Culture

Symboles du sang: Pour une redéfinition de la division sexuelle du travail

Le dernier livre d'Alain Testart, publié à titre posthume, nous permet de repenser la division sexuelle du travail en fonction d'un critère déterminant: le rôle symbolique du sang.

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L'amazone et la cuisinière: Anthropologie de la division sexuelle du travail Alain Testart

Non, les femmes ne se sont pas contentées de «garder les enfants, de tenir le ménage et de faire la cuisine» (p.9). Non, les femmes n’étaient pas les  seules à travailler dans la sphère domestique, les hommes y avaient aussi leur place. Non les femmes n’ont pas subi, avec la modernité, un changement structurel dans la répartition des tâches, du moins jusqu’à aujourd’hui.

C’est à ces préjugés historiques et anthropologiques qu’Alain Testart, ou plutôt feu Alain Testart – ancien ethnologue du Collège de France – s’attaque dans son livre : L’Amazone et la cuisinière.

La division sexuelle du travail

«Les femmes ont toujours travaillé» écrit-il au début de son livre (en reprenant les analyses de Sylvie Schweitzer), mais plus encore, elles ont toujours travaillé les mêmes matières. En s’appuyant sur l’enquête titanesque de G.P Murdock, Testart montre qu’il existe des constantes historiques et géographiques quant à la division sexuelle du travail. Le bois, le métal, la pierre et l’os sont quasi-exclusivement travaillés par les hommes alors que le filage, la poterie, le tissage et le travail des peaux sont des attributions féminines.  Mais la permanence ne se situe pas simplement au niveau de «la séparation des matières premières». Les deux activités que sont la chasse et la pêche semblent aussi appartenir au domaine masculin. Alain Testart ne se contente pas dans son ouvrage de remarquer cette permanence, ni même de prévoir une évolution future, il se demande pourquoi.

Pourquoi, tout d’abord, la chasse est-elle réservée aux hommes et la cueillette aux femmes? L’anthropologie sociale américaine a depuis longtemps tenté d’apporter une réponse : la thèse de la mobilité. Les femmes faisant des enfants, et devant allaiter, ne seraient pas assez mobiles pour pouvoir chasser le gibier. Cette thèse peut-être définie comme naturaliste, car elle explique un fait social par des données tenant à la physiologie. De plus, elle est rationaliste en postulant qu’il existe de bonnes raisons que les femmes n’aillent pas à la chasse. Selon l’auteur, cette approche rencontre plusieurs écueils. Pourquoi les femmes ne pourraient pas, après la période de l’allaitement, partir à la chasse? De plus, la chasse n’est pas toujours mobile. Testart rappelle que la pratique de la chasse inuite en Arctique est parfaitement immobile. Enfin, il existe certains cas de chasse féminine : en été les Inuites chassent le phoque, les femmes aborigènes, elles,  chassent le petit gibier en Australie…

Hémoglobine : le tabou

Tentons alors d’explorer une autre piste de réflexion, la thèse sociétale. Si la nature ne connait pas d’interdit mais simplement des impossibilités, les sociétés humaines, elles, fixent des interdits. C’est donc que les différentes sociétés ont interdits aux femmes de chasser. Toutefois, une exploration détaillée de l'activité des sociétés traditionnelles montre que la femme peut être présente durant la chasse. Il faut donc affiner l'explication. Selon l'auteur, c’est l’accès aux armes que la femme se voit prohibé.  Testart avance ici une explication qui pourrait paraitre étonnante : seules les armes qui font couler le sang des animaux sont prohibées. « Le sang est un motif déterminant » (p.26) selon Testart. Il rappelle que les menstruations sont souvent symboles dans les sociétés traditionnelles, de malédictions, et que le lien entre le sang et la femme est une nuisance pour la réussite d’une chasse. Ainsi, en Amérique du Sud, lorsqu’un homme a des rapports avec une femme pendant ses règles, celui-ci devient indolent à la chasse : «Tout se passe donc comme si la femme ne pouvait mettre en jeu le sang des animaux, alors qu’il est question, en elle, de son propre sang » (p.28).

L’intérêt du livre de Testart est de montrer les constantes de ces explications. On voit ici l’intérêt de l’introduction d’une méthode comparative en anthropologie. En effet, ces explications permettent aussi de penser la division sexuelle du travail dans la société française. Il cite, à propos, une enquête d’ethnographie réalisée dans les années 1990 auprès de chasseurs qui répugnent à admettre une femme parmi eux : «Alors si la femme avait ses règles, c’était vraiment foutu, fallait foutre la casserole à la poubelle! Mais c’est des bêtises, entre nous […] Mais c’est pour souligner tout le cérémonial, enfin l’histoire qui entourait la fabrication de ça, même si ça ne correspondait à rien, c’était surement transmis et puis ma foi, chacun respectait les règles, même si c’était des règles idiotes!» (p.35). Si l’on considère aussi les métiers de la boucherie, où, dans un grand nombre de cas, la femme tient la caisse, tandis que l’homme découpe la viande; ou bien la fête du cochon dans les milieux ruraux, où l’homme égorge le cochon et la femme récolte le sang, nous pouvons avec Alain Testart, affirmer que si les femmes ne sont pas exclues des lieux où coule le sang, elles ne peuvent pas le faire couler elles-mêmes.

Testart force encore le trait en étudiant le rapport de la femme à la religion catholique qui accepte le dogme de la transsubstantiation (c’est-à-dire le fait que le vin de la coupe est réellement le sang du Christ). L’anthropologue explique que l’impossibilité pour une femme de devenir « prêtresse « dans la religion catholique réside encore et toujours dans cet interdit symbolique et social qui veut que la femme se voit interdire «toute tache technique évoquant trop fortement le corps féminin dans ses dérèglements» (p.63). Et Testart de confirmer son hypothèse (déjà bien étudié dans son ouvrage Les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs) en citant bien de nombreuses autres activités, où la distinction pourrait s'appliquer (la sidérurgie,  la vinification, le suicide…).

Alain Testart livre, à titre posthume, un condensé de ses thèses sur la division sexuelle du travail. Il parvient à mettre en évidence le rôle symbolique que l’on accorde au sang, et permet, à partir de ce travail, de tirer les conclusions d’une «sociologie générale». Toutefois, nous pouvons regretter qu’une confiance trop importante dans les structures «techno-économiques», importée d’un matérialisme marxiste, aveugle l’anthropologue sur les changements opérés dans l’histoire quant à la condition des femmes.

Ces remarques mises à part, il faut voir dans ce livre un testament, ou plutôt une ouverture, dans la pensée de celui qui, pendant près de 35 ans, s’est efforcé de donner à l’anthropologie une nouvelle orientation, conservant une indépendance d’esprit et une honnêteté intellectuelle qui lui étaient propres.

Valentin Schmite

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