Culture

L'oeuvre désoeuvrée?

En formulant sa question en termes d’essence, Lilliana Albertazzi cherche à dresser l’œuvre d’art en rempart contre les lieux communs de l’époque, et à discriminer les oeuvres entre elles.

<a href="http://bit.ly/1nIZktl">La FIAC 2011 au jardin des Tuileries</a> / Jean Pierre Dalbera via Flickr <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">CC</a>
La FIAC 2011 au jardin des Tuileries / Jean Pierre Dalbera via Flickr CC

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Qu'est-ce que l'oeuvre aujourd'hui? Lilliana Albertazzi

N'est-ce pas Roland Barthes qui, dans un texte de l’année 1971 («De l’œuvre au texte»), remarquait «la mutation de la notion d’œuvre» en cours dans les textes récents? Il se proposait alors de faire glisser les catégories lui correspondant dans de nouveaux objets. Il récapitulait là ce que Mallarmé, les avant-gardes héroïques, et la musique du XXe siècle exprimaient. Dans le même temps, Michel Foucault, dans une conférence, s’interrogeait sur les termes suivants: «le mot «œuvre» et l’unité qu’il désigne sont probablement aussi problématiques que l’individualité de l’auteur»[1].

En abordant cet ouvrage de Liliana Albertazzi, on pouvait se demander dans quelle direction elle allait nous conduire, en restaurant une formulation (le titre de l’ouvrage) en termes d’essence. Chacun sachant bien que les arts contemporains ne se font pas particulièrement les défenseurs de la notion d’œuvre. Chacun sachant non moins que la philosophie contemporaine n’a plus guère d’attirance pour la perspective de l’essence. Allait-on, par là, regretter la «disparition» de l’œuvre? Et de quelle «œuvre»? Donc de quelle conception de l’œuvre? Ou allait-on être entraîné à un propos discriminant, jaugeant les oeuvres contemporaines à partir d’une définition de l’essence de l’œuvre?

Ce n’est pas tout. Car, Liliana Albertazzi, professeure d’esthétique attachée à la Direction des Arts plastiques, a plus d’ambition encore. Il faut, à ce propos, saluer son effort pour énoncer clairement, philosophiquement, la pertinence de l’art moderne et contemporain, en général, et de la notion d’œuvre, en particulier. On remarque, d’ailleurs, que cet effort semble être une caractéristique de l’époque, alors que la vieille «querelle de l’art contemporain» - à propos de laquelle l’auteure réfère aux ouvrages de Marc Jimenez - a largement diminué sa prégnance. Comme si un certain type de philosophie persistait à croire pouvoir arriver, ou vouloir arriver après la bataille pour tenter d’en récolter les fruits - et encore avons-nous évité la «chouette de Minerve»!

Néanmoins, le pôle de référence philosophique, qui a été longtemps Foucault, se trouve être, dans cet ouvrage, la philosophie de François Jullien. Ce qui oblige à se poser deux questions: pourquoi la philosophie doit-elle toujours regarder l’art contemporain à travers les yeux d’un philosophe "célèbre" (nous ne parlons pas du philosophe qui énonce ce qu’il pense, mais des commentateurs qui ont besoin de s’inféoder aux propos d’un philosophe)? Comment se fixent les choix, et comment s’opère l’articulation avec les œuvres? Deux questions que le lecteur tranchera comme il l’entend.

Pour en revenir à François Jullien, il est engagé dans cet ouvrage par trois fois. Au titre d’une préface: un texte dans lequel il expose quelques évidences de l’époque: la nouvelle dialectique entre l’artiste et le public, la dissolution du partage actif-passif (artiste-public), la fin de la représentation dans la performance, la réception devenue œuvre, le rapport entre l’œuvre et l’événementiel, la question de la participation... Puis au titre de ses travaux portant notamment sur la notion de cohérence: en référant à ses ouvrages, l’auteure de l’ouvrage insiste fortement sur la distinction entre cohérence et sens. Il existe des cohérences dans lesquelles la forme non homogène est l’indice d’un contenu disloqué, dérogeant par là-même au sens immédiat que le public s’était habitué à lui donner. Enfin, et c’est un peu moins évident à entendre, au titre d’un terrain de partage avec Theodor Wesendung Adorno (l’approche de la question du négatif), et globalement avec l’Ecole de Francfort (avancée aussi comme support philosophique de la démarche de l’auteure).

Forte de ces travaux et références, l’auteure rappelle quelle était la condition de l’œuvre d’art classique, son essence en somme: la cohérence formelle et visible, avec organicité de l’œuvre, c’est-à-dire une œuvre dont les parties doivent se correspondre entre elles et en même temps constituer le tout. L’auteure ajoute ceci, qui demeure important historiquement: «l’œuvre classique reprenait à son compte ce qui, depuis les Grecs, représentait l’ordre du monde». En revanche, avec le début du XXe siècle, cette question, en tout cas, dans ces termes, a un parfum d’anachronisme.

Un anachronisme qui pourrait sans doute avoir de l’efficacité. Ce que ne vérifie pas la lecture de l’ouvrage, qui persiste à vouloir maintenir la notion d’œuvre comprise comme aune à laquelle mesurer les travaux du présent. Est-ce que l’auteur n’y confond pas la cohérence de l’œuvre et la cohérence de la démarche de l’artiste (l’œuvre en un autre sens !)? Le soupçon en vient par deux fois, au cours de la lecture de l’ouvrage. Une première fois, lorsque l’auteure s’inquiète de la notion d’art - dont elle réfère la théorie à Peter Bürger, en oubliant un peu le joli mot de Honoré de Balzac selon lequel les œuvres sont «désormais enrôlées dans la bannière de l’art». Son exploration est vraiment particulièrement rapide, pour ne pas dire, un peu rapidement tournée vers les seuls éléments dont elle a besoin pour sa démonstration. Et une seconde fois, lorsqu’elle aborde la notion de spectacle, qui, sur toute la page 37, se trouve confondue avec le «spectaculaire», par un simple glissement de mot! 

L'art comme résistance?

Pour faire valoir à nouveau la notion d’œuvre, et lui offrir un rôle de «résistance» - encore faudrait-il vraiment savoir de résistance à quoi? On a le même problème ici que celui qui traverse les ouvrages de Véronique Bergen - il faut sans doute plus d’arguments que la seule succession des philosophes classiques (Spinoza en tête) ou contemporains qui servent d’appui, ou la seule succession d’objets de résistance contingents. Surtout pour déboucher sur une affirmation aussi simple que: résistance à «la banale réalité surmédiatisée et (par) les «réalités-fictions», deux faux reflets de la non moins fausse «identité du soi»»! Mais admettons donc, pour comprendre le propos de l’auteure. Et elle de poursuivre: «nous comprenons que l’art, dont le dessein est de forger les possibles d’une altérité doit opposer une force de résistance de plus en plus importante». Avec deux exemples «exemplaires» à la clef: Jean Nouvel (la fondation Cartier), et Alain Cavalier. Et sans doute un troisième, mais qui mériterait plus de discussion: Jochen Gerz et le monument contre le fascisme, à Hambourg, ou le monument contre le racisme de Sarrebruck.

L’ouvrage présente alors une sorte de catalogue des objets de résistance nécessaire: résistance contre le goût commun, résistance contre l’institution, contre les lois du marché et la marchandisation, contre la reproductibilité technique,.. Mais peu de théorisation de ces objets. La liste pourrait s’allonger ou être raccourcie. Et peu de liens entre eux. Au demeurant, les œuvres citées dans ces pages sont tout à fait pertinentes de quelque chose qui se joue dans les pratiques de l’art de notre époque, mais qui n’est pas toujours la «résistance». La question pourtant n’est pas là. Elle se trouve plutôt dans le geste par lequel la philosophe apporte ainsi, en fin de parcours, aux artistes qui (peut-être) l’attendent, le concept qui synthétise leurs démarches: résistance; et un concept qui est moins étudié dans son rapport à notre époque qu’il n’est repris à l’Ecole de Francfort.

L’un des points les plus développés (en 5 pages) est celui du rapport à la pluralité culturelle[2]. L’auteure a raison de reprendre cette question. Cependant, elle l’enferme (encore!, c’était déjà le grand classique des années 1980-1890) dans l’opposition entre l’art et la culture - «la nature prospective de l’art, qui la distingue de la culture»! Et elle se contente de la saisir au travers de l’exposition célèbre de la Documenta XI.

Vient enfin toute une série d’autres objets de «résistance»: Internet, la mondialisation, la médiatisation, la mutation de l’artiste en entrepreneur, etc. Lorsqu’elle a à s’arrêter sur la question du spectateur, on s’aperçoit vite que la question est entièrement conçue à partir de l’ouvrage de Michael Fried - ce qui n’est pas inquiétant en soi, ce qu’il l’est plus, c’est l’exclusivité. Le spectateur est lui aussi enrôlé dans cette «résistance», au titre, on y revient, de l’opposition entre art et culture: «L’activité du spectateur atteste de la visibilité d’une processualité, d’une cohérence négative, faisant obstacle à l’inertie culturelle, consensuelle et uniformisant la résignation sociale».

Il convient de préciser pourtant que cet ouvrage s’ouvrait par un bel exposé des questions soulevées par la représentation de la pièce Eraritjaritjaka, musée de phrases, mise en scène par Heiner Goebbels, au Théâtre de l’Odéon en 2004. Ce point de départ ouvrait, nous semble-t-il, bien d’autres pistes que le seul programme de cet ouvrage: la sauvegarde de la cohérence de l’œuvre de nos jours, la résistance qu’elle oppose à la «culture», le rapport entre œuvre et art, le retrait ou la banalisation du sens, l’éclatement des supports, et la cooptation de l’expérience chez le spectateur! Pour garder une formule synthétique de la démarche de l’auteure: «l’art du XXe siècle a anticipé la déconstruction philosophique engagée contre les totalités closes». Mais de ce propos synthétique, on espérait voir sortir une démarche infiniment plus subtile que celle qui nous est offerte, et qui se contente de dresser le catalogue des points de «résistance» à opposer à «une contemporanéité» un peu réduite à des poncifs. De surcroît, on peut se demander si un tel appel à «la» résistance ne risque pas de finir par nous conduire à quelque nostalgie d’un monde qui, à rebours, ne souffrirait ni du marché, ni des médias, ni de la reproductibilité technique, etc.

En fin de compte la question reste ouverte de savoir comment relier - ce que tente pourtant l’auteure - cette notion de résistance et celle d’émancipation? Mais c’est sans doute la question de départ qui égare: fallait-il vraiment formuler le problème en termes d’essence (qu’est-ce que l’œuvre?). Une telle formulation conduit trop rapidement à la nostalgie et à la discrimination. Néanmoins, l’auteure nous fait plutôt part de ses approbations que de ses dégoûts.

Christian Ruby

[1] «Qu’est-ce qu’un auteur?», 1969, in Dits et écrits, tome 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 795. Retourner au texte

[2] Sans ironie, soulignons que l’ouvrage est publié au milieu des célébrations de l’ancienne exposition de 1989 de Jean-Hubert Martin, «Les magiciens de la terre». Retourner au texte
 

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