démarches spéculatives », chaque méditation est un parcours, tout comme chez des philosophes tels Rousseau ou Nietzsche, on l’a dit, la marche est une invitation, presque une condition de la pensée. » (p. 24.).

Le livre d’Axel Kahn Pensées en chemin. Ma France, des Ardennes au Pays basque (Stock, 2014.) ne saurait mieux illustrer ces derniers propos. Pour aller à rencontre de son pays, mais aussi pour laisser libre cours à sa réflexion sur son destin, le généticien et humaniste engagé a en effet décidé de partir le 8 mai 2013 pour une longue marche solitaire qui l’a mené de Givet, dans les Ardennes, à la frontière belge, jusqu’à Ascain, près de Saint-Jean-de-Luz, environ trois mois plus tard, le 1er août, après avoir parcouru à pied et sans renfort motorisé (à quelques rares exceptions près) une sorte de « diagonale du vide » – selon l’ expression par trop abstraite de certains géographes – qui transperce la France à travers la Champagne, la Bourgogne, le Massif central et le Sud-Ouest, régions qui sont particulièrement chères à l'auteur.

Tout comme le récit d’Antoine de Baecque, celui d’Axel Kahn, écrit d’une plume alerte et plus réfléchie – et donc, moins spontanée également – que celle de Lionel Daudet, s’apparente parfois à une leçon d’histoire sur notre patrimoine et notre mémoire nationale (en particulier lorsqu’il traverse les champs de batailles de la Grande Guerre). Mais son regard fait à vrai dire davantage penser à celui d’un sociologue car son long itinéraire buissonnier, selon son expression, est à la fois très personnel et subjectif, tout en visant une réflexion et un témoignage d’intérêt plus général sur l’état de la France, à travers ses régions rurales désertifiées, souvent pauvres, terres perdues de cette mondialisation qui ne profite qu’aux métropoles qu’elle enfante.

Sa vision du monde et de la société ne quitte pas le marcheur solitaire, malgré l’effort et la fatigue. Au contraire, comme chez Lionel Daudet et Antoine de Baecque, l’itinérance d’Axel Kahn se mêle au cheminement de sa réflexion, qui se veut ici très politique, le généticien humaniste considérant notamment que les territoires ruraux qu’il parcourt risquent de connaître une véritable sécession avec le système politique central, qui ne cesse de les décevoir, voire de les abandonner. Comme le confie l'ancien candidat PS aux élections législatives de 2012 dans la deuxième circonscription de Paris, « il ne m’a fallu que quelques heures début mai pour que se dissipe ma relative dépendance aux nouvelles et potins du monde et de France, sous l’effet d’une inappétence manifeste et d’une impression générale d’absurdité de la grande majorité des événements à propos desquels le personnel politique se déchire. […] Sur un plan national, je suis attentif aux élections partielles qui témoignent toutes d’un effondrement du Parti socialiste, d’une très faible progression de la droite traditionnelle et d’une impressionnante percée de l’extrême droite nationaliste. Ce sont en effet là des tendances en phase avec ce que, jour après jour, j’observe dans la France rurale et que je propose de désigner par le terme de « sécession ». J’appelle ainsi la rupture d’une partie de la population avec la vie politique ordinaire, l’apparente rationalité de son discours et de ceux qui le tiennent. » (pp.155-156.).

Regards sur la France d'aujourd'hui

A travers ses observations, ses rencontres, ses anecdotes et ses témoignages, le récit-journal d’Axel Kahn révèle enfin son amour pour le pays qui est le sien. Malgré ses difficultés et son avenir incertain, le marcheur solitaire a en effet l’impression d’épouser littéralement la France d’aujourd’hui, celle dont selon lui on n’entend jamais parler, sans céder cependant à une vision étroite du patriotisme : « le mot est dit, je suis fier d’être français, aimerais être fier d’être européen, et, si j’étais d’un autre pays, j’en serais fier aussi. Une nation que l’on aime et dont on est fier, on veut la comprendre mieux et en parler, en accroître les attraits et les vanter ; c’est ce que je tente de faire. On a le désir et le plaisir de la faire connaître et apprécier des autres, de les y accueillir » (p. 159.). Sans doute le sens de sa (dé)marche est-elle à trouver dans ce regard à la fois passionné et inquiet sur un pays que l’on n'a jamais fini de découvrir et d’arpenter par monts et par vaux.

Ainsi ces trois récits ouvrent-ils autant le chemin de la réflexion personnelle qu’un regard sur le territoire national parcouru. C’est peut-être en marchant vers « ces chemins qui ne mènent nulle part » que la pensée des trois auteurs a su trouver un sens, c’est-à-dire une direction et un cheminement qui, rétrospectivement, paraissent presque évidents de simplicité et de vérité.

Damien Augias

[1] Même si certaines erreurs factuelles ont pu être notées. Ainsi, le Mont Thabor (3178 m) n'est pas le plus haut sommet du massif des Cerces (p. 206), il s'agit en réalité du Grand Galibier (3228 m). Par ailleurs, les semelles Vibram n'ont pas été inventées par Vittorio Vibrami (p. 398) mais par l'alpiniste italien Vitale Bramani ! ; Retourner au texte

[2] réédition Gollion, collection « In folio », 2011 ; Retourner au texte

[3] Marcher, une philosophie, Carnets Nord, 2009 ; Retourner au texte


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