Culture

Le concept de «zone grise» selon Primo Levi

Un entretien de 1983 avec Primo Levi (4 ans avant sa mort) qui permet de mieux comprendre la complexité et l’ambivalence de la notion de «zone grise».

<a href="http://bit.ly/1p716ZT">Auschwitz</a> / James Ackerley via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">licensed by</a>
Auschwitz / James Ackerley via Flickr CC licensed by

Temps de lecture: 8 minutes

La zone grise, Primo Levi

«Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
[…] N’oubliez pas que cela fut […]»

Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, p. 9

Primo Levi représente la figure de témoin par excellence, l’incarnation de toutes les voix des déportés. De nombreuses études sont consacrées à ce rescapé d’Auschwitz devenu un grand écrivain: «[…] dans certains récits de Lilith: j’étais devenu un écrivain. Celui qui a écrit Si c’est un homme n’était pas un écrivain […], il n’avait aucune… ni illusion, ni ambitions littéraires de faire un…, de composer un bel ouvrage»[1]. Et cela malgré lui: «Cereja: Vous n’aviez jamais pensé à écrire auparavant ? Levi: Pas sérieusement, pas sérieusement, j’avoue que j’avais écrit un long récit avant d’être fait prisonnier; je l’ai encore, mais il ne vaut rien […]»[1].

L’entretien, intitulé La Zone grise, entre Primo Levi, Anna Bravo et Federico Cereja s’y inscrit en droite lignée. L’ouvrage se distingue de ses prédécesseurs par son caractère hybride: l’entretien «brut»[2] apportant une certaine authenticité et faisant alors état de preuve[3], et les analyses de Ginzburg, Cereja et Bravo l’entourant faisant office de bilan des recherches sur le sujet.

Si on demande à un néophyte en la matière de citer un lieu de la barbarie nazie, il parlera d’Auschwitz, des chambres à gaz, des fours crématoires. Si on demande à cette même personne de citer un témoin, un écrivain, il répondra le plus souvent, machinalement: Primo Levi. Primo Levi, témoin archétypal, comme on parle de «prisme d’Auschwitz»[4]. C’est de «là-bas», d’Auschwitz, qu’est revenu le plus grand nombre de témoins rescapés ou «ex-déportés» (comme est nommé Primo Levi, p. 49). Ils sont à l’origine de la naissance d’une «mémoire» de l’événement. Au retour des camps, les vivants ont tenté de parler au nom des morts pour raconter l’effroyable expérience concentrationnaire qu’ils ont vécu ensemble.

Pour rappel, Primo Levi écrit dès la libération des camps et Si c’est un homme est publié seulement deux ans après, ouvrage autobiographique qui apparaît pour Federico Cereja comme une «véritable encyclopédie des camps» (p. 27). En effet, Primo Levi, comme tous les témoins directs, ont le rôle de «passeurs» de mémoire, porte-parole, d’ailleurs Federico Cereja explique que «Levi est parvenu à incarner véritablement la voix des déportés» (p. 30).

L'écriture comme exutoire

L’écriture apparaît comme une nécessité pour ces témoins directs, leur valeur est testimoniale et testamentaire. Ainsi, Primo Levi, dès son retour des camps, a voulu conter l’horreur, mais aussi pendant sa captivité. Alain Goldschläger le qualifierait alors de «témoin conteur» produisant «[un] récit immédiat d’un témoin qui rapporte l’événement quasiment dans l’instant, sans distanciation physique ou émotive […]. La forme s’apparente souvent d’ailleurs au journal ou au carnet de notes, créant des disjonctions et des sauts narratifs […]. Ce témoin conteur se présente comme un simple porte-parole d’une réalité historique […]»[5].

On comprend que l’écriture a pu être un exutoire pendant la captivité, on pense aux journaux intimes rédigés dans les ghettos[6]. L’écriture se fait alors clandestinement et est un véritable acte de résistance, se réalisant secrètement [7], comme Primo Levi l’évoque dans son œuvre majeure, Si c’est un homme: «Le besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j’avais commencé à l’écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu’il me faudrait les jeter aussitôt car elles m’auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi. Mais j’ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l’espace de quelques mois, tant j’étais travaillé par ces souvenirs»[8].

Dans l’entretien à l’étude, Primo Levi revient sur ce «besoin […] si pressant», ce souvenir au laboratoire: «[…] C’est vrai que j’avais un cahier, mais ces notes ne faisaient pas plus de vingt lignes. J’avais trop peur, il était extrêmement dangereux d’écrire. […] Il ne s’agissait pas de notes, c’était plutôt le désir de prendre des notes, comme j’avais en main le matériel nécessaire, le crayon et le papier, le désir, la volonté de transmettre, de transmettre à ma mère, à ma sœur, à mes proches, cette expérience inhumaine que je vivais là, mais… il n’y a pas eu de notes» (p. 67).

Si Primo Levi avait au départ besoin d’écrire pour extérioriser, c’était une sorte de thérapie: «J’ai eu l’impression que l’acte d’écrire équivalait pour moi à m’étendre sur le divan de Freud»[9]. C’est seulement après qu’il écrivit dans l’optique de «laisser un témoignage»[9], de «transmettre». Ce nouvel entretien apparaît comme un énième rendez-vous avec son passé et ses thérapeutes-auditeurs-lecteurs. Primo Levi a été ce témoin conteur, ce témoin de l’instant décrit par Goldschläger, mais il rejoint également une deuxième distinction émise par le professeur et spécialiste, ce qu’il appelle les «témoins mémorialistes»: «[…] ce témoin est en position de réfléchir sur l’événement, d’en chercher les causes et d’en signaler les effets. Il peut l’analyser, faire appel à d’autres sources de vérification historique, le placer en perspective par rapport à d’autres événements similaires, [etc.].» Ainsi, ce témoin mémorialiste pourrait correspondre au statut de témoin que représente Primo Levi.

En effet, Levi détient cette acuité si singulière et à la fois si prématurée dès Si c’est un homme. Aussi, dans l’entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja, l’appel à d’autres sources est particulièrement notable, Primo Levi a réfléchi sur l’événement et il est un lecteur savant. À plusieurs reprises, il revient sur ses propres ouvrages: «Prenez par exemple l’histoire du retour de Cesare dans La Trêve, celle-ci je l’ai écrite parce que je n’avais pas la [ma ?] permission de l’écrire avant […] l’image que l’on a de soi peut se trouver être pire que celle qui se trouve représentée dans un livre, en tout cas elle est différente» (p. 64); sur les derniers ouvrages ayant suscité son intérêt, du coup de cœur: «Moi j’ai été frappé par les livres de Langbein, surtout par le dernier, Menschen in Auschwitz. Hommes et femmes à Auschwitz» (p. 107), à l’insatisfaction: «Quant à Survivre, je l’ai lu récemment, je l’ai lu sans objectif particulier, et il ne m’en est rien resté, je ne saurais même pas dire… J’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’un très… très mauvais livre, très mauvais, je ne sais pas… des conférences cousues ensemble…» (p. 95);

Il détient aussi une bibliographie importante et n’hésite pas à aider Cereja lorsqu’il est confronté à un «trou de mémoire»: «Cereja: […] Je pense à ce livre, je ne sais plus comment il s’appelle, de Debenedetti, un très beau livre, un tout petit livre sur la rafle du ghetto… Levi: 16 octobre 1943. Cereja: Oui» (p. 96), il y a débat avec ses interviewers (p. 105), et il ose parler de sujet qu’il qualifie lui-même de «brûlant» comme les Sonderkommando en prenant l’exemple de Médecin à Auschwitz, se mettant à leur place et s’interrogeant «Est-ce que j’aurais eu le courage de me suicider si on me l’avait proposé ?» (p. 125-126).

La «zone grise», une notion complexe et ambivalente

Cette prise de recul face à l’événement et cet important travail réflexif a déjà été engagé quarante ans après Auschwitz par Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés. Dans cet ouvrage, il y introduit notamment sa notion complexe de «zone grise», soit sa «réflexion sur la nature de la domination totalitaire […] [où] les thèmes de la «complicité» et de la «responsabilité» sont liés à cette donnée […]» (p. 137), résume Anna Bravo dans sa partie analytique du même nom, fonctionnant comme fil conducteur de son entreprise et faisant donc écho au complément de titre de l’entretien à l’étude. Après avoir assimilé le lager comme un laboratoire, Levi définit cette fameuse «zone grise» de la façon suivante: «[Le] Lager qui (dans sa version soviétique également) peut bien servir de «laboratoire»; la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires en constitue l’ossature, et, en même temps, l’élément le plus inquiétant. C’est une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves»[10].

Si Ginzburg revient sur cette idée d’expérience en guise d’introduction en reprenant un extrait de Si c’est un homme (p. 13), dans l’entretien, Primo Levi revient surtout sur le rapport maître-esclave: «[…] je me souviens que moi, comme mes compagnons juifs dans le camp, je n’ai jamais cessé de m’étonner de cette énorme iniquité. Punir un adversaire politique, le jeter en prison, le mettre dans un camp, c’est cruel, mais c’est rationnel, ça s’est toujours fait, autrefois on vendait bien comme esclaves les prisonniers de guerre. C’est quelque chose qui a toujours existé, c’est très répréhensible, mais on l’a toujours, cela appartient… je crois aussi carrément au monde animal, cela se passe même entre les animaux, les fourmis ont des esclaves, elles font des razzias et prennent des esclaves» (p. 75). Plusieurs éléments se dégagent de cette citation: les points de suspension matérialisant les silences, comme nous l’évoquions précédemment, Anna Bravo et Federico Cereja ont délibérément choisi de les conserver pour «une restitution aussi proche que possible de l’original» (p. 7).

On en revient à l’indicible, terme quelque peu galvaudé, mais tout à fait représentatif de ce type de témoignage. En effet, plusieurs motifs sont (ré)abordés dans cet entretien et fonctionnent comme leitmotiv dans la littérature dite testimoniale: les comportements et rituels:

la nourriture, par exemple:

«[…] quand quelqu’un demandait qu’on lui prête une cuillère, c’était la norme de la lécher avant, on mangeait sa soupe et puis on la léchait bien pour qu’elle soit propre (sourires) et alors seulement on la prêtait au… au postulant», (p. 51);

la hiérarchisation:

«[…] la provenance de classe disparaissait très rapidement et […] c’étaient d’autres facteurs qui prenaient le dessus», (p. 53);

le rôle de la mémoire: la «mémoire artificielle» (p. 61); le statut de partisan communiste (p. 75); du même coup, la résistance:

«J’ai appris bien plus tard qu’à Monowitz aussi il y avait eu une organisation de résistance. Quand j’étais sur place je n’ai eu de soupçons que deux fois. Une fois on a eu un kapo […] il a disparu quelques jours plus tard. Et l’ami communiste m’a dit: ‘Je te l’avais dit. […] un réseau de résistance avait le pouvoir […] de vie ou de mort […] ces gars étaient capables de mettre la main sur les dossiers […] de mettre un autre nom à la place'», (p. 128-131);

la difficulté de la transmission à ses enfants ou aux nouvelles générations en général (p. 79-80), la déshumanisation et la bestialisation de l’être («[…] Notre héritage animal», p. 86), un retour sur le nazisme:

«Il a suffi… qu’il y ait… moi j’ai fini par adhérer vraiment à la conception héroïque de l’histoire, selon laquelle l’homme mauvais, puissant et convaincant, l’incarnation du démon, à savoir Hitler, attire derrière lui le peuple tout entier comme un troupeau. Est-ce qu’il y a une autre explication ? […]» (p. 122-123), etc.

Primo Levi est conscient de ces reprises, et dès le début de l’entretien il tient à le préciser à son auditoire: «[…] Il est clair, je préfère le dire dès maintenant, qu’il se peut que je me répète, que je répète des choses qui apparaissent dans mes livres…» (p. 49). C’est évident que ce principe de remémoration implique des répétitions, il explique lui-même que ses récits nourrissent sa «mémoire artificielle» (p. 61) et de ce fait notre mémoire collective.

Emilie Patrie

[1] Primo Levi, La Zone grise. Entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja, Payot, 2014, p. 66 Retourner au texte

[2] N’ayant subi aucune «adaptation littéraire» comme il en a été question dans la première édition stipule l’«Avertissement» en début d’ouvrage, p. 7 Retourner au texte

[3] «preuve documentaire» comme «qualification véritative» au sens ricœurien du terme, dans Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 2000, p. 227 Retourner au texte

[4] Alban Perrin, historien et coordinateur de formation au Mémorial de la Shoah, dans le séminaire «La Shoah dans la culture occidentale», novembre 2013, texte non publié Retourner au texte

[5] Alain Goldschläger, «La littérature de témoignage de la Shoah. Dire l’indicible. Lire l’incompréhensible», Texte, vol. XIX-XX, 1996, p. 259 Retourner au texte

[6] Rutka,Le Journal de Rutka, Pocket, 2012 Retourner au texte

[7] À Ravensbrück, également, Germaine Tillon a écrit une opérette, Le Verfügbar aux Enfers. Retourner au texte

[8] Primo Levi, Si c’est un homme, «Appendice» ou postface, op. cit. Retourner au texte

[9] Entretien entre Ferdinando Camon et Primo Levi, chapitre 5, «Pourquoi écrivez-vous?», 1987 Retourner au texte

[10] Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, 1989, p. 42 Retourner au texte

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