Culture

«Game of Thrones», un manuel de science politique

La série la plus téléchargée de l'histoire parle avant tout de pouvoir, et convoque les analyses de Norbert Elias, Vilfredo Pareto, Max Weber ou encore Pierre Bourdieu.

<a href="http://www.makinggameofthrones.com/production-diary/2013/4/26/bryan-cogman-has-his-own-dark-dreams-wouldnt-want-to-warg.html">Photo tirée de «Making Game of Thrones»</a>, le blog officiel de la série.
Photo tirée de «Making Game of Thrones», le blog officiel de la série.

Temps de lecture: 8 minutes

Cet article a d'abord été publié sur LaPeniche.net, le journal en ligne des étudiants de Sciences Po. Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur. Attention: le texte qui suit dévoile des éléments de l'intrigue des trois premières saisons de Game of Thrones.

Après une année d’attente, la série à succès Game of Thrones a fait son retour sur les écrans d’HBO dimanche 6 avril à 21h aux Etats-Unis. La sortie de cette quatrième saison de la série la plus téléchargée de tous les temps suscite un réel engouement.

Même Barack Obama est fan: le président américain a obtenu du patron d’HBO Richard Plepler l’autorisation de se faire livrer les épisodes en avance. La fascination généralisée pour cette série pourtant basée sur un triptyque assez basique inceste/mains coupées/morts vivants est un mystère qui résiste à toutes les tentatives d’explication.

Pour ne pas passer à côté d’un pareil succès, la presse internationale a tenté de traiter à tout prix du phénomène Game of Thrones de manière plus ou moins hasardeuse, faisant exploser les compteurs de mon détecteur de bullshit: tandis que Libération s’est fourvoyé dans une comparaison entre les personnages de la série et la vie politique française complètement tirée par les cheveux, The Guardian s’est amusé à dresser un catalogue pas très heuristique de parallèles avec des événements historiques réels.

En réalité, Game of Thrones n’est pas un manuel d’histoire comme Harry Potter peut l’être par certains aspects: c’est un manuel de science politique, qui nous parle du pouvoir, de l’Etat, de Norbert Elias. La preuve en cinq points.

1.  A qui appartient le pouvoir à Westeros?

De prime abord, la conception du pouvoir véhiculée par Game of Thrones semble être extrêmement caricaturale: avoir le pouvoir à Westeros, c’est avoir le «Macht». La violence, la contrainte physique apparaissent comme l’unique fondement du pouvoir politique. Ainsi, les rares scènes où les sujets du roi apparaissent, c’est lors d’émeutes violemment réprimées par la City Watch qui montrent qu’aucune légitimité n’appuie le pouvoir de Joffrey, celui-ci reposant uniquement sur la contrainte physique.

C’est également le message qui est transmis dans un échange entre Cersei Lannister et Lord Baelish au début de la saison 2. Lorsque ce dernier assure à la reine mère que «knowledge is power», elle le fait arrêter par ses gardes qui lui mettent un couteau sous la gorge et lui réplique avec une formule sentencieuse «power is power», qu’on peut comprendre comme «la contrainte physique, c’est le pouvoir».

Les détenteurs du pouvoir à Westeros sont-ils dès lors simplement ceux qui ont le monopole de la violence avec eux? La réalité est plus complexe. Plus qu’une théorie primaire du pouvoir uniquement basée sur la violence, Game of Thrones s’inscrit beaucoup plus en phase avec les théories élitistes. Conformément à l’analyse de Vilfredo Pareto, le pouvoir est détenu par une vaste élite au sens large, une minorité privilégiée, une petite oligarchie qui dispose des ressources politiques et économiques.

Ainsi, dans Game of Thrones, conformément aux analyses de Pareto, l’élite politique n’est pas autonome, mais noyée dans une élite beaucoup plus large, notamment économique. Le cas typique est Tywin Lannister, plus grosse fortune du pays et principal créancier de la couronne qui parvient grâce à ses ressources économiques à diriger de facto le royaume. Lord Baelish est également l’exemple parfait de cette élite à la fois économique et politique: à Westeros, le pouvoir appartient à une petite minorité qui concentre l’essentiel des ressources politiques et économiques.

2.  Joffrey ne sera jamais un monarque absolu 

Avant toute chose, il faut noter que le pouvoir de Joffrey est extrêmement fragile: comme on l’a vu précédemment, le jeune monarque n’a aucune légitimité, aucun fondement sur lequel appuyer un quelconque consentement, ce qui rend sa position très précaire. En clair, les trois types de légitimité de Max Weber permettent de comprendre pourquoi Joffrey est un roi faible.

Joffrey n’a aucune légitimité traditionnelle: deuxième membre d’une dynastie qui a tout récemment pris le pouvoir et fils batârd, il ne peut nullement imposer l’autorité de «l’éternel hier». Joffrey ne peut pas s’appuyer sur «les coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter» décrites par Max Weber. Il n’a aucune légitimité charismatique non plus: trop jeune, trop ridicule, il est nettement moins charismatique son grand-père Tywin Lannister qui n’hésite pas à l’envoyer au lit dans une scène mémorable:

Enfin, Joffrey n’a aucune légitimité légalo-rationnelle, c’est-à-dire le consentement à un ordre rationnel et impersonnel fondé sur des règles abstraites. Plus caractéristique de l’époque moderne, ce type de légitimité wébérien pourrait toutefois être concevable dans le monde médiéval de Game of Thrones.

Joffrey pourrait par exemple asseoir son pouvoir sur un pacte de confiance réciproque avec les différents royaumes et grandes familles de Westeros, une fédération de raison dont il serait à la tête, à l’image en fait du réseau d’alliances qui a permis aux Baratheon de conquérir le royaume. Mais en faisant décapiter Ned Stark, Joffrey rend cette perspective inimaginable et fragilise considérablement son pouvoir: si Joffrey ne sera jamais un monarque absolu, c’est précisément parce qu’il fait tuer le chef de la maison Stark.

Pour Norbert Elias, qui s’est penché sur le «mécanisme absolutiste», si le roi de France parvient à imposer un pouvoir absolu au tournant du 17e siècle, c’est parce qu’il «équilibre la lutte à la corde que se livrent les groupes et forces sociales différents». Le roi devient un monarque absolu lorsqu’il s’affirme comme une centrale de coordination, une figure centrale entre les différents groupes d’intérêts.

En faisant décapiter Ned Stark, Joffrey rompt l’équilibre: il perd toute possibilité de s’élever en figure centrale, d’union, d’équilibre des différents groupes d’influence du royaume. Si Joffrey avait lu Norbert Elias, il aurait su que le roi absolu n’est pas celui qui clive mais celui qui assure la synthèse, celui qui est au-dessus de la mêlée et joue des conflits sociaux en se plaçant en retrait, pas en fonçant tête baissée dans la mêlée.

3.  La série se passe au 15ème siècle, la preuve par Varys et Baelish 

S’il fallait consulter un politiste pour situer chronologiquement l’univers de Game of Thrones, c’est incontestablement (encore) vers Norbert Elias et sa loi du monopole qu’il faudrait se tourner. La loi du monopole qui explique la formation du phénomène étatique établie par l’auteur de La Dynamique de l’Occident trouve en effet dans le monde de Westeros sa parfaite illustration.

Elias, qui s'intéresse à la manière dont l’Etat moderne apparaît, analyse comment à partir du 12e siècle, dans l’ancien royaume franc, un combat entre une multitude de seigneuries territoriales presque complètement indépendantes (oubliez vos leçons de 5e: en 1100, le «roi de France» n’est qu’un petit seigneur dont l’influence ne dépasse guère l’île de la Cité) en libre concurrence mène à l’élimination de la plupart de ces seigneuries et à la formation de monopoles de plus en plus grands. Les combats d’élimination dans l’ancien royaume franc conduisent à la position monopoliste des Capétiens, dont le monopole n’est plus celui d’un seigneur sur un petit territoire privé mais celui d’un roi sur une nettement plus grande unité de domination qui préfigure l’Etat.

Ce monopole capétien sur le territoire de l’ancien royaume franc est assuré à la fin du 15e siècle: c’est Louis XI qui à la fin de son règne, a éliminé l’ensemble de ses rivaux. Les caractéristiques du monopole étatique du royaume de France des Valois à la fin du 15e siècle sont réunies dans Game of Thrones, dont on peut donc situer l’action à cette époque. A Westeros aussi, un monopole plus ou moins solide -semblable à celui de Louis XI- s’est formé.

En retrouve d’ailleurs certains personnages qui sont caractéristiques de cette époque et dont l’existence n’aurait pas été envisageable deux siècles auparavant, sans monopole de taille conséquente. Lord Baelish et Varys ne peuvent pas exister au 12ème siècle, au début des combats d’élimination.

Ils sont en effets les exemples typiques de l’apparition d’une fonction publique en germe, d’une élite administrative, les «oblats» de l’Etat dont parle Bourdieu et qui jouent un rôle phare, privant le roi de disposer totalement de son monopole. Varys et Baelish illustrent parfaitement ce que Norbert Elias appelle «la socialisation du monopole privé»: plus le monopole grandit, moins le seigneur en dispose librement car la gestion de son monopole nécessite l’apparition d’une élite administrative qui prend de plus en plus de pouvoir. Il écrit:

«Ainsi, les recettes du seigneur féodal ne servent plus à financer cours, chasses, habits et cadeaux mais à mesure que le domaine dynastique s’agrandit, la marge de décision du propriétaire du monopole s’est rétrécie et sa dépendance par rapport à ses services administratifs croit».

Varys et Baelish ne diront pas le contraire, surtout le dernier, extrêmement puissant à Port-Réal, mais vous expliquer pourquoi impliquerait de vous spoiler pas mal de saisons.

4.  Une real politik toute puissante

 «Les romans [Game of Thrones] montrent clairement comment la force l'emporte sur le bien et comment l'idéalisme peut être anéanti sur le cruel champ de bataille» expliquait dans le magazine anglophone Foreign Policy la journaliste Alyssa Rosenberg. La série scelle en effet le triomphe de la real politik internationale, des pragmatiques «aux mains prestes et aux nerfs glacés» pour reprendre les mots de Zweig contre des hommes aux idées larges et morales.

Pour tirer son épingle du jeu à Westeros, mieux vaut en effet faire fi de toute considération morale ou idéologique susceptible d’influer sa prise de décision: seule la poursuite rationnelle de l’intérêt personnel ou familial permet de l’emporter, les valeurs et principes moraux n’étant que des freins qui précipitent la chute de ceux qui s’y soumettent.

Tous les protagonistes prisonniers de considérations autres qu’un pur réalisme politique échouent, à l’image de Robb Stark, dont la décision d’exécuter Richard Kastark à la suite de son crime conformément aux valeurs qu’il défend lui coûte la défection de la moitié de son armée. Idem pour la famille Greyjoy et leur rapport sacré à l’ «iron price»: leur refus dogmatique d’élaborer des alliances et de tout obtenir par leurs seuls moyens les empêche d’étendre réellement leur influence.

Enfin, (âmes sensibles aux spoilers, prenez garde) Daenerys Targaryen est elle aussi une illustration parfaite de la défaite de l’idéalisme face au pragmatisme. Dans la saison 4, face à la très mauvaise situation économique de sa ville, elle se retrouve contrainte de rouvrir les arènes de combat entre esclaves qu’elle fustigeait pour des considérations morales.

A l’inverse, le maître de la real politik de Game of Thrones que s’avère être Tywin Lannister est bel et bien le maître du jeu. Patriarche de la plus puissante famille de Westeros et «main du Roi», il n’a que pour seule fin la préservation des intérêts de sa famille, qu’il garantit grâce à un habile système d’alliances pour isoler ses ennemis, à l’image de son alliance avec les Tyrell pour battre Stannis Baratheon.

Remplacez le mot «famille» par «Empire allemand» et vous comprendrez que Tywin Lannister n’est qu’un énième avatar du maître de la real-politik qu’est Bismarck: tous deux partagent un même et unique souci de préserver les intérêts des Lannister pour l’un, de l’Allemagne pour l’autre; une même tendance à élaborer des systèmes d’alliance et un même désir de préserver un certain équilibre des puissances et statu-quo territorial, à l’image de Tywin qui désapprouve complètement la décision de son petit-fils de tuer Ned Stark.

5.  Le triomphe du relativisme 

Ce pragmatisme tout puissant dans les relations internationales, cette défaite totale des idées larges, des valeurs, du sens donné à l’action, se retrouve aussi en politique intérieure. Game of Thrones scelle la victoire la plus totale du relativisme: les protagonistes de la série ne croient pas en une vérité absolue, leur scepticisme est flagrant, tout ne semble être que constructions sociales et illusions. Ainsi, Lord Baelish, prince du relativisme, affirme dans un dialogue phare de la série que les notions de «royaume, d’amour, de dieux» ne sont au fond que des «illusions»:

Nombre d’autres protagonistes partagent cette même conception du monde: les couronnes et titres ne sont que des mythes. «You really think a crown gives you power?» demande ainsi Tywin Lannister à son fils Tyrion.

Les attributs du pouvoir ne sont que des impostures et les fondements sur lesquels ils reposent ne sont que des illusions et mystifications: ainsi, même l’Histoire n’est qu’un mythe, une construction sans valeur ( voir le mensonge des «thousand blades of Aegon’s ennemies» comme le rappelle Lord Baelish dans l’extrait ci-dessus).

Même Varys, qui semble pourtant être l’un des rares à rejeter ce relativisme baelishien et à croire en l’existence d’un bien absolu et de causes justes cède parfois au relativisme ambiant de la série. Il n’hésite pas à affirmer à Tyrion que le «pouvoir ne réside au fond que là où les hommes croient qu’il réside, le pouvoir n’est qu’un tour de passe-passe.» 

Le mal, le bien, l’Histoire, le royaume, le pouvoir ne sont que des mythes, des constructions dans Game of Thrones: tous ceux qui l’oublient sont vaincus, seuls les relativistes l’emportent. C’est peut-être pour ça que l’on aime tant cette série.

Alex Baptiste Joubert

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