Culture

Ceuta, doux voyage

«Ceuta, douce prison», documentaire sur l'enclave espagnole où s'entassent les migrants en quête d'Europe, sort en salles ce mercredi. Coauteur du film, notre collaborateur Loïc H. Rechi nous raconte les rencontres et les surprises qu'il lui a values depuis quatre ans.

«Ceuta, douce prison» (Zaradoc Films)
«Ceuta, douce prison» (Zaradoc Films)

Temps de lecture: 9 minutes

Il y a quelques semaines, à l'occasion d'une avant-première de Ceuta, douce prison en Bretagne —à Gourin, pour être tout à fait exact—, il m'est arrivé un truc assez improbable.

Je me rendais au cinéma qui organisait la séance ce soir-là. A aucun moment, je n'avais pensé que j'allais me retrouver nez-à-nez avec Masango, un Camerounais que nous avions vu à peu près tous les jours avec Jonathan Millet lors du tournage de notre documentaire à Ceuta, deux ans et des brouettes plus tôt.

Oh, ce n'était pas la première fois que je revoyais des migrants de Ceuta. Simon et Guy, deux des «personnages» du film, sont devenus de véritables amis. L'un et l'autre nous accompagnent régulièrement sur des projections pour participer aux séances d'échanges et débats qui rythment la vie du film depuis qu'il a été montré pour la première fois, il y a un peu plus d'un an.

De la même façon, il ne se passe pas un jour sans que l'un des lascars que nous avons côtoyé à Ceuta ne vienne prendre des nouvelles sur Facebook. Les mecs ont toujours été des malades de réseaux sociaux de toute façon.

À l'époque du tournage, nous nous étions d'ailleurs rendus compte qu'il régnait un véritable business à l'intérieur du CETI, le centre temporaire où sont placés les migrants lors qu'ils parviennent à rentrer dans cette enclave de Ceuta. Quelques-uns se démerdaient pour se faire envoyer un peu de fric du pays par la famille ou les amis. Suffisamment, en fait, pour acheter des petits netbooks et des clés 3G.

À toute heure du jour et de la nuit, à l'intérieur du centre, leurs petites bécanes frêles tournaient sans relâche et les clients se succédaient, à raison d'un ou deux euros l'heure de connexion. Forcément, avec mille migrants dans le centre et seulement quelques petits malins à avoir les moyens d'opérer un négoce de ce type, l'affaire ne pouvait que tourner.

Au-delà de la chose numérique, il m'arrive régulièrement, en traversant le croisement de la rue du Château d'Eau et du boulevard de Strasbourg à Paris, de reconnaître un visage familier parmi la faune parfois bien alcoolisée des rabatteurs des salons de coiffure afros. On n'oublie jamais ces regards que l'on a croisés chaque jour, pendant deux mois, à un endroit ou l'autre de ce drôle de bout d'Europe sur le continent africain qu'est Ceuta.

Bleus de la mer et du ciel

Mais c'est la probabilité proche du néant de revoir Masango ou un autre à Gourin qui m'a franchement fait débloquer. Gourin, pour se figurer un peu, est une petite ville de quatre mille habitants, quelque part dans le Morbihan, à l'endroit le plus enclavé de la Bretagne. Une bourgade essentiellement réputée pour sa réplique de la statue de la Liberté —hommage à tous les Gourinois qui ont migré vers le nouveau continent au XXe siècle— et le Starman, la boîte gay du coin, connu à travers toute la Bretagne et dans les milieux autorisés de tout le territoire national comme lieu de tous les possibles et pour la Gay Pride que ses propriétaires organisent chaque année. Un événement qui, j'imagine, tranche assez avec la quiétude du lieu un soir de janvier, et qui vaut à la ville une place particulière dans le cœur de bataillons d'homosexuels métropolitains qui voient là l'occasion de s'offrir un bol d'air bucolique une fois par an.

Dès lors, vous conviendrez que mon étonnement à l'idée de retrouver un des «aventuriers» de Ceuta à Gourin était largement justifié. Et puis, c'était d'autant plus marrant de le revoir dans ce cadre que Masango nous aurait bien pété la tête, un jour où nous tournions une scène sur une digue d'énormes pierres qui surplombe la mer Méditerranée, qui a d'ailleurs fini sur l'affiche du film.

Il était là, en contrebas du monticule de pierres, accroupi sur un rocher, avec un fil de pêche et un peu de pain rassis pour seules armes, transi par l'envie de manger un truc qui serait un peu moins dégueu que la bouffe de cantoche qu'on leur servait quotidiennement au CETI. Nous avions décidé, avec Jonathan, un peu mécaniquement, de faire quelques images, sans lui demander mais sans se cacher non plus, simplement parce que, comme toujours, les bleus de la mer et du ciel se télescopaient dans une explosion de couleurs vives incroyables, qui finissaient toujours par vous filer mal au crâne au fur et à mesure que le soleil montait et redescendait, tellement l'alliance des couleurs et de la chaleur se faisaient intense.

Ce «moment», nous avions simplement décidé de le capturer, sans volonté particulière, sans même savoir si nous l'utiliserions ou pas —il faut savoir que nous sommes revenus avec cinquante-cinq heures de rushes, pour un film qui fait quatre-vingt dix minutes—, mais nous l'avions filmé. Sentant la caméra dans son dos, Masango avait fini par se retourner, furibard:

«Je ne veux pas être filmé. Je vous l'avais déjà dit l'autre jour. Vous ne me filmez pas.»

Portes-étendards

À vrai dire, nous n'avons jamais été dans une démarche de filmer qui que ce soit sans son consentement. D'ailleurs, nous avions passé énormément de temps sans filmer justement, à choisir qui seraient nos personnages, à sélectionner ceux qui, d'une certaine façon, porteraient le lourd fardeau de devenir les portes-étendards de la condition de centaines de migrants qui étaient là, mais aussi les représentants moraux de ceux qui étaient passés avant eux et qui passeraient après eux. 

Oh, il est bien arrivé que certains se retrouvent dans le cadre de la caméra sans le vouloir, viennent s'en plaindre après, mais à une rare exception près, personne ne s'était jamais plaint de la présence de cette caméra qui avait littéralement hanté les moindres recoins habités par les migrants à Ceuta. Et par la force de cette engueulade, Masango était donc devenu un type parfaitement identifié.

Quant à la raison profonde de son courroux, il n'avait même pas eu besoin de l'expliquer. Une fois débarqués à Ceuta, quand ils appellent les gens restés au pays, à part peut-être le tout premier cercle de la famille, les aventuriers font comme s'ils étaient déjà en Europe, parfaitement installés. Pas dans cette petite Europe au rabais, cette petite Europe estropiée de sa libre circulation des individus. 

Soyons sérieux deux minutes. L'Europe hors Schengen, sans déconner, est-ce que l'on peut franchement appeler ça l'Europe? Pas en tout cas du point de vue d'un mec qui a quitté son pays pour «relever sa famille», comme ils disent, et qui se retrouve enfermé dans une enclave qui fait office de centre de rétention à ciel ouvert, qui fait office de douce prison, eût égard aux conditions climatiques locales. 

Alors, histoire de ne pas perdre la face, on fait comme si. Comme si l'on avait réussi. Comme si l'on était pas dans la pire situation qui soit, sans savoir combien de temps l'on va rester dans Ceuta, sans savoir si ça va être six mois, un an, deux, trois, quatre, cinq peut-être, à la merci de la décision administrative d'un type dans un bureau à Madrid qui peut vous envoyer dans un centre de rétention —un vrai cette fois, avec en plus le risque du retour à la maison par charter— à Algésiras, juste en face, en «Grande Espagne», à dix-huit kilomètres à vol d'oiseau. 

Et puis, avec un peu de chance, on peut aussi vous filer un «laissez-passer», graal ultime du migrant à Ceuta. Maigre consolation quand on connaît ce qui attend un sans-papiers en Europe, si ce n'est que ce truc n'a aucune autre valeur que de les renvoyer à leur condition de clando, mais voilà qui a le mérite de laisser l'étape Ceuta derrière vous.

Se faire voir au pays

Bref, autant vous dire que Masango, avec sa paire de tongs déglinguées, son jogging relevé au-dessus des genoux et son pauvre fil de pêche, sans canne, ce n'était pas exactement comme ça qu'il avait envie qu'on le voie au pays; d'autant plus quand il se prenait probablement la tête à gratter un ou deux euros en ville à faire semblant de garer des bagnoles pour pouvoir se payer une heure d'Internet dans le centre, heure passée à uploader des photos le mettant en valeur dans le centre-ville de Ceuta, à cinq kilomètres à pied, avec ses meilleurs fringues. Masango devant le McDo, Masango endimanché devant l'église, Masango devant un bar, avec des Espagnol(e)s, Masango avec une bouteille d'alcool, Masango devant une grosse voiture de sport, tout ce qui en définitive vous définit comme un individu en passe de triompher sur le sort que vous avez décidé de vous infliger. 

Que Masango me pardonne d'ailleurs, je ne l'avais pas en ami sur le réseau social de Zuckerberg avant cette rencontre fortuite et je lui fais finalement endosser un costume de migrant vite découpé, vite taillé, vite vendu. Mais comme je le racontais plus tôt, après le tournage, je suis resté en contact avec bien des Masango et la réalité est celle-là, celle de types qui savent tirer profit du narcissisme inhérent aux réseaux sociaux aussi bien que vous et moi. 

D'ailleurs, en sortant de cette avant-première à Gourin, Masango m'a dit un truc qui m'a vachement touché. Il ne m'a dit qu'il avait aimé le film. Il m'a simplement dit avec son gros accent cam' qu'il n'a pas perdu:

«Meeeeerde, je regrette de ne pas vous avoir laissé me filmer. Bien sûr, on ne pouvait pas savoir, mais je regrette.»

Et c'est là une des vraies réussites de ce film, ou plus exactement, ce qui nous rend le plus fiers au monde avec Jonathan, indépendamment du fait que ce documentaire a déjà vécu une vie exceptionnelle dans des festivals au quatre coins du globe et que de le voir sortir en salles de manière nationale paraissait tellement inespéré que nous n'en avions même pas rêvé.

Fierté des migrants

À quoi bon d'ailleurs? Ce film, nous l'avons toujours imaginé comme un objet de cinéma. Un film sans voix off, sans regards des personnages vers la caméra, sans grands discours, sans morale, juste une volonté pétrie pendant des mois et des mois de donner un visage et une voix à ceux qui sont généralement rendus à l'état de flux impalpables.

Et surtout, ce film, nous l'avons conçu comme un support de dialogue qui permettrait à l'issue de chaque projection de passer une heure ou deux avec les spectateurs à raconter ce dont nous avions été les témoins, à répondre aux questions que suscitent forcément la machine à broyer du clando que sont les nouveaux murs européens. Ce qui est absolument génial, c'est que le résultat a toujours été loué par les migrants, qu'il est devenu à son tour une marque extérieure de réussite pour ceux qui nous ont fait confiance et nous ont laissé les suivre seize heures par jour.

Un des souvenirs les plus drôles de l'année qui vient de s'écouler reste sans doute la fois où Simon, l'un des personnages principaux, a posté des photos d'une projection sur Facebook. Ce couillon racontait des âneries en commentaires à ses potes restés au Cameroun. Il leur disait qu'il y avait cinq cents personnes dans la salle, que le ticket d'entrée était à vingt euros. Il fallait évidemment diviser ces deux informations respectivement par quatre. 

Mais cette tendance à l'hyperbole ne disait jamais que l'immense sentiment d'accomplissement d'un petit gars qui avait traversé le Cameroun, le Nigeria, le Niger, mille kilomètres de Sahara dans un camion bondé d'êtres humains à la merci de passeurs sans scrupule qui vous laissent crever si vous tombez de l'engin. Qui avait dû vivre caché, évitant soigneusement les policiers et les militaires algériens et marocains, tout en travaillant pour financer la suite de son voyage en s'accommodant de petits boulots ingrats et éreintants. Et qui, encore après ça, avait dû se planquer en forêt et se nourrir en faisant les poubelles de villages marocains aux alentours de Ceuta, avant enfin de risquer une nouvelle fois sa vie en s'embarquant sur un bateau gonflable conçu pour deux ou trois gosses, en compagnie d'une brochette de huit autres mecs bien costauds —sans savoir nager, cela va de soi.

Un film qui n'aurait jamais dû sortir en salles

Et la fierté qui est la sienne est également la nôtre. Ce film qui n'aurait «jamais dû sortir en salles», comme l'avait écrit un jour quelqu'un —sans volonté de nuire hein, juste comme une assertion qui avait 99,9% d'être avérée—, trouvera donc sa place dans le circuit traditionnel, quatre ans après notre première visite à Ceuta, en mars 2010. Et au-delà du sujet qu'il aborde et de la manière dont ses personnages ne peuvent que vous redonner foi en l'humanité, c'est sa genèse qui porte en elle un message encourageant pour quiconque veut se lancer dans un projet un peu pharaonique, qu'il soit cinématographique ou pas. 

Si Ceuta, douce prison sort en salles, c'est avant tout parce que des amis et des inconnus venus de l'Internet y ont cru et nous ont donné un peu d'argent sur une plateforme de financement participatif, parce qu'un mécène qui n'a jamais rien demandé en retour a signé un joli chèque, parce qu'une boite de production, Zaradoc, a accepté de nous suivre, de nous soutenir financièrement et de nous faire confiance, parce que des gens ont accepté de prendre sur eux et de passer de longs mois à monter, à mixer, à composer la bande-son et à étalonner à des prix qui ne devraient pas exister. 

Enfin, si ce film sort en salles, c'est aussi parce que nous avons eues des accointances dans la presse à un moment donné et que, quoi que l'on en dise, ce sont des choses qui aident. Et puis, pour en terminer, si ce film sort aujourd'hui, c'est parce qu'une jeune société de distribution, Docks 66, a tenté un pari complétement fou en se lançant dans un travail d'une abnégation rare dont le résultat est finalement le pourquoi de ce texte. 

Faire ce film avec Jonathan nous aura empli de joie à tous les instants et nous aura indéniablement fait grandir. Désormais, c'est à vous de vous nourrir de toute cette énergie qui ne peut décemment pas vous faire de mal.

Loïc H. Rechi

Ceuta, douce prison, de Jonathan Millet et Loïc H. Rechi. Durée: 1h30. En salles le mercredi 29 janvier 2014.

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