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Après le capitalisme: le bien vivre

Jérôme Baschet s'attaque à deux fétiches: l’État et le capitalisme. Il propose des pistes pour passer d'une société de la quantification marchande, à des sociétés du bien-vivre.

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Sky and buildings  / Nicolas Pinel Photography

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Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes | Jérôme Baschet

Avec Adieux au capitalisme, l'historien Jérôme Baschet, déjà auteur d'un des livres de référence sur le mouvement du Chiapas, La Rebellion zapatiste (Champs-Flammarion, 2005.), se donne pour ambition, non seulement de penser une critique du capitalisme, mais également comme le titre l'indique, sa fin. Il ne s'agit pas en effet de se contenter d'aménager ce système –position qu'il dénonce sous le terme de capitulisme-, mais de penser au-delà de cette hégémonie économique, un «bien-vivre».

Jérôme Baschet commence par proposer une analyse de ce qu'il lui semble constituer les aspects marquant du capitalisme depuis la crise des subprimes de 2007. Sans pour autant constituer selon lui la phase terminale du capitalisme, elle indique une atteinte profonde de ce système. Néanmoins la solution ne saurait se situer dans une régulation néo-keynésienne par l'Etat.

En historien, l'auteur estime que l'analyse de la situation suppose de prendre en compte la longue durée. La grande particularité, c'est qu'avec le capitalisme pour «la première fois dans l'Histoire, la société fait de l'intérêt personnel sa valeur cardinale» (p. 29.). Néanmoins, la phase néolibérale du capitalisme correspond à une inflexion qui indique le passage d'une société disciplinaire structurée par les Etats-nations à un capitalisme sécuritaire mondialisé dont l'Etat managérial est l’auxiliaire. Cette expansion du capitalisme s'appuie sur la constitution d'un grand marché mondial. Néanmoins, dans le cadre d'un tel système, la critique ne doit pas se donner pour objectif de libérer le travail, mais de libérer l'activité humaine de la forme travail. Car celle-ci n'est qu'un aspect de la soumission des subjectivités aux normes de la concurrence économique. C'est en particulier dans notre rapport au temps et à l'urgence que cela apparaît le plus marqué. On assiste donc à une domination de la rationalité marchande, à un devenir-marchandise du monde.

La fronde zapatiste

Depuis les années 1990, et en particulier l'insurrection zapatiste de 1994, le néolibéralisme est ébréché. L'auteur revient sur l'histoire de ce mouvement de rébellion et en particulier, il effectue une présentation tout en nuance des institutions mises en place au Chiapas. Contre la forme du gouvernement étatique, les communautés indigènes ont institué l'autonomie avec les  «Conseils de bon gouvernement». Sur un territoire grand comme la Belgique, les décisions sont prises après d'amples consultations. Certes le système est lent, mais il l'est d'autant plus que nous sommes prisonniers de la tyrannie de l'urgence.

La démocratie zapatiste –son «autogouvernement»– n'est pas pure horizontalité, mais articulation entre horizontalité et verticalité comme l'indique leur slogan «commander en obéissant». Il faut admettre une fonction, non pas seulement de coordination des conseils, mais également d'animation et d'impulsion des initiatives. Le système mis en place par les zapatistes n'est pas fixe, il est en continuel renouvellement par le biais d'une forme de tâtonnement expérimental. Néanmoins, Jérôme Baschet prend soin dans son analyse de distinguer plusieurs formes d'autonomie. Celle des zapatistes ne se donne pas pour horizon un repli identitaire sur une essence indienne, mais s'inscrit dans un internationalisme qui reste à construire avec des mécanismes d'organisation supra-locaux.

En pensant une société post-capitaliste, l'auteur entend réhabiliter la place de l'imaginaire utopique. Mais plutôt que de penser au singulier, sous la forme de  l'Un, il s'agit de s'ouvrir à la pluralité des mondes possibles, au «pluniversalisme».

Il s'agit tout d'abord de s'atteler à une sortie de l'économie, c'est à dire à la fin d'une société dans laquelle l'économie a été désencastrée du social, en reconstruisant des modes déspécialisés  du produire, ainsi qu'une consommation qui rompe avec le gaspillage de masse. La désaliénation du temps suppose le passage d'une économie du travail à un âge du faire. Cette forme sociale implique ainsi une rupture avec l'individualisme libéral, une conception qui considère l'individu comme un atome social égoïste. Il s'agit de penser une individualité relationnelle caractérisée par l'entraide et la coopération.

L'auteur accorde un rôle central dans sa réflexion à la notion de «bien-vivre». En effet, cette notion, qui trouve son origine dans les mouvements indigénistes, doit être interprétée selon lui comme le passage d'une société qui accorde le primat à la quantification marchande à une société de la qualité de vie. Il s'agit en définitive de rompre fondamentalement avec une vision du monde qui s'est construite à l'époque moderne en Occident: le progrès, la rupture nature/culture, une nature humaine individualiste et utilitariste...

Une anarchie an-utopique?

Mais ce que développe Jérôme Baschet ne se situe pas pour lui dans la pure utopie car la domination du système capitaliste n'est pas totale. C'est pourquoi il s'agit de créer et de faire croître autant que possible des espaces libérés. Néanmoins, il ne s'agit pas selon lui d'en rester à une simple politique de la résistance. En effet, il existe une contradiction radicale auquel s'affronte tous les espaces autonomes : les ressources et les moyens de production sont «dans leurs mains à EUX et non dans les nôtres» (p.168). Il n'est donc pas possible de faire l'impasse sur la question de la réappropriation. En définitif, c'est dans la conjonction de trois facteurs que l'auteur perçoit la possibilité d'une transformation radicale: a) extension des espaces libérés b) aggravation de la crise structurelle du capitalisme c) réaction-insurrection de la Terre Mère face au productivisme. En définitive, cette transformation ne peut être le fait uniquement que des exploités, elle implique d'être menée au nom de «l'humanité et de sa réalisation effective» (p.182).
L'auteur plaide finalement pour la lutte contre un double fétichisme, non seulement celui de la marchandise, mais également de l'Etat.

L'ouvrage de Jérôme Baschet synthétise de manière claire un certain nombre d'analyses et de propositions. Le cœur de son propos se situe dans la continuité de la théorie critique de l'école de Francfort. On y note une proximité avec le courant de la critique de la valeur (Moiché Postone ou Anselm Jappe) ou avec la critique de l'aliénation temporelle décrite par Hartmut Rosa. C'est sans étonnement que l'on croise parmi ses références un autre fin connaisseur du mouvement zapatiste, John Holloway, dont Crack capitalism a été publié en 2012 en France.  Les réflexions de l'école de Francfort sur la domination de la raison instrumentale se prolongent, chez Jérôme Baschet, par une critique de l'anthropologie occidentale de l'homo économicus (thématique particulièrement explorée par Christian Laval qui co-dirige, avec Laurent Jeanpierre, la collection dans laquelle est publié l'ouvrage). De même, la critique du travail, et donc du productivisme, trouve un prolongement logique chez l'auteur vers des références liées à l'écologie politique : Ivan Illich, Serge Latouche... Le titre de l'ouvrage n'est d'ailleurs pas sans évoquer L'adieu au prolétariat d'André Gorz.

On peut néanmoins regretter, même si ce n'est pas la perspective de l'ouvrage, que celui-ci n'accorde pas une place plus grande à des discussions attendues au vu de ses positions. Par exemple, lorsque Jérôme Baschet évoque le «eux» qui détient les moyens de production, se trouve alors ouverte la question des rapports sociaux de classe. On aurait alors souhaité en savoir davantage sur la manière dont l'approche classiste peut s'articuler avec une théorie centrée sur la domination d'un système caractérisé par une rationalité abstraite qui semble aliéner toutes les couches de  la société. On aurait pu également attendre une discussion sur la portée critique ou non de la catégorie travail dans la mesure où celle-ci est utilisée comme outils de dénonciation par les théories féministes matérialistes ou encore les travaux sur les psychopathologies du travail. Enfin, l'ouvrage aurait pu ouvrir sans doute également une discussion fructueuse avec les traditions anarchistes quant à la critique de l'Etat et à la réflexion sur les institutions politiques alternatives qui peuvent lui être opposées.

Irène Pereira

NDLE: Une erreur s'était glissée et le nom de l'auteur avait été mal orthographié. Il s'agit bien de Jérôme Baschet. Toutes nos excuses et merci à ceux qui nous l'ont signalé.

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